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Full text of "Réfutation de l'éclectisme: où se trouve exposée la vraie définition de la ..."

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RÉFUTATION 



DB 



L'ECLECTISME. 



A^'àV 



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PARIS. — IMPRIMERIE DE B0DRG06NE ET MARTINET, 

Bac Jaeob, 80. 



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REFUTATION 



DR 



LECLECTISME 

06 » TIOOTK KXrOtBK 

LA VRAIE DÉFINITION D£ LA PHILOSOPHIE, 

BT on l'oV SSPLfQOB 

Ll MHS, LA tOITI, ET L*IIICB aIHUIMT 

DES DIVERS PHILOSOPHES DEPUIS DBSGARTES, 

PAR 

rzBKaa kbroux. 



Temariiu assignat animam tribus suis 
partibus absolutam : quaram prima est 
ratio, quam Aoyivrcx^y appeUaut; se- 
cunda animotitat^ quam Ovpux^v vocaut; 
tertla cupidiias , qus /irt6vfiv|Ttx^y nun- 
capatur. 

Macrobi, Sotnn, Scipion. 
Mb. I, cap. Ti. 



<:^(o\L''î'î';T^\ 




IrAtlliS» * ..... 

LIBRAIRIE DE CHARLES CfOàSELÎyj! 

9, BUE SAINT-GEBMAIN-DBSoPBfiS? '>:*•* .* •*• ' •* '' 

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M DCGG XXXIX. 

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PRÉFACE. 



Ce volume est la réimpression pure et simple de rarliclc 
Éclectisme qui a paru l'année dernière dans VEncyclopédie 
Nouvelle. Seulement ici nous avons joint à cet écrit, en 
forme d'appendice , deux articles sur le même sujet publiés 
en 4853 dans la Revue Encyclopédique, Ces morceaux nous 
ont paru se compléter, et former, réunis , un examen critique 
très suffisant de ce que Ton a nommé l'éclectisme. 

Peut-être même trouvera-t-on que cet examen est plus que 
soifisant , c'est-à-dire que nous avons attaché trop d'impor- 
tance à l'éclectisme, et employé trop de temps à le réfuter. Un 
volume, dira-t-on, pour répondre à des erreurs ! Mais qu'on 
veuille bien considérer que ces erreurs sont toute la philoso- 
phie que Ton enseigne depuis quinze ans à nos enfants, et que 
non seulement nos enfants, mais le public lui-même , sont 
depuis quinze ans victimes de cette fausse philosophie. Si peu 
d'hommes ont le loisir ou prennent la peine d'examiner les 

a, 

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VI PRÉFACE. 

problèmes philosophiques, qu'on s^en remet facilement sur ce 
sujet , le plus important néanmoins pour TËtat et pour les 
particuliers, à ceux qui sont officiellement chargés de professer 
sur ces matières. Or si ces philosophes accrédités et investis 
d'une certaine autorité dans TEtat n'ont pour toute philoso- 
phie , sous les grands mots dont ils s'abritent , qu'un déplo- 
rable pyrrhonisme, voyez quel dommage en résulte! Bacon 
disait du scepticisme : Le sceptique ôte à notre âme toutes ses 
forces, et le vrai philosophe lui en rend Vusage.YoWk le tort 
que, suivant nous, l'éclectisme fait à la France : il enchaîne les 
esprits, il ôte à l'intelligence ses forces, comme dit Bacon ; il 
empêche tout sentiment religieux , social , patriotique , de ger- 
mer et de croître ; il jette dans la société et dans le gouverne- 
ment de la société non pas seulement de la léthargie et une 
lâche torpeur, mais le principe de la démoralisation et de la 
corruption. £n sorte que nous dirions volontiers de l'éclec- 
tisme ce que Bacon disait encore du scepticisme : La patrie 
et l'humanité réclament contre cette philosophie oiseuse. 

Au surplus nous nous sommes déjà expliqué sur les raisons 
qui nous ont fait entreprendre cette réfutation de l'éclectisme. 
Qu'on nous permette de répéter ici le préambule dont nous 
avions fait précéder l'article de V Encyclopédie: 

« Du moment où nous abordions ce sujet, nous deviong 

» nous eiq>liquer franchepient et complètement. Nous l'avons 
» fait, mais nous avons hésité long-temps. Il nous a fallu con- 
» sidérer comme un devoir rigoureux l'obligation de combat- 
» tre , aussi énergiquemeut qu'il était en nous, et l'éclectisme 
» et rinveoteur de l'éclectisme. 

» Notre Encyclopédie n'est pas , de sa nature, consacrée à 
» la polémique. Noos cherchons à établir plutôt qu'à renver- 
» ser, persuadés qu'une vérité solidement établie suffit pour 
» faire crouler à la longue une multitude d'erreurs. A plus 

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PREFACE* VU 

» forte raison évitona^QOs en général la polémique contre les 
• hommes. Occ^y^ de la recherclie de la vérité, les qa^stions 
» de personnes ne nous intéressent guère. Nous nous disions 
a» donc : A quoi bon , dans un Uvre de la nature de celui-ci , 
9 introduire une telle discussion, qui semblera à bien des gens 
dirigée principalement coptre un homme et contre Topinion 
» d'un iKunme ? Mais nous nous sommes dit aussi : il est trop 
n vrai que , par un certain concours de circonstances , l*ab- 
» sence et la négation de toute philosophie a pris aujour- 
>f d'hui la place de la philosophie sous le nom d'éclectisme , 
» et que Taildililissement ou plutôt la destruetion de. toute 
M conviction sincère et généreuse est la suite de cette usur^ 
» pation. Et nous avons écrite 

» Comme ces plantes parantes qui ne Jettent pas dans la 
» terre de racines, mais qui s'élèvent en grimpant après 
n Tarbre dont elles vivent , et en s*y cramponnant depuis le 
» tronc jusqu'aux derniers branchages, le sophisme qoe nous 
» combattons 8*est cramponné à Tarbre entier de la philoso' 
» phie depuis la base jusqu'au sommet De là retendue oblî' 
» gée de notre réfutation. 

N Après tout , nous croyons que cette polémîqtte ne sera 
I) pas sans fruit. Renverser Terreur, c'est , jusqu'à un certain 
» point, établir la vérité. Car en vertu de quoi renverse-t-on 
n Terreur, sinon en vertu d'une intuition i^kis ou moins claire 
» de la vérité? Nous n'aurons pas combattu Tédectisme sans 
» poser en même temps plusieurs vérités utiles. 

» Qu'on veuille bien considérer d'ailleurs que l'histoire 
1» entière de la philosophie est pleine de polémiques. Il est 
n impossible de travailler à l'édification des doctrines que 
n l'on croit vraies sans sentir le besoin d'anéantir ceHes que 
» l'on croit fausses. Il y a des opinions qui ont aocoiiq>li leur 
» œuvre , et avec lesquelles il est temps d'en finir. Les er- 
I) reurs gênent les vérités, et les empêchent de se rapprocher. 



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vni raéFACF. 

» de se condenser, de triompher, VoUà pourquoi ceux qui 
» sont le plus occupés d'élaborer leurs propres idées et de 
w rassembler toutes leurs forces pour arriver à l'établisse- 
» ment systématique des vérités qu'ils possèdent déjà on 
» qu'ils entrevoient, sont cependant forcés quelquefois de 
» se détourner de ce travail intérieur, pour critiquer les au- 
» très. Il en a toujours été ainsi dans la religion et dans la 
» philosophie ; et c'est bien à tort qu^on a quelquefois at- 
n tribué à de misérables passions, ou regardé conmie vaines, 
» toutes les utiles et nobles polémiques dont tous les siècles 
» nous ont légué des exemples. Il serait bien plus vrai de 
n reconnaître que si Dieu a livré le monde aux controverses 
» des hommes , comme dit TEcriture juive , c'est qu'il a 
» voulu faire avancer l'humanité par le moyen même de ces 
» controverses. » 

Ge serait peut-être ici le lieu de montrer qu'en effet nous 
avons établi dans ce livre un certain nombre de vérités 
neuves et utiles* Mais si nous avons clairement exposé nos 
pensées, le lecteur saura bien de lui-même remarquer ce 
^e BOUS pouvons avoir dit de bon , et recueillir ce qui 
méritera la peine d'être recueilli. 

Toutefois, si Ton désirait avoir, dans un résumé concis et 
sans explication, le ncBud des idées au moyen desquelles nous 
avons combattu l'éclectisme et l'avons poursuivi jusque dans 
ses derniers retrandiements, nou» commencerions par dire 
que c'est la Doctrirb du progrès et de la perfectibilité, 
la Doctrine de l'idéal, qui nous a constamment inspiré, et 
que si , dans cette espèce de combat , nous avons Tavantagie 
sur nos adversaires, c'est à cette Doctrine, qui n'est pas de 
BOUS , mais qui nous a été enseignée et transmise ( i } , et qui 

(i) Nous rroyons avoir démontré solidcmeut ailleurs qiie le dijc" 
' uitième siècle nVsl pas venu aboutir à un pur çriticîr^me , à une 

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PRÉFACE. IX 

nous apparaît aajourd^hui comme sortant de l'humanité tout 
entière, que nous rapportons l'honneur de cette victoire. Nous 
dirions ensuite que l'ensemble d'idées dogmatiques, formant 
une sorte à* anti-éclectisme ou d^antidote à l'éclectisme, ré- 
pandues dans le cours de cette réfutation , peut se résumer 
sous trois chefs principaux , savoir : 

4» La notion que nous donnons de la philosophie; 

2** Le sens et le but final que nous attribuons aux diverses 
philosophies qui se sont succédé depuis Descartes ; 

5® La formule psychologique où nous paraissent avoir 
abouti ces diverses philosophies. 

C'est sur ces trois points que le lecteur aura à se décider 
entre nous et les éclectiques. 

Premièrement , sommes-nous dans le vrai ou sommes-nous 
dans l'erreur en prétendant , comme nous l'avons soutenu 
dans cet écrit , que la philosophie et la religion sont au fond 
une seule et même chose ? Sommes-nous dans le vrai ou som- 
mes-nous dans Terreur, en prétendant , comme nous Favons 
également soutenu , que tout l'atelier de la science humaine, 
divisé en apparence en une multitude de sectes hostiles les 
unes aux autres , n'a travaillé avec celte désunion que pour 
préparer providentiellement la communion de l'avenir ; que 
tous ces grands esprits du passé, si nous savons les comprendre, 
au lieu de se nier et de se détruire, se prêtent un mutuel ap- 

pure négation , mais qu'il s'est résumé dans une doctrine positive et 
virtuellement organique , la Doctrine de la perfectibilité. Les bases 
de cette doctrine avaient été largement jetées en France dès le com- 
mencement du dix-huitième siècle. A la fin de ce siècle , Turgot et 
Gondorcet en furent les principaux formuiateurs. Dans ces derniers 
temps , Saint-Simon fit , au nom de cette doctrine , appel à l'avenir. 
EUi tant que nous appartenons à une école , nous sommes de cette 
école; car c'est par elle que nous avons été éclairé , et que nous 
sommes venu à la philosophie. 

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X PREFACE. 

pui, et qu'une génération prochaine saura itoir la lumière, 
rbarmonie et Tunité dans le chaos qui compose aujourd'hui 
la tradition philosophique du genre humain ? ( Voy. De 
VEclectime , K* part. , § ï à VIH. ) 

Nous croyons fermement que nous ne sommes pas dans une 
fausse voie, lorsque nous essayons ainsi de sceUer Talliance de 
la religion et de la philosophie. Quelle absurdité, en effet, d'es- 
timer la philosophie comme la science par excellence , la règle 
de nos pensées et par conséquent de notre moralité et de nos 
actions, et néanmoins d'exclure delà philosophie tous les 
grands hommes religieux, de tenir, par exemple, Jésus, 
S. Paul, et tous les Pères du Christianisme , ces grands lé- 
gislateurs, pour indignes de figurer au rang des philosophes ! 
Une plus étrange absurdité encore, s'il est possible, c'est de 
vénérer, et même, comme font les Catholiques, éi'adorer ces 
mômes hommes à titre de messies ou de saints, et pourtant , 
en n'osant pas discuter avec eux , de les exclure par là même 
du rang de penseurs, et d'avoir à part de leur Bévélation , et 
comme en cachette , un ordre de pensée tout<Mait distinct 
aujourd'hui sous le nom de philosophie. L'avenir, selon uons, 
aura peine à croire à ce mélange d'idolâtrie et d'injustice à la 
fois envers les anciens maîtres de la religion, qui n'atteste que 
l'aveuglement dans tous les sens. 

Combien prouve, au reste, en faveur de notre (^iition» 
cette discordance si prononcée au sujet des mêmes hommes, 
que les uns font trop grands pour être des philosophes, et les 
autres trop petits I Quelle étrange fortune que celle de ces 
messies et de ces saints 1 Leurs dévots les adorent, mais ne 
dirait-on pas qu'en même temps ils les méprisent, puisqu'ils 
vont chercher leur science ailleurs? Les philosophes ont pris 
le parti de mépriser tout-à-fait ce qu'ils ne savaient comment 
adorer et mépriser tout ensemble. Ainsi les uns ont fait des 
anciens maîtres de la religion des espèces de momies envelop- 

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PRÉFACE. XI 

pées de baAdelettes , devant lesqtteHes ils se pros^enlent sans 
beancoup de profit. Les autres ne volent là que des cadavres , 
et en ont une sorte de dégoût et d^horreur, comme on a de 
cadavires. IdolatHe d'un côté , irréligion de Tautrc , voilà la 
conséquence, la négation du progrès religieux par les uns a 
amené Tirréligion chez les autres. Elever la religion dans une 
sptière febuleuse aunlessus de l'homme et de la terre , revient 
à enlever fô religion de la terre. En séparant , comme n'ayant 
dans leur essence aucun rappdtt, la religion et la philosophie, 
en ne voulant reconnaître par conséquent qu'une philosophie 
corollaire pour ainsi dire de la religion une fois faite, c'est-à- 
dire en défendant à la raison humaine et au sentiment humain 
de dépasser les bornes atteintes à un certain moment , le Ca- 
tholicisme a forcé Tesprithumain de proclamer provisoirement 
le divorce absolu de la religion et de la philosophie. Ainsi les 
uns, en niant le progrèê religieux, ont précipité fatdement 
les autres dans la même erreur, en leur faisant rejeter indis- 
tinctement tout le passé religieux comme au-dessous de la 
raison humaincVoilà eh effet où nous en sommes aujourd'hui ; 
les philosophes depuis deux siècles ont tendu , les uns ouver- 
tement , les autres secrètement, à ce divorce dont nous par- 
lons entre la philosophie et la religion , à cette séparation en 
deux domaines essentiellement divers. C'est qu'ils voulaient 
être Iftres , sentant que Dieu lui-même demandait et attendait 
d'eux un progrès nouveau , et qu'ils ne l'eussent pas été , s'ils 
n'eussent pas d'abord répudié l'héritage de l'humanité anté- 
rieure. Mais le moment est venu, nous le croyons , d'adopter 
une autre marche , et de continuer le mouvement de nos pré- 
décesseurs sans le copier servilement. La philosophie aujour- 
d'hui est assez forte pour ne pas redouter d'être écrasée dans 
son berceau. L'avenir, donc, nousTaifirmons, reviendra sur 
cette séparation qui mettait Dieu d'un côté , l'homme de 
l'autre, conime si la vie n'était pas une union continuelle de 

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XII PREFACE. 

Diea et de l^bomme , comme si nous pensions sans Taide de 
TEtre universel , et comme si , d'un autre côté , Dieu , à cer- 
tains moments , intervenait dans 1 humanité sans l'homme. 
L^avenir unira de nouveau ce qui a été absurdement séparé , 
la religion et la philosophie. Au nom même de la philosophie « 
il acceptera l'héritage de Thumanité antérieure ; et , scrutant 
et s'assimilant , pour les transformer, ces hommes et ces doc- 
trines si servilement idolâtrés des uns, si dédaignés des autres, 
il prononcera en dernier ressort qu'hommes et doctrines ne 
méritaient 

Ni cet excès d'honneur ni cette indignité. 

Suivant nous, donc, la religion et la philosophie, loin d'être 
essentiellement diverses et de sortir de facultés différentes de 
notre nature, comme Ta imaginé dans ces derniers temps 
Hegel, à qui nos éclectiques ont emprunté cette distinction, la 
religion et la philosophie, dis-je, sont identiques. Seulement, 
en vertu de causes que j'ai expliquées , les philosophes, sui- 
vant les époques , font ou défont les religions ; mais ils ne les 
défont , quand cela arrive, que dans la vue, pressentie ou non 
par eux , mais toujours providentielle , d'une synthèse ou 
religion nouvelle qui se fera plus tard. 

Secondement , une autre idée qui , au surplus , se rapporte 
à la première , au point de n'en être pour ainsi dire qu'unç 
moindre suite et un développement , c'est que tout le travail 
philosophique depuis Descartes a également son unité, son 
ordre , son harmonie , sous le voile apparent du désordre , de 
la désharmonie , et de la confusion. Suivant nous , en effet « 
tout le travail philosophique depuis Descartes avait pour but 
final et providentiel d'établir solidement la grande vérité psy- 
chologique qui, en nous faisant connaître et toucher pour 
ainsi dire du doigt la Trinité de l'âme humaine, nous rend sûrs 

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PRÉFACE. ^III 

de la réalité subjective de notre être , et nous assure par con- 
séquent de notre immortalité, en même temps qu*elle nous 
initie par là à la formule même de la vie , et nous ramène à 
Dieu. (Voy. De l'Eclectisme, 2« part., § XÏII.) 

Voilà donc trois points qui s'enchaînent et qui forment un 
cercle dont on ne peut sortir. Premier point : la philosophie 
et la religion sont identiques dans leur essence. Donc la phi- 
losophie , quand elle s'appelle philosophie indépendaute , et 
qu'elle se sépare de la religion , aspire à devenir religion. 
Donc {deuxième point) la philosophie moderne doit devenir 
religion. Elle le doit , ou Thumanité serait destinée à périr ; 
car rhumanité sans la religion , c'est la dissolution , c'est le 
néant, c'est la mort. Elle le peut {troisième point); car s'étant 
séparée de la vieille religion , et ayant délaissé d'abord toute 
autre recherche pour se concentrer uniquement dans le pro- 
blème psychologique , la voilà pourtant arrivée à une solution 
psychologique qui la ramène à la religion, et la rend l'arbitre 
de la religion. 

Voflà, je le répète, trois propositions liées i&dissoluble- 
ment, et si indissolublement en effet qu'une seule suffit à 
démontrer les deux autres. De l'une on arrive aux deux autres 
par un lien nécessaire; elles sont si directement juxta-posées, 
pour ainsi dire , qu'elles sont inséparables. La première , 
d'abord , implique les deux autres ; en effet : 

40 Si la philosophie et la religion sont identiques dans leur 
essence , la philosophie moderne , qui a proclamé son indé- 
pendance de la Révélation , doit de toute nécessité devenir 
religion. 

20 Si la religion dans son essence est identique à la philo- 
sophie , le fond métaphysique des anciennes religions , et du 
Christianisme en particulier, était donc philosophique et vrai. 
Donc la Trinité, qui était ce fond, la Trinité considérée comme 
formule de la vie est philosophiquement vraie. 

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XIV PRÉFACE. 

Nous dëmontrerlons de même U première et la seconde de 
ces propositioas par la troisième; en effet : 

4 o Si la philosophie moderne arrive , au bout de cent eiO" 
quante ans de recherches indépendantes, à retrouver psy- 
chologiquement la Trinité du Christianisme, donc le Chris- 
tianisme, dans son essence philosophique, est vrai. Donc la 
religion est une philosophie. 

2» Si la philosophie arrive à prouver Ja vérité du grand 
principe de la théologie» et se pénètre ainsi de Tessence même 
de la religion , donc la philosophie moderne arrive à se Wre 
religion. 

Enfin nous démontrerions encore de même la première et la 
troisième de ces propositions par la seGonde; en effet ; 

40 Si la philosophie moderne, qui a proclamé son indépen- 
dance , prétend suifire à Thumanité et remplacer la religion , 
c'est donc qu'elle a le sentiment que la philosophie suftt aux 
hommes , et que par conséquent la philosophie dans son es- 
sence est une religion. 

2» Si la philosophie moderne , ayant proclamé son indépen- 
dance , prétend suifire à Thumanité et remplacer la religion, 
il faut de toute nécessité qu'elle arrive à donner une formfde 
de la^ vie: car la religion étant la science de la vie , la philo- 
sophie , qui aspire à la remplacer et qui prétend pouvoir le 
faire, doit réellement tenir sa place sur ce point le {dus im- 
portant , et sans lequel la philosophie doit rendre les armes à 
la Révélation et se déclarer sujette. Donc, ou la prétention de 
la philosophie moderne est absurde et doit être radicalement 
abandonnée , ou la philosophie moderne doit s'expliquer -sur 
le fond même de la théologie, ou du moins commencer à 
s'expliquer sur ce fond; sans quoi il ne faudrait regarder Ions 
ses travaux depuis cent cinquante ans que comme une sorte 
d'émeute et d'insurrection vaine de Tesprit humain contre 
le joug de la Révélation. Or, eu fait , c'est ce que nous pré - 

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PREFACE. XV 

tendons que la philosophie a foit ou commencé de faire. 

Ainsi de quelque p(rint , pour ainsi dire , qu'on aborde ce 
cercle de raisonnement , on est obligé d'en parcourir toute la 
circonférence, et on arrive logiquement au dernier point, qui 
ramène au premier. Une de ces trois propositions est non 
seulement conséquentielle aux deux autres, mais identique au 
fond avec les deux autres ; et , réunies , elles fondent un prin- 
cipe. Ce principe représente à la fois , à un certain point de 
vue , l'essence de la philosophie et Thistoire même de la phi- 
losophie. L'histoire de la philosophie et la proposition finale 
de la philosophie s'y trouvent identifiées. 

Je dis la proposition finale de la philosophie, et pour- 
tant je prie bien de remarquer que je n'entends pas que la 
seule formule de la Trinité psychologique constitue toute la 
philosophie , ni qu'elle détermine même d'une façon absoloe 
le point où en est aujourd'hui la philosophie. La philosophie 
ii^est pas seulement, une psychologie ou une métaphysique , 
elle est aussi une morale, et une politique. Elle a trois 
aspects simultanés, en vertu même de la formule dont nous 
parlons ; et véritablement l'on ne se fera une idée certaine 
de la valeur actuelle de la philosçg)hie et du point où elle 
est arrivée dès à présent, que lorsqu'on ne la comprendra 
pas seulement sous le rapport de la métaphysique, mais en- 
core sous le rapport de la morale et de la politique. Ainsi , 
pour nous , bien que la formule dont nous venons de parler 
soit en quelque sorte le faite actuel de la philosophie sous 
le rapport psychologique , si nous avions à traiter complè- 
tement de la philosophie, nous ne commencerions peut- 
être pas par tn traiter sous ce rapport , et surtout nous ne 
conridérerions pas la psychologie , ou même la métaphysique 
dans toute son étendue, comme étant toute la philosophie. 
Mais, définissant la philosophie la religion ou la science 
de la vie, nous chercherions ses bases et nous les découvri- 

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XVI PHBFACB. 

rions aussi bien dans certains sentiments ou principes mo- 
raux et politiques acquis aujourd'hui à l'humanité que dans 
la vérité psychologique en question. En un mot , la philoso- 
phie, au premier chef, serait pour nous la Doctrine du progrès 
et de la perfectibilité , à laquelle et à l'histoire de laquelle 
nous rattacherions tout le progrès purement métaphysique 
ou psychologique fait depuis deux siècles et entendu comme 
nous Fentendons. Mais néanmoins, la Doctrine même de la 
perfectibilité ayant besoin d'une vérité religieuse supérieure» 
et cette doctrine impliquant le progrès religieux comme tout 
autre progrès, ou plutôt encore cette doctrine devant être 
dans son essence même une vérité religieuse , par conséquent 
une vérité métaphysique au premier chef, une vérité formule 
de Têtre et de la vie , il s'ensuit que Ton peut considérer le 
résultat des travaux psychologiques des derniers siècles , ou 
en d'autres termes la formule psychologique dont nous par- 
lons , comme caractéristique de Fétat actuel de la philosophie 
et comme sa proposition finale quant à présent. 

Véritablement la philosophie a dès à présent trois noms 
correspondants aux trois termes de la formule psychologique 
de rhomme. La Trinité de Tesprit humain étant senMtian' 
sentiment-connaissance indivisiblement unis , il en résulte 
que la philosophie ou la religion est indivisiblement politique- 
morale-métaphysique. Or, comme politique, la philosophie 
moderne est la Doctrine db l'égalité; comme morale, 
elle est la Doctrine de l'idéal , la doctrine du progrès et 
de la perfectibilité ; comme science enfin , ou comme méta- 
physique, elle est la Doctrine de la trinité, puisque le 
résultat de tous les travaux philosophiques depuis deux siècles 
est, en psychologie, cette formule de l'être et de la vie. Quant à 
un nom collectif pour exprimer Yunité de la philosophie, s'il 
en fallait un antre que celui de religion ou de philosophie, 
nous appellerions volontiers l'ensemble qoe nous venons de 

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PRéPACB. XVII 

définir Doctbijsb dbla PSBFBCTiBiUTé. Car il nous semble 
qae ï école française, qui a résumé dans cette formule le grand 
mouvement de destruction du Christianisme, en tant que forme» 
et de Tordre moral et politique qui correspondait à cette forme 
fausse 9 ayant pris la plus large part à cette éversion du passé 
et à la rénovation de Tespnt humain qui en sera ei qui en est 
déjà la suite , et ayant d'ailleurs saisi sentimentalement le 
point capital de la question sous toutes ses foces, à savoir 
l'idéal en toute chose, dont elle a fait le progrès, en le mettant 
dans Tavenir au lieu de Tencbalner au passé , a mérité par ià 
de servir de tige à cet arbre de Tavenir qu'elle a pour ainsi 
dire planté de ses mains, et par conséquent doit obtenir de 
nos respects que nous conservions sa formule , et que de plus 
en plus nous portions haut sa bannière : In hoc signo vinces. 
Mais, quelque nom que Ta venir donne à cette unité de la 
science 9 du sentiment, et de Tactivité humaine, ce qui est 
certain, c'est que cette unité est constituée par ces trois termes : 
Trinité, Idéal, et Égalité, 

Egalité sous le nom de fraternité , Idéal sous le nom de 
Verbe , Trinité avec l'anthropomorphisme d'une des per- 
sonnes divines, constituaient également le Christianisme. La 
I^ilosophie n'est qu'un progrès sur le Christianisme. Mais 
c'est un progrès. Les grandes choses ont toujours fait suite 
aux grandes choses qui avaient précédé. Jésus dit lui-même 
dans l'Evangile qu'il ne vient pas renverser Moïse et les Pro* 
phètes , mais les conGrmer, les expliquer, et les développer. 

Ainsi, au bout de tout ce désordre apparent de l'histoire des 
religions et des phiiosophies , une grande synthèse serait pos- 
sible, et non seulement possible, mais déjà fort manifeste. 
Tous ces éléments divers, que l'on divise d'abord absurde- 
ment sous les titres de religion d'un côté et de philosophie 
de l'autre, comme deux camps séparés, et qu'ensuite , dans 
chaque camp , on divise en sectes irréductibles , ou existantes 

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XTIII PRÉFACE. 

par eHes-mêm^ et sans autre fin , loos ces élément^^ dis-Je , 
aaraient été )tê ttiembres d'un même corps poar ainsi dire; 
et le résultat de toute la phOosophie moderne , en particulier, 
serait de nous faire mieux comprendre la formule de la vie ^ 
voilée sous des symboles par le Christianisme , bien que ton-» 
Jours vivante au fond de la théologie chrétienne, même alors 
que le symbole prenait un développement anormal et faux an 
sein de cette théologie. 

C'est sur Cet ensemble d'idées, que nous ne pofivons mieox 
formuler ici ( renvoyant d'ailleurs au livre lui-même et à FJ^fi- 
eyclopédie d'où ce livre est tiré) que nous appelons principal 
lement Tatiention du lecteur. Nous convenons franch^nent 
que le présent écrit, consacré à la polémique, ne présente 
qu'une ébauche fort imparfaite du système général qui l'a in- 
spiré. Mais nous espérons un jour mieux établir ces vérités , 
en les traitam directement, si Dieu nous en donne la force. 
Toutefois nous nous sommes cru le droit de marquer dans le 
titre même de cette ébauche le sens dogmatique qu'elle a 
à nos yeux. 

Nous nous sommes plu aussi à inscrire pour é^rigraphe au 
titre de cet ouvrage la formule des Pythagoriciens sur la Tri- 
nité de rame humaine, telle queMacrobe nous l'a conservée; 
heureux, après avoir été conduit péniblement à cette même 
formule par nos propres méditations, de la retrouver aujour- 
d'hui dans toutes les antiques philosophies. 



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DE 



L'ÉCLECTISME. 



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l'éclectisme STSTEMA.TIQCB EST CONTRÂIBE A L*IDÉB 
MÊME DE LA PHILOSOPHIE. 



§1". 

Tout philosophe part toujours du point où en est la science, et 
ne laisse Jamais la science au point où elle était avant qu'il 
parût. 

On appelle éclectiques , dit le Dictionnaire de rAcadémie , 
les philosophes qui , sans adopter de système , choisissent les 
opinions les plus vraisemblables. Cette définition est exacte : 
les éclectiques, en effet, ceux qui à diverses époques ont mé- 
rité véritablement ce nom, et qui, sentant qu'ils le méritaient. 
Font quelquefois pris ej^'en sont targués , étaient des philo- 
sophes qui n'avaient pas de système , des philosophes dénués 
de ce qui constitue toute vraie philosophie , savoir un certain 
nombre de dogmes liés , enchaînés , et formant une théorie 
religieuse , morale, ou politique, plus ou moins complète, 
c'est-à-dire, en d'autres termes, un système; des philosophes, 
en on mot , fort peu philosophes. Otez de la définition cette 
condition rigoureuse de n'avoir pas de système, pour mériter, 
obtenir ou se donner à soi-même le titre d'éclectique , et 
Téclectisme devient, comme dit Diderot (Encyclopédie^ 
tome V) , la philosophie de tous les bons esprits depuis le 



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2 DE I^^ÉCLECTISMB. 

commencement du monde : « Il n'y a point de chef de secte 
» qui n*ait été plus ou moins éclectique. Pour former son 
» système , Pythagore mit à contribution les théologiens de 
» r Egypte , les gymnosophistes de Tlnde , les artistes de la 
» Phénicie, et les philosophes de la Grèce. Platon s'enrichil 
wdes dépouilles de Socrate, d'Heraclite et d'Anaxagore. 
j> Zenon pilla le pythagorisme , le platonisme, rhéraclilisme , 
» le cynisme. Tous entreprirent de longs voyages : or quel 
» était le but de ces voyages, sinon d'interroger les différenis 
» peuples , de ramasser les vérités éparses sur la surface de la 
» terre, et de revenir dans leur patrie remplis de la sagesse de 
» toutes les nations. [Ibid,) » 

Il est si évident, en effet, que de siècle en siècle la vie, 
comme nous l'avons exposé ailleurs (<) , se nourrit des produits 
antérieurs de la vie , que jamais philosophe n'a songé sérieu- 
sement à s'interdire la connaissance des découvertes ni même 
des erreurs de ses devanciers. Descartes est peut-être de tous 
celui qui , de propos délibéré , a le plus voulu tirer de son 
propre fonds et payer de sa personne ; mais , quelque séduit 
qu'il fût par la méthode des géomètres, qudque confiance 
qu'il eût dans la toute-puissance du syllogisme et dans la 
vertu miraculeuse des longues chaînes de raisonnements, il 
n'osa pourtant point , du moins théoriquement , s'interdire la 
connaissance des pliUosophies antérieures. Loin de là ; dans 
son Discours de la Méthode , il préconise la lecture des bons 
livres, comme « une conversation choisie avec les plus honnêtes 
» gens des siècles passés; » et nous avons de lui une lettre à 
Voët oi\ il professe une assez grande estime pour l'érudition 
bien employée. Ainsi, Descaries lui-même, l'homme de la 
logique solitaire , le géomètre du moi qui pense , n'a pu se 
dissimuler entièrement la nécessité de la communion avec les 
générations antérieures. « J'admets volontiers, dit-il dans la 
-» lettre que nous venons de citer, qu'il faut embrasser avec 
i) plénitude tout ce qui doit concourir à la découverte des 
» vérités que nous cherchons; et voilà en quoi consiste toute 

(i) Voy. les articles Conscience et Consentement^^ VEncjrçlopétiie 
/fouvelle, 

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DE L'ÉCLECTISME. 5 

» Përndîtion , toute la téritable science humaine , laquelle se 
» trouve ainsi adéquate au véritable usage de noire raison. 
« f Epist. ad Voetium, ) » Descartes admet donc que ce qui 
doit concourir à la découverte des vérités que nous cherchons 
se compose , du moins en partie , de la science antérieurement 
acquise par l'humanité , science que nous devons à la fois 
nous assimiler et transformer , ou perfectionner. Certes , pour 
que Descartes reconnût ainsi implicitement que les esprits ont 
entre eux un rapport nécessaire, d'où il résulte que les décou- 
vertes faites par les uns peuvent et doivent profiter aux autres, 
combien ne faut-il pas que cette vérité soit évidente ! car 
Descartes, c'est l'homme qui est le plus sorti méthodiquement 
de la véritable vie du moi et du nous ; c'est l'homme , par 
conséquent , qui a dû le moins connaître le lien qui unit les 
esprits , et le rapport nécessaire des philosophies successives 
entre elles. 

Grâce à Dieu , nous ne sommes plus aujourd'hui dans cette 
tentative audacieuse , erronée , mais utile et nécessaire alors, 
du rationalisme pur , qui séduisit Descartes, et où il entraîna 
après lui plusieurs générations. Le rapport éternel de l'hu- 
manité à l'homme a reparu à nos yeux , et avec ce rapport est 
revenue aussi pour nous l'intuition du rapport des esprits les 
uns avec les autres dans le développement successif de Thu- 
manité. Nous ne concevons donc plus un penseur isolé de tous 
les autres penseurs qui l'ont précédé dans le monde , ou qui 
vivent sur la terre en même temps que lui; et nous compre- 
nons, au contraire, admirablement l'éclectisme sagement 
entendu , c'est-à-dire ce que Diderot appelle si spirituellement 
la philosophie des bons esprits depuis la naissance du monde. 

Toutefois , il faut bien convenir que ce lien nécessaire et 
cette sorte de communion mutuelle dos esprits dans Tengen- 
drement des idées est encore, aujourd'hui même, plutôt 
entrevu que connu. Nous en avons plutôt le pressentiment 
qu'une conscience bien nette. L'histoire de la philosophie, 
j'entends l'histoire véritable, l'histoire philosophique delà 
philosophie, n'est pas encore faite. Certes , elle n'est ni dans 
Brucker, ni dansTennemann, ni dans Tiedemanu , ni dans 
tant d'autres essais , riches sans doute d'érudition , et précieux 

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4 DB L^IÎGLBCTISME. 

à ce titre, mais qui renferment platôt la matière de cette 
histoire que cette histoire même. La véritable histoire de la 
philosophie aura , suivant nous, pour but et pour résultat de 
démontrer que les esprits foi ment une chaîne indéfinie dont 
chaque génération et chaque homme en particulier n'est 
qu'un anneau. Combien nous sommes loin encore d'une pa- 
reille connaissance ! 

Jusqu'ici, nous ne sommes habitués, en général, à considé- 
rer, dans les monuments philosophiques et dans ceux qui les 
ont produits, que la variété, la multiplicité , mais sans jamais 
faire attention à Tunité qui les embrasse, les relie, les rattache 
les uns aux autres, et les explique. Dans cette manière frag- 
mentaire de considérer la philosophie , chaque philosophe 
nous apparaît, pour la plupart du temps, détaché , isolé , 
non seulement de ceux qui Tout précédé et suivi, et même de 
aes contemporains , mais encore des faits et des événements 
que sa pensée a contribué à produire; en sorte que rien de 
providentiel ne nous touche et ne nous éclaire , puisque le 
Lut de tous ces efforts individuels nous échappe, tandis que 
nous devrions posséder leur cause initiale et leur cause finale. 
Chaque grand monument philosophique, en effet, est un 
résultat du passé , une pierre d'attente pour l'avenir. Tout 
phflosophe part toujours du point où en est la science , qu'il 
le sache ou qu'il l'ignore, et ne laisse jamais la science au 
point où elle était avant qu'il parût. La preuve de cette vérité 
est aisée; j'entends la preuve à priori, car la démonstration 
à posteriori , la démonstration complète par l'histoire serait 
Infiniment difficile à fournir , et aurait précisément pour 
résultat cette histoire philosophique de la phUosophle, 
qui , comme je viens de le dire , n'est pas faite. Mais rien ne 
nous empêche cependant d'apercevoir la vérité du prin- 
cipe , quoique les conséquences et les applications nous en 
échappent. 

En effet , tout homme est , à des degrés divers, l'expressioD 
de l'humanité de son temps et de la nature de son temps, en 
ce sens que l'innéité qu'il apporte avec lui dans le monde est 
obligée de se mêler à l'humanité de son temps et à la nature 
extérieure telle qu'elle se trouve de son temps, à la vie objec- 

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DB L'éCLBCTISMB. 5 

tiveen on mot» pour prendre radne» se nonrrir, et sedéye- 
lopper. Donc , par l'humanité de son temps et la natnre telle 
qu'elle existe de son temps, tout homme se rattache néces- 
sairement aux progrès de l'humanité antérieure. Tout philo- 
sophe a ainsi sa cause dans les travaux de ses devanciers , qu'il 
les connaisse ou non. N'eût-il même jamais lu un livre, dès 
lors qu'il pense , il ne pense pas primordialement par lui- 
même ; il pense parce que d'autres ont pensé avant lui , parce 
que cette pensée de ceux qui l'ont précédé dans la vie s'est 
incarnée dans le monde , et que ce monde lui reproduit objec- 
tivement cette pensée. 

Ce qui nous trompe à cet égard, ce qui nous empêche de 
voir aussi distinctement que nous le pourrions faire le rapport 
et la communication des intelligences entre elles , c'est que 
cette communication ne se fait pas toujours directement , ou 
plutôt qu'elle ne se fait jamais directement d'une manière 
absolue. Un philosophe pense , et voilà , à sa suite , sa pensée 
qui modifie le monde ; un autre philosophe survient, il voit le 
monde ainsi modifié , s'empare des nouvelles tendances que 
ce monde renferme , et le pousse à son tour en avant. Ce phi- 
losophe peut très bien ignorer le rapport nécessaire qu'il y a 
entre lui et son prédécesseur; car le monde, qui a reçu de 
Fan pour transmettre à l'autre, est là entre eux deux qui em- 
pêche le second de voir le premier. 

Il y a plus : ce monde, qui est là entre les penseurs, n'est-il 
qu'un simple milieu, un conducteur , en sorte qu'il n'y aurait 
réellement dans la vie que transmission des intelligences? Je 
sois loin de le croire. Ce monde existe aussi , il existe par 
lui-même, il est actif, vivant, animé comme la pensée hu- 
maine ; lui aussi se modifie et se développe. Et je dis cela non 
seulement de la nature proprement dite, mais du genre hu- 
main en tant qu'il se rapporte à la nature. La nature n'est pas 
une matière morte, stérile, dépouillée de vie; elle est douée 
d^animation , de vitalité; elle a, suivant certaines lois, non 
seulement une spontanéité , mais une intelligence, quoique 
d'un autre ordre que la nôtre, qui la rendent éternellement 
créatrice, et par conséquent rebelle à la fois et obéissante à la 
pensée humaine. Ce que nous appelons l'univers, dit un phi- 

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6 DE L*ÉCLECTISMB. 

losophe dont le nom m'échappe en ce moment, n'est pas 
quelque chose d'enchaîné, de muet, de semblable à une écri- 
ture exposée devant nos yeux , à une énigme sans vie , à un 
talisman qui serait là seulement pour être déchiffré par nous. 
Le moteur universel, l'Etre existant par lui-même et éternel- 
lement créateur , Dieu se fait sentir partout dans la nature. 
Et par conséquent le genre humain aussi , en tant qu'il se 
rapporte à la nature, est doué lui-même de vîlaUté. La pensée 
des philosophes sort de ce double milieu, et y rentre; mais 
elle ne peut en sortir et y rentrer qu'en se teignant de la vie 
propre à la nature et au genre humain, en tant que le genre 
humain appartient encore à la nature et en décoille. Mais 
cela ne détruit pas le fait réel de la communication des intelli- 
gences à travers le monde, à travers l'espace et le temps. 

Il y a un autre mystère de la vie qui complique encore cette 
communication et l'obscurcit à nos yeux, mais ne la détruit 
pas davantage. L'homme n'est pas seulement une pensée pure 
et un corps , un moi qui penserait uniquement et serait logé 
dans un corps. Par cela seul qu'il est une pensée et un corps , 
il est autre chose; car il est nécessairement aussi le rapport 
de cette pensée et de ce corps. Entre ce moi qui pense 
et ce corps, il y a un lien qui les comprend virtuellement tous 
les deux, qui les résume tous les deux, qui les reproduit 
tous les deux, et qui sert de pont de l'un à l'autre : c'est le 
sentiment. Or le sentiment, jeté comme un pont entre l'idée 
pure ou le moi qui pense, et le corps, et ayant vue par le 
corps sur la nature extérieure , donne naissance à des mani- 
festations diverses , où tantôt l'idée pure, tantôt le sentiment, 
tantôt le corps, ont la prédominance, mais se retrouvent tou- 
jours unis à des degrés différents. Entée sur la vie purement 
naturelle dont nous parlions lout-à-l'heure, c'est-à-dire sur la 
vie manifestée par le corps, par le sang, les organes, la géné- 
ration, tout ce que nous avons de commun avec les animaux 
et les plantes , la vie idéale ou intellectuelle de l'humanité se 
décompose donc encore en plusieurs vies. Comme le rayon 
de lumière est composé de plusieurs rayons, ainsi la vie.idéale 
de l'hunïanité est composée de plusieurs vies unies mysté- 
rieusement entre elles, et véritablement indissolubles : c'est 

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DE L'ÉCLECTISME. 7 

l*art, la politique, la science, la philosophie, etc. Il y a donc 
téaction constante de ces facnllés les unes sur les autres ; II y a , 
non pas seulement correspondance, mais pénétration mutuelle 
entre ces diverses puissances ; ce qui n'empêche pas qu'il n'y 
ait suite et succession ininterrompue dans chacun de ces rayons 
qui réunis forment le rayon total. Souvent donc il arrivera 
que ce sera le poète qui inspirera le philosophe ; mais 1^ 
philosophe , ainsi inspiré , n'en sera pas moins sorti des 
philosophîes antérieures : pourquoi ? parce que le poétè 
qui l'a inspiré a été inspiré lui-même par la pensée phi- 
losophique, et n'a' fait que refléter, dans sa plainte ou dans 
son hymne, le résultat définitif des philosophies antérieures 
combinées avec la virtualité propre à la nature et au genre 
humain. 

Ainsi donc il est une loi divine d'ordre et de succession â 
laquelle les plus grands individus, les plus libres penseurs 
sont soumis, et qui est telle qu'à un point de vue ils ne sont 
qu'effet, tandis qu'à un autre point de vue ils sont cause. 
Aussi, nous l'avons déjà dit ailleurs, quand on veut juger 
un homme , un philosophe , il faut prendre du champ et de 
l'espace , et non seulement le placer dans l'époque où il a 
paru, mais le mettre en rapport avec les intelligences qui 
l'avaient précédé et celles qui l'ont suivi, afin de le voir, pour 
ainsi dire , en place et en situation. Une note dans un concert, 
une phrase dans un discours, un mot dans une phrase, ne 
peuvent être isolés sans perdre en même temps toute leur 
valeur. La vie de rhumanilé est un discours et un concert 
poursuivi de siècle en siècle. Ne voir dans la succession des 
grands esprits que l'œuvre du hasard , et nier , par conséquent, 
un plan suivi et providentiel dans le développement de l'esprit 
humain, est à nos yeux la plus ridicule des inepties et la plus 
grande des impiétés. 

Quel exemple plus frappant de cette vérité pourrions-nous 
choisir que Descartes, qui , au premier coup d'œil superficiel, 
semble fait exprès pour prouver le contraire ? Voilà un homme 
qui se retire de toutes les écoles , qui repousse toute tradition, 
qui fait plus, qui fuit loin de toute société, qui ne veut être 
d'aucun siècle, d'aucun pays, qui se ferme les yeux et se 

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8 OB L*£CLECT1SHB. 

bouche les oreilles , qui, sans avoir la religion du moine» se 
monachise pour ainsi dire autant que possible, et qui se met 
à penser. C'est qu'il a pris en haine et en pitié les tyrannies 
de toute sorte qui régnent au sein de la philosophie* Il veut 
s'affranchir, et pour cela il prétend se priver de toute com- 
munication spirituelle, Yit-on jamais penseur plus indépendant 
en apparence de l'humanité de son temps, et en général de 
Thumanité? £h bien! qu'il pense seul, il ne pensera jamais 
que par et pour Thumanité, de par le passé et pour l'avenir. 
Le passé, l'avenir, l'enserrent et le limitent, quoi qu*il dise. 
Qu'est-ce, en effet, en définitive que Descartes, sinon le pro- 
testantisme à sa dernière conséquence , en bien et en mal : en 
bien, car c'est le droit religieux de Findlvidu que Descartes 
vient introniser dans le monde après Luther; en mal , car 
c'est la négation du droit religieux de la société collective qu'il 
vient soutenir aussi et vulgariser à sa manière après Luther? 
Luther est donc son maître, son précurseur, son initiateur, 
quoiqu'il ne le voie pas ; et Voltaire sera son disciple , qui 
reproduira le bien et le mal de Luther et de Descartes, en les 
augmentant encore. Je le répète, d'où Descartes a-t-il pris 
cette inspiration de penser uniquement par lui-même , et d'es- 
sayer la puissance du rationalisme solitaire; et quel résultat 
final a eu la philosophie de Descartes , sinon d'établir la lé- 
gitimité de la raison individuelle , mais de donner en même 
temps les limites de cette raison , dans le but ultérieur , et 
non encore atteint, que le domaine légitime de la raison 
individuelle et le domaine légitime de la raison collective 
seront un jour nettement séparés ? Le résultat de cette philo- 
sophie a donc été adéquat au lien que Descartes avait avec 
l'humanité. Descartes a donc été un chaînon , mais n'a été 
qu'un chaînon dans la chaîne du progrès de l'esprit humain. 
Prenez Descartes en lui-même, isoiez-le de Luther , de Vol- 
taire, et de Kant (I), l'un qui l'inspire, l'autre qui le pratique, 

(i) Je dis Kant, et je pourrais aussi bien dire Lamennais; car j'ai 
démontré ailleurs que, par un remarquable synchronisme, notre 
Lamennais a accompli en France, el avec le gcuie propre à la France, 
la même œuvre providentielle que Kant. Mais le nom de Kant est 

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DB L*fiCLECTISMB. 

et k troisième qui l*arrête» le limite et le définit. Descartes 
n*a plus de sens. Oui, évidemment, Descartes est venu afin 
que Témancipation religieuse fût poussée à toutes ses consé- 
quences , afin que le monde laïque fût complètement et radi- 
calement aflranchi deFÉglise, afin que Tbomme de Tavenir 
fût un homme complet; et il a fallu aussi qu'après lui Voltaire 
et le siècle de Voltaire pratiquassent audacieusement le ra- 
tionalisme, et que la socié é devînt poussière : mais Descartes 
est venu aussi afin que Kent arrivât un jour qui démontrât à 
Descartes que FEcriture a eu raison de dire Vœ sol il et afin 
que nous soyons désormais i)ien avertis qu'il ne faut pas por • 
ter dans la vie du moi et du nous la méthode des géomètres : 
grande et sublime expérience qui a dû s'intercaler , ainsi que 
plusieurs autres également nécessaires , entre le socialisme 
religieux du moyen âge et la société religieuse qu'engendrera 
l'avenir ! 

Chaque philosophie est ainsi une sorte d^expérience, chaque 
phUosophe à son tour est un travailleur et un martyr dans 
cette route laborieuse que l'humanité doit accomplir , et qui 
fait à la fois sa vie présente à chaque instant du temps et son 
progrès. Tous sont unis entre eux , tous du moins se tiennent 
Invisiblement ; chacun vient à son tour, comme les coureurs 
des Panathénées, prendre à ses devanciers, pour le porter 
plus loin , le flambeau de la vie : 

Et , quasi cursores, vîtaï lampada tradunt. 

Est-ce à dire pour cela que le fatalisme règne, et qu'il pèse 
sur chaque esprit dans ce développement successif de l'esprit 
humain? Non; chacun de ces grands lutteurs qu'on appelle 
philosophes déploie librement sa force au milieu des élé- 

plus imposant pour les hommes qui ne veulent pas comprendre que 
la religion et la philosophie sont choses indissolubles. Si je disais 
Lamennais, ils refuseraient d'admettre le rôle que cet homme reli- 
gieux a pris dans la philosophie par sa critique du rationalisme pur; 
en leur citant l'auteur de la Critique de la raison pure, qu'ont-ils à 
répondre? 

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40 DE L*éCLEGTISM«. 

ments oA il se manifeste. Il reçoit sans doute son point ini- 
tial des besoins de rhumanité de son temps , et de la science 
générale de rhumanité manifestée par son temps; mais, 
s'il reçoit cette impulsion , c'est apparemment qu'il vient au 
monde avec une Innéiié capable de recevoir cette impulsion : 
pourquoi en effet lui, et non pas tout autre? il est donc cause 
s'il est effet , môme à son point de départ. Puis il reçoit de 
l'avenir une certaine attraction qui , bien qu'obscure , l'en- 
traîne dans les voies de la Providence : mais , encore ici, c*esl 
apparemment qu'il a en lui virtuellement Tamour du beau, 
de l'idéal; il est donc encore ici cause, s'il est effet. Sans 
doute fl n'esi pas cause par lui-même ; naissance et but, point 
de départ et point de mire, tout cela, il est vrai , lui est donné 
par Dieu ; mais qu'avons-nous sous ce rapport qui ne nous 
soit pas donné par Dieu ? 

Ainsi donc , pour résumer ce point, par des voies directes 
ou indirectes , tout philosophe participe nécessairement des 
travaux antérieurs de la philosophie. Mais nul n'est philo- 
sophe s'il ne fait subir à ces travaux une modification im- 
portante, s'il ne s'empare fortement de la pensée au point où 
elle est arrivée de son temps, pour la féconder de son origi- 
nalité propre , et la pousser en avant. Il y a des époques où 
Von peut impunément fermer les livres, où il faut môme les 
fermer : telle fut Tépoque de Descartes , par exemple , relati- 
vement à sa mission. Il y a des époques où il faut au contraire 
les ouvrir. Mais , soit que vous vous mettiez à penser en 
vertu de ce que l'état présent du monde vous a appris, soit 
que vous appeliez l'érudition à votre aide , toujours il vous 
sera demandé de faire subir à la pensée antérieure une trans- 
formation, A ce signe seul, vous serez philosophe. Doue, un 
système , en délinitive , est toujours le dernier mot qu'on 
exigera justement de vous. 

Prenez donc partout où vous voudrez, mais ayez un 
principe pour prendre ; ayez une impulsion , un point initial 
et un but correspondant à ce point ; en d'autres termes , 
ayez une Inspiration qui regarde le passé et l'avenir ; dites- 
nous d'où vous partez et où vous allez ; soyez effet et cause. 
L'humanité de chaque temps est une caravane errante qui 

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DE l'ÉCLECTISMB. 41 

demande à ses philosophes de lui marquer la route. Que lui 
importe de savoir comment eux-mêmes s'orientent ? c'est leur 
affaire, c'est leur travail, c'est leur métier pour ainsi dire. Ce 
qu'elle exige d'eux , c'est qu'ils s'orientent et qu'ils Torientent. 
Mais si, au lieu de cela, ils sont dépourvus de toute inspira- 
tion, dénués de tout esprit prophétique , en vérité je ne vois 
pas de quelle utilité pourraient lui être de pareils guides. 
Prenez donc, encore une fois,pt72ez, comme dit Diderot; 
mais montrez-nous que vous êtes doués d'une certaine force 
vive qui vous autorise à prendre ainsi voire bien partout où 
il se trouve. Car c'est la quantité de force vive qu'il renferme, 
c'est la vie qu'en raison de cette force il a accumulée , qu'il 
s'est assimilée, et qu'il a incarnée dans rhumaaité, qui con- 
stitue le philosophe^ 

Par conséquent , le philosophe qui se sent tel pourra-t-il 
jamais se dire éclectique ? Ce qu'il sent d'abord en lui , c'est 
cette force vive qui le constitue. Comment voulez-vous donc 
qu'il sacriûe cette force au matériel dont elle se sert ? Cela 
ressemblerait trop à un mécanicien qui confondrait le levier 
avec la force. Le vrai philosophe aura donc toujours cette 
tendance, si marquée dans Descartes, de considérer avant 
tout l'emploi qu'il fait de sa raison , en d'autres termes sa 
subjectivité ; et pour lui , la science ne sera jamais que la 
forme de sa raison, l'extérieur et la matière de sa philosophie. 
Aussi, quoique toujours les philosophes, et même les chefs de 
sectes, y compris jusqu'à ceux qu'on a regardés comme des 
inspirés et des révélateurs, aient fait usage d'une sorte d'é- 
clectisme, ainsi que le remarque Diderot , il est pourtant im- 
possible de trouver dans l'histoire un seul philosophe notable 
qui ait pris sérieusement le nom d'éclectique. L'école d'A- 
lexandrie, ou plutôt Fécole d'Ammonius et de Plotin , ne fait 
certes pas exception à cet égard ; car, comme je le démontre- 
rai toet-à-rheure , ce n'est que par un ridicule abus de mot 
qu'on s'est habitué à appeler les néoplatoniciens des éclec- 
tiques. 



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it DB L^iCLEGTISMB. 

SU. 

Toat penseur a ea un système. 



Hais on me dira : 

c Qa*importe le nom , si la chose existe? Vous définissez 
le philosophe celui qui a un système complet fondé sur une 
certaine métaphysique, el embrassant à la fois Dieu, Thomme» 
et la nature. Mais les penseurs ou les inspirés qui ont pro- 
duit de pareib systèmes sont de rares phénix dans Thuma- 
nité : Il en est jusqu'à trois que Von pourrait citer. Ou 
bien, moins exigeant, vous ne demandez pas au phi- 
losophe d'embrasser complètement le champ de la philo* 
Sophie ; mais tous voulez qu'il ait au moins une opinion sur 
les principes d*où s'engendrent la religion , la morale, la po- 
litique; vous ne le reconnaissez donc pour philosophe qu'à ce 
titre qu'il est ce qu'on appelle métaphysicien. Définissant la 
philosophie^ la science de la vie, vous appelez philosophe 
rhomme qui, s'élevant aux causes, remonte à la source 
même de la vie , et cherche les lois suivant lesquelles la vie se 
manifeste et s'entretient : c'est le métaphysicien proprement 
dit , quelque système d'ailleurs qu'il embrasse , qu'il voie les 
choses comme Epicure ou comme Platon , comme Descartes 
ou comme Leibnitz. Que celui-là encore doive avoir un 
système , nous en concevons la nécessité. Mais le nombre des 
esprits qui ont abordé les hautes régions de la métaphysique 
est également très limité; et, à part ceux-là, qui peut avoir 
la prétention d'un système philosophique , et de qui peut-on 
raisonnablement en exiger un ? Qu'Importent donc les quel- 
ques génies de premier ordre qui ont donné leurs noms à des 
systèmes ? la multitude des penseurs mérite bien qu'on ait 
pour elle quelque considération. Or, qu'ils aient pris ou uou 
ce titre d'éclectiques, du moins ne nierez-vous pas qu'il n'y 
ait un assez grand nombre de penseurs , et de penseurs émi- 
nents , qui n'ont appartenu précbément à aucune secte philo- 



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DB l'éclbctisme. 45 

sophique , et n*ont eu en aucune façon un système de pbilo- 
Sophie. Etaient-ils philosophes , ou ne Tétaient-ils pas? Ce 
qui est certain , c'est que , n'appartenant complètement à au- 
cune école , ils ont profité librement de toutes : ils étaient 
donc éclectiques. L'éclectisme est donc une sorte de philoso- 
phie. » — Et Ton me citera une multitude de noms illustres, 
pris chez les anciens et chez les modernes , de savants , de po- 
litiques , de moralistes , de littérateurs , d'écrivains en tous 
genres, auxquels la postérité a justement décerné le nom de 
philosophes. Tous ces penseurs , me dira-t-on , avaient-ils 
un système? 

Je réponds que croire que ces penseurs ont été dénués de 
système est une illusion. 

Cette illusion , au reste , est si naturelle , que Diderot , un 
certain jour, écrivant l'article Eclectisme de son Encyclopé- 
die, se prit à réfléchir sur lui-même et sur les penseurs de son 
temps, ce qui le conduisit à s'écrier tout-à-coup, comme s'il 
avait eu une révélation subite d'une grande vérité : « Mais nous 
» ne sommes tous que des éclectiques! Depuis le seizième siè- 
» cle, que faisons-nous, tous tant que nous sommes? depuis 
» Jordan Bruno , depuis Cardan , que sommes-nous ? Jurons- 
» nous par l'autorité de quelqu'un ? avons-nous une bannière, 
» une école? Je ne vois que libres penseurs , jaloux de la 
9 prérogative la plus belle de l'humanilé^ la liberté depen- 
» ierpar soi-même. Le sectaire est un homme qui a embrassé 
» la doctrine d'un philosophe; l'éclectique, au contraire, est 
» un homme qui ne reconnaît point de maître. L'éclectique 
n est un philosophe qui, foulant aux pieds le préjugé , la 
» tradition , l'ancienneté , le consentement universel , l'au- 
» tarit é , en un mot tout ce qui subjugue la foule des esprits, 
» ose penser de lui-même , remonter aux principes généraux 
» les plus clairs, les examiner, les discuter, n'admettre rien 
» que sur le témoignage de son expérience et de sa raison , 
» et , de toutes les philosophies qu'il a analysées sans égard 
» et sans partialité , s'en faire une parliculière et domesti- 
» que qui lui appartienne, » 

Mais, je le demande , a-t-on pris Diderot au mot; et, mal-^ 
gré sa boutade, s'avisera-t-on de dure que lui^ Jean-Jacques, 

A 

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i4 DE L*£CLBCTISME. 

et Voltaire sont des éclectiques ? Non ; mais on dira d'eux 
que ce sont des libres penseurs , des hommes jaloux de la 
prérogative la plus belle de lliumanité, la Uherié de penser pûT 
soi-même. On dira encore , en bien ou en mal, qu'ils ont att 
dix-hiiitîème siècle , foulé aux pieds le préjugé^ la tradition, 
r ancienneté , le consentement universel , l* autorité, tout ce 
qui subjuguait la foule des esprits, et que de là sont résultées 
de grandes découvertes et de grandes erreurs. Voilà ce qu'on 
sent eii eux , ce qui survit de leurs travaux : ce sont des 
èmancipateurs , des destructeurs et des rénovateurs à la fols , 
des hommes qui achèvent la critique du passé et font appel à 
l'avenir. Mais des éclectiques systématiques, c'est ce que 
personne ne sent et ne reconnaît en eux. On voit trop bien 
\QViT philosophie particulière et domestique, comme dit ce 
bon Diderot , qui répète là , sans y songer peut-être , la défi- 
nition que Montaigne le sceptique donnait aussi de sa propre 
inéthode de philosopher (f). Et puis Diderot ne s'aperçoit pas 
qu'il termine sa définition de l'éclectique par une contradiction 
singulière : car si l'éclectique est un homme qui foule brave- 
vement aux pieds le préjugé , la tradition , l'ancienneté , le 
consentement universel , l'autorité , Téclectique est par cela 
même un révolutionnaire provoquant les hommes à la révolte 
et à Témanclpalion ; et si , finalement , il se trouve avoir dé- 
couvert , au bout de toutes ses investigations, une philosophie 
particulière , il a donc un système , et par conséquent il n'est 
éclectique que de nom ; il est au fond très affirmatif et très 
dogmatique. 

Hé bien , il en est ainsi , à des degrés divers , des penseurs 
de tous les temps. Tous ont eu un système , tous ont appar- 
tenu à la philosophie générale de leur temps , ou ont eu cette 
philosophie particulière et domestique dont Diderot parle; et, 
dans ce dernier cas , ils n'ont déduit de leurs investigations 
cette philosophie particulière et domestique, que parce qulls 
en avaient en eux-mêmes le germe et le besoin. Ils l'ont ap- 

(i) « C'est ici un livre de bonne foy, lecteur. Il l'avertit dès Ten- 
» trée qucyV ne nCj suis proposé aucune fin que domestique et privée ^m 
C'eit la première phrase des Essais ^ 



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PB l'Éclectisme. 45 

portée pour ainsi dire a^ec eux an monde plutôt quMls ne Font 
(roavée. Mais , soit qu'on la regarde comme préconçue eu 
«of , ou qu'on accorde qu'elle est uniquement résultée pour 
eux du spectacle que le monde leur offrait et des investigations 
de leur pensée , ils n'en ont pas moins eu tous un certain dog- 
matisme auquel ils ont fait aboutir tout leur labeur. Ils ont 
tous été y même les sceptiques, affirmatifs et dogmatiques 
d'une certaine manière; et ils Tout été en rapport avec le ca- 
ractère de leur temps ; c'est-à-dire qu'ils ont tous été affirma- 
tUs et dogmatiques suivant la nature de l'œuvre qu'accom* 
plissait alors l'bumanité. 

Ceci demande une explication. 

Le besoin d'un système complet , comprenant à la fois Dieu, 
l'homme , la nature , et s'étendant par conséquent sur toutes 
les sciences et sur tous les arts, est, je ne dis pas seulement na- 
turel , mais inhérent à l'esprit humain ; et par conséquent un 
tel système est nécessaire et indispensable à chaque homme. 
Sans un tel système , en effet , l'esprit de l'homme est dans le 
vide; il n'existe pas. J'ai démontré ailleurs surabondamment 
cette vérité (1). 

De là il résulte nécessairement , pour une époque quelcon- 
que , que , de deux choses Tune , ou bien ce système , si 
indispensable, est donné aux individuspar l'humanité collec- 
tive, ou bien les individus le cherchent isolément et à leurs 
propres risques. 

Si des penseurs isolés viennent à trouver , à force de peine 
et de travail , les premiers linéaments du système après le- 
quel l'humanité aspire de leur temps , l'humanité adopte ce 
germe, en le fécondant toutefois de sa propre vie; et il s'en- 
suit de nouveau que, pendant des siècles , chaque homme 
venant au monde reçoit du monde la nourriture nécessaire à 
son âme. 

Mais, tant que les penseurs cherchent sans trouver, le scep- 
ticisme règne. 

Pourtant le besoin d'un système est tellement inhérent, je 
le répèle, à la nature humaine, que les sceptiques cux- 

(i) Voy. l'article Culte de VEncYcIouédie Nouvelle, 

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I« DE L*ÉCLECTI8MB. 

mêmes se font un système. Ils s'attachent an donte comme à 
une affirmation; leur antipathie pour les croyances du passé 
leur tient lieu de croyances, et, plutôt que de ne pas croire 
en Dieu, ils diviniseront la raaUère. Pas de sceptique qui n'ait 
eu une tendance , pas de sceptique qui ait cultivé le scepti- 
cisme pour le scepticisme même. 

L'humanité et les individus passent donc alternativement 
par ces deux phases : tantôt le système est donné aux indivi- 
dus par l'humanité, tantôt les individus sont dans la recherche 
du système qu'adoptera un jour l'humanité. 

Dans le premier cas , ils ont évidemment un système, bien 
que ce système ne leur appartienne pas en propre , mais leur 
soit donné. Dans le second, ils en ont encore un, plus ou 
moins incomplet et erroné, quMIs se font. 

Je défie qu'on me montre dans l'histoire un penseur qui ne 
soit pas dans l'un ou l'autre de ces deux cas. 

Ce que l'on appelle philosophie , et qu'on veut distinguer 
de la religion , n'est donc véritablement que le supplément 
de la religion. A chaque penseur, dans les époques religieu- 
ses, il faut, pour ainsi dire, ajouter la dose de foi qu'il a 
prêtée aux croyances de son temps , si l'on veut avoir son 
système ; et , dans les époques de scepticisme , c'est la dose 
d'incrédulité religieuse du sceptique dont il faut tenir compte. 
Le sceptique est, dans la formule de l'humanité , une quan- 
tité négative; mais demandez à un géomètre si les quantités 
négatives ne sont pas des quantités. L'humanité chancelait on 
se reposait encore dans des croyances embrassant à la fois 
passé, \)résent, avenir , Dieu , l'univers , et l'homme; le 
sceptique vient , qui se met à douter. Vous n'avez pas de 
système , dites-vous ; vous n'affirmez rien ; vous ne visez qu'à 
une fin domestique et privée; vous demandez qu'on vons 
laisse douter en paix. Mais avec quoi doutez-vous, et contre 
quoi doutez-vous ? Ne serait-ce pas avec la raison générale de 
l'humanité, avec et contre la raison de votre temps? Qui 
vous a fourni les éléments, la matière et le point d'appui de 
vos doutes? Est-ce l'humanité , oui ou non? Donc déjà vous 
doutez par et pour l'humanité. Je dis plus : vous ne doutez 
pas seulement, vous affirmez ; car nier, au fond c'est affirmer ; 

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DE L'ÉCLECTISME. 47 

toute négation résulte implicitement d'un certain sentiment 
de la vie ; or la vie est toujours positive. On nie parce qu'on 
voudrait affirmer, parce qu'on affirme intérieurement , alors 
même que l'idée que l'on voudrait affirmer n'est pas encore 
trouvée par notre esprit. Toute négation provient d'un senti- 
ment affirmatif y qui cherche sa manifestation. Aussi consul- 
tez la tendance du sceptique , plutôt que ses paroles. Il se dit 
douteur par nature ; c'est précisément que sa nature serait de 
connaître et d'affirmer. Vous l'appelez un incrédule , et c'est 
souvent un esprit religieux ; seulement la vieille religion ne 
peut le satisfaire. Le voilà qui lui-même se proclame folle- 
ment athée : quelques siècles auparavant il aurait été un des 
Pères de l'Eglise, et quelques siècles plus tard l'humanité 
renouvelée le placera peut-être au rang de ses ancêtres re- 
ligieux. 

Donc, même en ne s'occupant dans ses ouvrages que de 
« douter, niaiser, et fantastiquer, » comme le dit Montaigne 
de ses propres écrits, tout sceptique a dû sentir où allaient ce 
doute et ces facéties, et que cette philosophie « domestique et 
» privée , » ainsi que le dit encore Montaigne avant Diderot, 
ne s'arrêterait pas à son foyer, et voudrait voyager au large 
dans le monde. Tout sceptique a senti que sa raison particu- 
lière s'adressait, quoi qu'il fît, à la raison générale, roulait 
dans le cercle de cette raison générale , la supposait et y ré- 
pondait , ne la combattait que pour la réformer, ne s'en écar- 
tait que pour la faire marcher. L'avenir donc , avec un 
système , était là , pour ainsi dire , qui inspirait l'homme du 
doute. £n tous cas , le passé , du moins , lui servait d'inspi- 
rateur, précisément parce que ce passé lui répugnait. Il y a 
nécessairement un point où l'on ne croit plus aux idées du 
passé , où l'on ne croit pa^ non plus aux idées de l'avenir qui 
sont en germe et en élaboration : ce point , c'est l'époque 
du scepticisme. En apparence , le sceptique est immobile , 
n'avance ni ne recule. Mais Leibnitz n'a pas dit vainement : 
« Le présent , engendré du passé, est gros de l'avenir. » Cette 
formule est la loi de chaque penseur, comme elle est la loi de 
l'humanité même et du monde. Le sceptique, donc, vient du 
passé qui tombe en niine et va vers l'avenir qui s'élève; le 

a. 

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\S DE L'ëCLECTISHE. 

sceptique marche , quoi qu'il di^e ; il se croit immobile, epur 
si muove. C'est qu'il y a pénétration du mouvement de 
chaque penseur isolé par le mouvement général de l'bu- 
maniié. 

C'est donc une très fausse manière de juger un philosophe 
que de pe vouloir faire acception que des matières sur les- 
quelles il s'est expliqué dans ses écrits , sans aucune compa- 
raison avec un système plus général. La véritable règle pqur 
le bien juger, et pour l'avoir au complet, c'est d'ajouter, dans 
les époques religieuses , la religion de son temps à sa philo- 
sopliie ; de mettre en parallèle la tendance de ses écrits ^vec 
la religion de son temps , dans les époques d'incrédulité. La 
philosophie roule toujours sur le même terrain que la reli- 
gion; elle est une religion qui se connaît , ou une religion 
qui se cherche. Pouvez-vous séparer ime œuvre quelconque 
de l'art , une peinture , une statue , un poème , de l'époque et 
de la civilisation qui l'ont enfantée ? vous ne le pouvez pas 
davantage d'une œuvre philosophique. Il y a le retlet de toute 
une civilisation dans l'œuvre d'un artiste ; il y a de même tou- 
jours le reflet d'une religion dans l'œuvre d'un philosophe , 
mais d'une religion en croissance ou d'une religion en décrois- 
sance. Ce qui constitue réellement la particularité de chaque 
philosophe , c'est ce qui reste après comparaison faite de son 
œuvre avec la religion de son temps. En quoi s'est-il séparé de 
son temps , en quoi a-t-il fait avancer l'humanité, préparé l'ave- 
nir? Sa philosophie est toujours et ne peut pas être autre chose 
qu'un complément au système général qui régnait alors , ou un 
supplément provisoire en attendant le système général vers le- 
quel on tendait providentiellement. La valeur véritable du 
penseur est donc donnée par la balance qu'il faut établir d'une 
part entre lui et le passé manifesté par son époque , d'autre 
part entre lui et l'avenir; et comme, à l'extrémité de ces 
deux termes , on trouve toujours une philosophie complète , 
un système, une religion en un mot, il s'ensuit que la véri- 
table valeur de tout philosophe est d'avoir eu un système. 

Il y a quelques philosophes chez lesquels ces deux termes, 
philosophie et religion , ne doivent ni s'ajouter ni se balancer, 
T)arce que ces deux termes arrivent chez eux à l'identité. Re- 

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DE L'ÉCLECTISME. id 

ligion^ pbUosophie, c'est , pour ces hommes rares dans Thu- 
manité , et qui répondent à certaines époques précises , la 
même chose ; car ils n'ont pas d'autre religion que leur proprf 
philosophie. Tels nous apparaissent sans contestation dans 
rOrient Confucius ou Lao-Tseu, chez les Grecs f ythagore et 
Platon. Tel encore , malgré les ténèbres de sa légende , celui 
en qui l'humanité^ dans notre Occident» incarna si long-temps 
la Sagesse divine. 

Il y a d'autres philosophes chez lesquels la religion et les 
croyances morales de leur époque sont le complément de 
leur philosophie , mais s'y adaptent si naturellement qu'elles 
semblent ne faire qu'un avec elle , et que leur philosophie 
est , pour ainsi dire , de même étoffe que la reUgion de Thu- 
manité de leur temps : tels, par exemple , Descartes » Pascal, 
Newton, Leihnitz. Ce sont là, comme on dît, des philo- 
sophes chrétiens. Ils ont fait pourtant œuvre de penseurs 
isolés sur une multitude de points , parce que la religion n'a- 
vait pas de principes solides qui , sur ces points , domina^sseut 
leur génie ; mais ils avaient conservé une si grande dose de 
foi, et avaient si bien compris la beauté du Christianisme , 
qu'ils s'y soumettaient tout en marchant hardiment vers l'a- 
venir. Ce sont encore là des hommes subUmes , et presque 
aussi grands que les autres , quoiqu'ils aient eu un moindre 
rôle. 

Enfin, il y a des philosophes chez lesquels la philosophie , 
ce supplément de la religion qi^ind elle n'est pas la religion 
même, arrive à une trùs grande prédonqinançe sur les croyan- 
ces officielles coi^stitpécs 4^ leur temps , et pourtant n'arrive 
encore sur les points les plus essentiels qu'au doute, sans 
manifestation d'idée positive , vraie , solide , durable. Ceux- 
là sont encore très systématiques , quoiqu'ils prêchent sou- 
vent, comme Montaigne ou Bayle, le scepticisme, comme 
Diderot ou Voltaire , la liberté de penser , voire même l'é- 
clectisme. Quel siècle , par exemple , a été plu§ dogmati- 
que , plus audacieusepaent et à bien des égards plus follement 
affinnatif sur Dieu, l'homme, et la nature, que le dix-huitième 
siècle? 

C'est ainsi que , quelle que soit la diversité des catégories 

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tO DB L'éCLBCTISME. 

de phflosophes , et quelque dissentiment qu'il y ait entre enx, 
depuis les Platon , par exemple , jusqu'aux Voltaire , tous 
cependant s'accordent en ceci , que tous ont cherché une re- 
ligion , ou se sont reposés dans une religion. La pensée d'un 
philosophe , pour être connue et véritablement pesée , doit 
donc être mesurée à un système religieux ; et elle est tou- 
jours , explicitement ou non , un système religieux. Si vous 
ne voyez pas clairement un tel système chez un philosophe , 
soit parce que dans ses écrits il ne s'est exprimé que sur des 
questions spéciales , soit parce qu'il a professé ouvertement 
le scepticisme , cherchez avant ou après lui , et vous trouve- 
rez ce qui , ajouté à sa pensée , complète sa pensée, et en fait 
nu système. 

Car , je le répète , la philosophie , à tous les instants , a 
pour but un système général comprenant Dieu , Thomme , et 
la nature. Si , à un moment donné , ce système existe , tel 
qn*il convient à l'époque, le penseur adopte et réfléchit ce 
système , en le modifiant toutefois. Il ne saurait donc , à de 
pareilles époques , y avoir lieu à aucun éclectisme ; le dog- 
matisme et la foi régnent. Si , au contraire , ce système 
n'existe pas , l'esprit de chaque penseur y aspire nécessaire- 
ment. Il n'y a donc pas lieu davantage alors, pour un penseur 
véritable , à l'éclectisme systématique. Le véritable penseur 
d'une telle époque sera celui qui marchera hardiment, et 
pour ainsi dire per fas et nefag , à ce but de toute philoso- 
phie, un système dogmatique embrassant Dieu , l'homme , et 
la nature. Entre ces deux évolutions de la pensée organisée et 
de la pensée en dissolution qui tend à se réorganiser, le pyr- 
rhonisme tient un moment sa place. Mais le pyrrhonisme 
proprement dit n'est qu'un instant de léthargie , de torpeur et 
de néant ; et quant au scepticisme de bon aloi , il y a toujours 
une passion , une tendance sous la glace apparente du scep- 
tique. Le scepticisme qui se montre à certaines époques n'est, 
au fond , qu'une aspiration vers la religion à venir. Celte as- 
piration n'est pas un système , sans doute ; mais elle repré- 
sente un système , elle équivaut virtuellement à un système ; 
et, pour qui sait voir les choses dans leur germe , elle est tout 
un système* 

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DE L'ÉGLBCTISHB. 24 

Je le répète donc , tout penseur, dans tous les cas , a eu di- 
rectement ou indirectement un système , ou le besoin d'un 
système et une tendance systématique bien déterminée : car 
tout penseur un peu puissant a senti l'identité, au fond, de la 
religion , de la philosophie , de la morale , de la politique , 
de Tart , de la science; tout penseur un peu puissant a lié 
ridée du présent à celle du passé et de Tavenir. Donc , même 
en laissant de côté les génies supérieurs , et en ne s' attachant 
qu'à la multitude des penseurs qui ont place justement dans 
rhistoire de la philosophie, on a droit d'exiger des uns 
comme des autres un système, puisé soit dans la reUgion de 
leur temps, soit dans leurs propres investigations ; et en effet, 
il n'est pas un seul penseur un peu notable qui n'ait eu un 
système, ou qui n'ait appartenu à un système. Donc l'éclec- 
tisme pur, l'éclectisme systématique, l'éclectisme pour l'éclec- 
tisme, est une chimère. 



§ m. 

Le problème de la philosophie est toujours nouveau. 

Mais cette chimère de Téclectisme systématique paraîtra 
bien plus évidente encore , si , de la considération de la sub- 
jectivité du philosophe , nous passons à la considération de 
l'objectivité nécessaire à tout acte de la pensée comme à toute 
manifestation de la vie. 

De même que tout penseur vient , à son époque , avec une 
individualité qui n'avait pas encore existé , et que chacun ap- 
porte sur la terre une innéité nouvelle, de même aussi la na- 
ture et l'humanité, ce milieu nécessaire de tout philosophe , 
varient de siècle en siècle. 

^i le philosophe se considère lui-même , il se sent force , et 
par conséquent , ainsi que nous venons de le remarquer, il 
n'est nullement porté à s'abdiquer pour se faire éclectique. Et 
de même, s'il considère la nature et l'humanité de son temps, 
il les voit différentes de ce qu'elles furent à touii autre épo- 



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9Si De L*BCLECTISME. 

que. Par conséquent, le problème de la philosophie In! ap- 
paraît nouveau. Comment Ira-t-îl donc s'imaginer que toute 
philosophie est dans les livres? 

Il est vrai, il n'y a pas d'âge ni d'époque pour un livre de 
géométrie. Un géomètre viendra dix siècles après un autre 
géomètre; il trouvera le livre de son devancier aussi solide 
et aussi utfle, quant aux découvertes qu'il renferme, que le jour 
où il fut écrit. C'est que l'objet n'a pas changé : la pensée , 
appliquée à un objet immuable, a pu produire une œuvre 
immuable. Et pourtant il serait encore vrai de soutenir que la 
géométrie elle-même ne peut pas se développer indépendam- 
ment de ce milieu muable et progressif de la nature extérieure 
et de l'humanité. Mais enfin l'objet de la géométrie est im- 
muable. L'objet de la philosophie n'est pas immuable, au 
contraire; car après Dieu, qui est immuable et pourtant éter- 
nellement créateur, l'objet de la philosophie est l'homme et 
la nature, tous deux perpétuellement muables. La philo- 
sophie n'est pas une sorte de géométrie fondée sur des abs- 
tractions. La philosophie est la science de la vie. Qu'il y ait 
un certain fonds métaphysique commun à toute philosophie, 
c'est ce que je suis loin de nier : mais appliquer ce fonds tiux 
diverses situations de l'humanité et l'étendre, voilà le problème 
éternel de la philosophie. Elle doit donner de la vie des défi- 
nitions et des expositions qui s'accordent avec les révélations 
vraies 4c Fart , de la politique , de la science , de l'industrie , 
à chaque époque. 

11 ne faut donc pas entendre le philosophe comme Pascal 
entendait le progrès : le même homme avec une sorte de 
magasin de connaissances amassées les unes sur les autres, le 
même homme avec un mobilier toujours croissant. Mais il faut 
l'entendre ainsi : un penseur toujours nouveau. 

Il eu est des monuments philosophiques comme des monu- 
ments d'art ou de législation. Une fois que l'humanilé a 
dépassé l'époque plus ou moins étendue à laquelle ils convien- 
nent, ils cessent d'avoir vie, en ce sens qu'ils ne satisfont 
plus aux besoins de l'humanité vivante , parce qu'ils ne ré- 
pondent pas à toutes les manifestations connues de la nature 
et de l'homme. Comme les monuments de l'art et de la légis- 

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DB L*£GLBGT1SME. f^ 

lalioil , ils preanenl dcmc place dans les bibliothèques, dans 
les musées, Ce sont des œuvres du passé, des œuvres qui, 
pour être belles et admirables en elles-mêmes, n'en sont pas 
moins frappées d'impuissance , si nous ne les transformons 
pas en nous, en vertu de notre activité propre et en raison des 
besoins et du savoir de notre temps. La poésie homérique est 
admirable, sans doute; mais est-il possible aux hommes de 
notre siècle de sentir comme les sauvages de Tlliade? L'âme 
de Platon plane sur l'humanité, mais les livres de Platon ne 
résolvent pas les problèmes de notre époque. Dire que la 
philos<^ieest terminée, parce qu'il y a eu d'aussi grands 
génies que Pythagore, Platon, ou Leibnitz, c'est la même 
chose que dire que l'art est terminé, parce qu'il y a eu les 
poèmes d'Homère , ou que la législation est terminée, parce 
qu'il y a eu le droit romain. A chaque moment, tout est fini 
et tout commence. 

Pourquoi, tout fini, tout recommence-t-il en philosophie? 
C'est que l'humanité est là qui crée elle-même, autrement 
mais au même titre que les philosophes, et qui présente à leur 
activité une matière toujours nouvelle , des problèmes tou- 
jours nouveaux. J'ai déjà indiqué plus haut, en passant, 
cette vérité, que la nature et l'humanité ont, indépendam- 
ment de l'idée , une virtualité propre qui se mêle à l'idée et 
concourt ainsi à l'œuvre de la philosophie; mais il nous faut 
examiner un instant cette vérité de plus près, et en voir les 
effets. 

L'humanité n'est pas seulement un être qui pense, c'est un 
être qui sent, qui agit, qui vit. L'humanité, donc, n'étant 
pas seulement une pensée qui se développe, n'est pas uni- 
quement, quant au reste, c'est-à-dire quant à ce qui n'est 
pas pensée en elle, une matière morte qui reçoit la pensée 
des philosophes. Elle modifie continuellement cette pensée en 
la reproduisant objectivement; en sorte que le philosophe est 
toujours obligé de recommencer ce que j'oserais appeler sa 
toile de Pénélope. Un changement quelconque ne peut se fah*e 
dans la métaphysique sans que l'art, lapohtique, la science, 
l'industrie, ne soient par là modifiés : mais réciproquement 
tout progrès que fait l'humanité en dehors de la B»éta- 

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24 DE l'éclectisme. 

physique, soit dans la connaissance de la nature extérieure, 
soit dans l'organisation de la vie humaine collective, rend 
nécessaire un nouveau progrès de la métaphysique. Ce progrès 
ne se fera peut-être pas tout de suite , il faudra peut-être 
attendre des siècles pour qu'il se fasse : qu'importe? Les 
penseurs n'en vont pas moins délaisser peu à peu les anciennes 
solutions , et , sur la piste que Thumanité leur a indiquée , 
poursuivre péniblement, à travers les âges, les solutions nou- 
velles. C'est ainsi, c'est par le mystère de cette dualité, de 
l'humanité en tant que pensée, et de l'humanité en tant que 
non-pensée (corps et sentiment), que la philosophie se re- 
nouvelle et se rajeunit sans cesse. 

Pour expliquer mieux mon idée , qu'on me permette de 
prendre une comparaison dans le monde physique. Vous jetez 
une graine dans la terre ; cette graine germe , et produit un 
arbre. Est-ce cette graine seule qui a produit cet arbre? Non, 
c'est aussi la terre ; la graine sétile n'aurait rien produit. La 
terre est donc fertile , féconde , animée , sinon au même titre 
que la graine, du moins de son propre chef et par elle-même. 
£t qu'on ne me dise pas que la terre, ou en général les éléments, 
n'ont fait qu'obéir à la graine , se prêter à ses besoins, pren- 
dre son commandement comme des esclaves dociles. Non, car 
la terre et les éléments peuvent détruire aussi bien que faire 
fructifier. La terre est donc une force, si la graine en est une. 
Cela est si vrai , que vous pouvez dire et que vous dites en 
effet chaque jour que la terre a produit cette plante que vous 
avez sous les yeux, au lieu de dire que le germe que vous avez 
déposé dans la terre Ta produite. 

Hé bien, l'humanité est fertile et féconde comme cette terre. 
L'idée déposée au sein de Thumanité ne s'y développe pas 
uniquement par sa propre puissance ; elle s'y développe en 
vertu de la fécondité, de la vitalité de l'humanité. 

Cela étant, jamais l'humanité ne reproduit les idées iden- 
tiquement comme elles lui sont confiées; elle les fait croître, 
c'est-à-dire qu'elle leur imprime sa propre virtualité. Ce qui 
n'était qu'un germe devient une plante en passant dans son 
sein. 

Suivons plus loin noire comparaison. Quand la plante a 

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DE L*ÉCLECTISMB. 25 

gemé au sein de la terre, quand sa tige s'est élevée et qu'elle 
s'est couverte de feuilles, quand elle vit ainsi, développant à 
la fois en elle et la fécondité de son germe et la fécondité des 
éléments. Ta griculteur vient qui la cultive, la greffe, Témonde, 
la préserve des orages, en savoure les parfums, en recueille 
les fruits, jusqu'à ce que le moment soit venu d'abattre l'arbre 
et d'en replanter un autre avec une graine donnée par le pre- 
mier. Il en est encore de même de l'humanité, des idées, et 
des philosophes. A un point de vue, les philosophes sont l'hu- 
manité même qui se développe, car ils en sont la pensée. A 
un autre point de vue , ils sont pour ainsi dire extérieurs à 
l'humanité, parce que l'humanité n'est pas uniquement pen- 
sée', et que les autres puissances qui existent en elles sont 
créatrices et fécondes au même titre que la pensée. D'où il 
résulte que souvent ils n'ont autre chose à faire que cultiver, 
émonder ou renverser l'arbre qu'eux-mêmes avaient semé, et 
qui avait pris racine dans l'humanité. 

Ainsi, action et réaction continuelles de l'idée sur ce qui 
n'est pas l'idée pure , et de ce qui n'est pas l'idée pure sur 
l'idée. Action de l'idée du philosophe sur l'humanité, et réac- 
tion de l'humanité sur l'idée du philosophe ; d'où résulte un 
produit qui participe à la fois du philosophe et de l'humanité, 
de la virtualité créatrice de l'idée du philosophe et de la vir- 
tualité créatrice de l'humanité qui reçoit cette idée. A chaque 
penseur nouveau, le spectacle est donc changé , le problème 
de la philosophie se présente sous une face nouvelle. 

Par exemple, voilà Platon. 11 introduit ou vulgarise en 
Grèce la métaphysique ; il résume suivant le génie grec les 
idées orientales. Quel est le point culminant de sa philoso- 
phie? la théorie de l'Idéal. Voilà donc ce qu'il a appris aux 
Grecs, et par les Grecs aux Barbares d'Occident : c'est qu'il y 
a en Dieu un Verbe de Dieu. Hé bien, l'Occident recevra cette 
idée; mais comment l'Occident la recevra-t-il ? Si le monde 
se faisait platonicien au point précis où en est Platon , c'en 
serait fini et de la philosophie et du développement du monde. 
Le monde n'est pas aussi philosophe que Platon ; mais il est vi- 
vanl et créateur. Il va créer quand Platon va mourir; il prend 
l'idée de Platon, et U en fait le Christianisme. Il incarne le 

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26 DB jJéCLUCÏlSUE- 

Verbe en Jésus, la Sophie divine en Jésus, et le Platonisme 
rentre dans les musées et les bibliothèques. C'est maintenant 
Jésus et le Christianisme qui vont développer Thumanité, agir 
sur rhumanité , pousser en avant Thumanité. £t de môme 
rhumanité, un jour, traitera le Christianisme comme elle a 
traité le Platonisme; elle dépassera cet horizon, le Christia- 
nisme ne lui suffira plus; la Genèse de Moïse ne conviendra 
plus aux disciples de Galilée, et la parole de Jésus, disant: 
« Rendez à César ce qui est à César ; mon royaume n'est pa9 
» de ce monde , » ou bien encore : « Femme, qu'y a-t-il entre 
» vous et moi? » ne satisfera plus ni les fils des esclaves, ni 
leursjemmes développées par le Christianisme même. La Bible 
et rÉvangile iront donc prendre la place qui leur appartient 
dans le Panthéon du passé. Ainsi Tarbre a été semé au temps 
de Socrate, il a germé au sein de Thumanité, il est devenu le 
Christianisme; il a décru à Tépoque de la Renaissance, et il 
a été déraciné au temps de Voltaire. Hé bien, entre ces deux 
points d'abord, la fin du Polythéisme et le Cbristianisne, 
Socrate et Jésus-Christ, tous les penseurs qui atpparaîtroQt 
successivement dans l'humanité seront, sans exception , bous 
l'empire de ce travail de destruction et de rénovation qu'ac- 
complit rhumanité ; tous concourront ainsi à l'incubation du 
Christianisme. £t de même, entre ces deux points, la nais- 
sance du Christianisme et la fin du Christianisme, Ié9i^ 
Christ et Voltaire , tous les penseurs qui apparaîtront racées- 
sivement dans l'humanité , seront tous sans exception sous 
l'empire du phénomène produit par la double puissance de la 
venu créatrice de l'idée et de la virtualité créatrice de l'hu- 
manité , c'est-à-dire le Christianisme. Qu'ils le sachent hkn 
ou qu'ils l'ignorent , tous leurs travaux auront pour objet le 
développement et ensuite la destruction du Christianisme. 

Mais on me demandera : Y a-t-il eu progrès on rétrogra- 
dation quand l'humanité a ainsi anthropomorphîsé le Verbe 
de Platon , et transformé en idolâtrie une vérité métaphysi- 
que ? Je dis hardiment qu'il y a eu à la fois l'un et l'autre , 
mais que l'idolâtrie du Christianisme était nécessaire. Je dis 
plus, je dis qu'il a été de l'essence de la philosophie de se 
mêler à ce moaveaie&t^ et que ceux qui ont fait û ChiMIa'* 

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DE L'éCLECTISME. 2T 

nisme ont été les vrais comme ils ont été presque les seuls 
philosophes de leur temps. 

En effet, que faisait Platon pour Tunification du genre hu- 
main? Sa métaphysique du Verbe et des idées typiques faisait- 
elle qu'il n*y eût plus de Grecs et de Barbares, de citoyens et 
d'esclaves? Socrate, son maître, n'était-il pas mort pour avoir 
nié Içs dieux du Paganisme? Pourquoi donc ces dieux coupa- 
bles de la mort du philosophe survivaient-ils après les œuvres 
de Platon? Et qie firent les sophistes que Platon laissa après 
lui dans l'Académie ? Ils ne firent rien pour l'avancement de 
sa doctrine ; et si l'on ne comprenait pas qu'ils achevèrent du 
moins, par le doute et le scepticisme, la destruction du monde 
païen, il faudrait dire qu'ils déshonorèrent la pensée. Que 
restait-il donc à faire après Platon , je le demande encore ? 
Était-ce de penser, toujours de penser qu'il s'agissait? Non, 
c'était d'aimer, de sentir, de pratiquer. Il fallait détruire ces 
dieux dont les prêtres avaient condamné Socrate ; il fallait 
montrer que Tldéal, le Verbe de Dieu, était un Dieu supé- 
rieur à ces faux dieux ; il fallait unir les Grecs et les Barbares; 
il fallait détruire l'esclavage. C'est ce que ne firent pas les 
premiers disciples de Platon, tout occupés qu'ils étaient uni- 
quement de penser; et c'est ce que fit, instinctivement pour 
ainsi dire, l'humanité. Après Platon, donc, le devoir de tout 
penseur était d'employer la pensée à développer le sentiment 
et la charité, le devoir de tout penseur était çlc seconder l'hu- 
manité dans sa gestation des idées de Socrate et de Platon. 
Qui fut donc philosophe, une fois Jésus venu? Ce furent ceux 
qui poussèrent en avant la science de la vie, c'est-à-dire ceux 
qui développèrent l'amour, la charité, qui pensèrent mais qui 
aimèrent, qui voulurent )a réalisation de la théorie de Platon, 
ceux eh un mot qui dirent : « S'il y a en Dieu un Verbe de 
Dieu , il doit sauver le monde , il est le Sauveur effectif du 
mon<Ie , » et qui adorèrent ce Sauveur, 

Aussi quel est le pédant qui oserait dire que les Pères d^ 
l'Église, ces penseurs si profonds, depuis S. Paul jusqu'à 
S. Augustin, ne tiennent pas bien leur place dans l'histoire 
de la philosophie? 

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28 DB L*^CLBCTISM«. 

§iv. 

Suivant les époques, les philosophes font ou défont les religloni. 



Ainsi la philosophie accompagne la vie de Thumanité, se 
développe avec elle, et par conséquent n'est jamais terminée. 
Virtuellement la philosophie est toujours une religion ; mais 
tantôt c'est une religion faite qui se continue, tantôt c'est une 
religion nouvelle qui se fait. Tantôt c'est la pensée du philo- 
sophe qui, adoptée par l'humanité et vivifiée par elle, se verse 
pour ainsi dire dans les individus ; tantôt c'est la pensée in- 
dividuelle qui aspire à une systématisation et à une réalisa- 
tion que l'avenir seul a le droit de manifester. 

On a voulu distinguer dans l'humanité des époques criti- 
ques et des époques organiques. Nous n'admettons pas cette 
distinction. Pas d'idée qui soit purement critique; toute né- 
gation, comme nous l'avons dit, tend à une affirmation, et la 
suppose virtuellement. Donc point de schisme aussi profond 
dans l'humanité que celui qui existerait entre des révélateurs 
d'un côté et des destructeurs de l'autre. Les révélateurs, 
comme on les nomme , ont précisément pour ancêtres les 
destructeurs qui les ont précédés , et leurs idées organiques 
étaient au moins virtuellement pressenties par les sceptiques 
et les incrédules qui leur ont frayé la route à travers les rui- 
nes du passé. 

Mais si nous n'admettons pas d'époques critiques et d'épo- 
ques organiques dans un sens absolu , nous ne voulons pas 
non plus qu'on fasse descendre de leur haut rang tous les 
hommes religieux qui ont présidé aux destinées de l'huma- 
nité, pour en faire des espèces d'imbéciles et de superstitieux, 
et pour oser dire de Jésus , de S. Paul, et de tant d'autres : 
« Ceux-là ne furent pas des philosophes! » 

Ceux-là aussi furent des philosophes, soyez-en sûrs, et des 
plus grands ; car ils répondent, dans l'histoire, à un moment 
solennel , celui où , après s'être long-temps cherchée pour 



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DE L'jiCLBCTISlIB. M 

ainsi dire, et après avoir mûri sourdement» Tidée pare s'unit à 
rhumanité , et s'incarne en elle pour la renouveler. Ceux-là 
sont donc des philosophes qui , aidés de Thumanité, comme 
Jésus le fut de ses pauvres apôtres, exaltent la philosophie et 
la font régner sur la terre. 

Arrêtons-nous un moment sur cette dernière considération 
que, suivant les époques, les philosophes font ou défont les 
religions. Car ce que je viens de dire qu'on n'oserait pas faire* 
c'est-à-dire exclure de la philosophie, comme indignes de 
siéger avec les philosophes , ou au moins comme étant d'une 
autre espèce qu'eux, les grands hommes religieux de tous les 
temps , on le fait pourtant assez volontiers, il faut en conve- 
nir; et même il s'est trouvé des faiseurs d'abstraction qui ont 
soutenu , au nom de la psychologie , qu'il y avait une diffé- 
rence spécifique ahsolue entre la religion et la philosophie* 
N'écoutons pas ces gens qui voudraient faire de la philoso- 
phie je ne sais quelle petite science particulière dont je ne 
vois pas précisément l'objet. 

Un philosophe, je le répète, est un homme qui travaille à 
faire ou a défaire une religion, et, dans le second cas, qui ne 
défait un^ religion que parce qu'il en pressent, plus ou moins 
vaguement, une autre. Je défie que l'on me trouve une autre 
définition commune à la fois à celte multitude de penseurs 
que l'on appelle philosophes; et, en revanche, je ne serais 
pas embarrassé de démontrer, l'histoire en main, que cette 
définition convient à tous, sans aucune exception (4). 

Mais, cela étant, par quelle singulière aberration d'esprit 
exclut-on ordinairement de l'histoire de la philosophie , et 
range-t-on dans une autre catégorie que les philosophes, les 

(e) Ouvrez le Manuel de P histoire de la philosophie de Tenue- 
maun , publié par M. Cousin. Avant de classer historiquement les 
philosophes, Tennemann se demande ce que c'est qu*un philosophe: 
« L'homme, dit-il, aspire nécessairement i une science des princi- 
» pes derniers et des lois dernières de la nature et de la liberté, ainsi 
» que de leurs rapports réciproques. » Les termes de celte définition 
ne sont pas clairs , mais le sens est manifeste ; et que disons-nous 
d'autre? 

5. 

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53 DE i;éCLECTISMB. 

grands tiommes qui ont fait les religions ou ifoi tes ont «oevuei 
et soutenues? Pourquoi, dans le langage vulgaire , appelle- t-oa 
(.eibnitz, par exemple, un philosophe, et ne veut-on pas voir 
un philosophe dans S. Paul? 11 y a de cela une raison IMen 
simple, et qui se rapporte admirablement à ce que nous ve- 
nons d'établir. Si vous faites cette distinction , ce nVist pas, 
certes, que S. Paul ne soit, comme Leibnitz, un pbiloso^ 
phe; mais c'est que vous, qui les contemplez tous deux etqni 
les nommez , vous appartenez nécessairement par votre ten- 
dance au passé ou à Tavenir, au Christianisme ou à la Philo^ 
Sophie qui remplacera le Christianisme. Or si vous êtes en- 
core chrétien , S. Paul vous apparaîtra un tel philosoplie , 
que ce sera pour vous plus qu'un homme; ce sera à la fois na 
Inspiré et un prédestiné, un saint; tandis que Leibnitz, étwit 
venu long*temps après que le grand œuvre était accompli, 
ne sera pour vous qu'un simple mortel , un philosopha. Bt , 
réciproquement , si voire tendance est pour l'avenir, ▼€«» 
iceconnaltrez bien dans S. Papl un profond penseur, mais 
vous ne lui pardonnerez pas d'avoir contribué à fonder le 
Christianisme. 

L'observateur qui juge les penseurs et qui les nomne tat« 
en eQet, comme le penseur lui-même et au m^me titre, ans- 
pendu entre le passé et l'avenir, entre un système et un antre* 
Nous ressemblons tous aux astronomes qui , en mêoie temps 
qu'ils contemplent les corps célestes eu mouvement, sont 
eux-mtoes en mouvement sur leur observatoire » la terre , 
qui les emporte avec elle dans l'espace. 

m Mais, direz- vous en vous mettant au pcriat de vue de 
l'avenir, S. Paul s*esl trompé, gravement trompé. 11 a tel- 
lement désiré la résurrection , qu'il s'est imaginé qne Bien 
avait commencé en Jésus le miracle de la résurrection et de 
la vie éternelle, et que ce miracle allait arriver aussi powr lui 
S. Paul et pour tous les hommes ; de là son Christianisme. ^ 
philosophie reposait donc sur une erreur. » 

Et moi , je vous demande : Leibnitz ne s'est-il pas tfOBipé 
aussi , et gravement trompé , puisqu'il a cru d^près et par 
S. Paul? S. Paul est venu au commencement du Chris- 
tianisme, Leibnitz à la fm : voilà toute la différence. Mais si 



DE l'i^clegtismr. 51 

\e 4fin>ier est philosophe, Tautre Test aussi; cay Leîbnil? 
9-t^ rejeté S. Vaul ? leibnitz ne s'est-il pas , au contraire, 
rattaché à S. Paul, en ce sens que Leibnilz est resté uni au 
systèpie giflerai du Christianisme ? Donc ces deux penseurs, 
jloigpés Tun de l'autre par tant de siècles, ont eu tous deux 
uf) certaiii cie) cofumun de leur esprit, si je puis parler ainsi. 
Ôr, je Taj ^^ plu» haut, c'est ce ciel qui coustitue réellement 
le philosophe, par la raison, je le répète encore , que l'esprit 
humain aspira nécessairement à une religion aussi naturelle- 
ment que les neuves vont à la mer. Ponc, la philosophie dans 
Leibnitz étant inséparable de la religion, la religion dans 
S. Paul est également inséparable de la philosophie. Donc 
i^ philosophie n'est pas autre chose, en définitive, que ce que 
chaci^p de nous prend de religion en passant sur la terre. 

Spipo^a comparait tous les êtres à des bouteilles plongées 
dans l'océan, qui délimiteraient chacune, en apparence, par 
leur capacité , une partie de cet océan , mais n'en distrairaient 
rien dans t^n sens absolu. J'aimerais mieux comparer chaque 
esprit à up^ glace qui rélléchit obscurément, c'est à-dire d'une 
façou incomplète et avec certaines ténèbres nécessaires, 
roc^aj) de la vie, pasçié, présent, avenir, ciel et terre; et ep 
e(ret fioufi ne sq^mes pas uniquement des parties d'un grand 
tou^, flfiais H y a dans la vie un mystère de pénétration qui 
f^it que qous sommes i la fois tout et partie. Mais peu im-* 
porte la justesse de la comparaison : toujours est-il que , de 
même <IUQ c^tte bouteille qui nage dans l'océan , l'esprit çle 
tout pf liseur appartient à un pcéan tout entier; de même que 
cette glace qui réfléchit partiellement la totalité des choses, 
l'esprit de tqut penseur réfléchit d'une façon plus ou moins 
iiMWnplète, c'est-à-dire avec pj^^s ou moins de ténèbres et par 
cons^ue.nt d'erreur, un système tout entier de religion dont 
la manifestation appartient au passé ou à l'avenir. Il n'y a donc 
p^ plus à distinguer dans Leibnitz, par exemple, la forme 
philosophique du fond religieux, qn'il n'y a à distinguer 
dat^ S^ I^aul la forme religiense du fond philosophique. 
S, iPi^nl croit à la viçi. fufur^, ^t il en conclut la résurrection. 
Leibnitz croit, comme chrétien, à l'oracle de la résurrection, 

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tSÈ DE L*£CLBCTI$MB. 

et il en conclut la vie future d'une façon plus idéale. Voilà 
deux termes extrêmes du Christianisme ; mais le fond est le 
même. La totalité de Tidée est la même pour S. Paul et 
pour Leibnitz ; seulement les deux parties ou plutôt les deux 
faces de l'idée sont dans un ordre inverse. Pour S. Paul, 
la croyance philosophique de la vie future a précédé la 
croyance au miracle de Thomme typique ressuscité , au mi- 
racle de Jésus. Pour Leibnitz , né au sein du Christianisme, 
c'est la croyance en Jésus qui a servi , pour ainsi dire , et de 
source et de lit à l'idée d'une force qui persiste et se développe 
dans la vie éternelle. Et regardez enfin que cela est si vrM » 
que S. Paul lui-même, le philosophe S. Paul avait pris 
son sentiment de la vie future à la source du pharisalsme, où 
régnaient , long-temps avant Jésus, les idées de résurrection 
corporelle. Ainsi S. Paul est même tout-à-fait dans le cas 
de Leibnitz. La religion du pharisaîsme a engendré chez lui 
la foi philosophique à la vie éternelle , qui a produit la religion 
de Jésus ressuscité. 

Je me résume sur ce point , et je dis que tout philosophe 
appartient à une religion ; d'où il suit qu'il est souveraine- 
ment absurde d'exclure de la philosophie les fondateurs mêmes 
des religions. La différence des époques fait toute la différence. 
Tous les penseurs ont été inspirés par l'humanité antérieure 
et par les besoins de l'humanité de leur temps ; tous ont tra- 
vaillé, avec un instinct plus ou moins mystérieux à eux-mêmes, 
mais pourtant senti en eux , à la culture de cet arbre qui sans 
cesse se développe et forme l'humanité. Les uns, il est vrai, 
sont venus au moment où le germe d'une religion était déposé 
dans la terre, d'autres au moment où sa tige commençait à 
paraître , d'autres au moment où l'arbre donnait des fleurs et 
des fruits , d'autres quand il fallait l'abattre pour le renouveler. 
Ils ont tous concouru au même labeur par des œuvres diverses. 
Ils ont tous concouru d'une manière finie à une œuvre qui se 
continuait après eux , de même qu'elle était commencée avant 
eux. Ils ont travaillé diversement sans doute, et se sont 
montrés sous des apparences différentes; mais ils poursuivaient 
le même but, et il est impossible de distinguer entre eux deux 



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DE L'éCLBCTISME. 8S 

caractères essentiellement distincts, et de dire d*une manière 
absolue : H y a deux espèces; voici les saints, voici les phi- 
losophes* 

s V. 

n est impossible de séparer la religion et la philosophie. 



Mais peut-être on m'objectera ce que j'ai avancé tout-à- 
Tbeure , que Thumanité entrait pour sa part dans le travail 
des philosophes, indépendamment de Fidée pure. 

« La différence entre les philosophes et les saints, me dira- 
t-on, ne viendrait-elle pas de ce que les hommes religieux 
sont mus par le sentiment , comme le vulgaire , comme l'hu- 
manité, tandis que les philosophes sont consacrés uniquement 
au culte austère de la pensée? Vous venez de dire qu'outre 
ridée pure , il y avait dans l'humanité le sentiment. Ne serait- 
ce pas cet élément appartenant spécialement à l'humanité , en 
tant qu'elle n'est pas pure pensée, qui donnerait la différence 
entre le philosophe et ce qui n'est pas le philosophe ? Le phi- 
losophe, c'est l'abstraction pensée; ce qui dans l'humanité 
n'est pas le philosophe, c'est le sentiment. Vous venez vous- 
même d'admettre celte distinction, puisque vous venez de 
montrer que le développement toujours nouveau de la 
philosophie tenait à ce que l'humanité ne reproduisait pas , 
sans la modifier, la pensée des philosophes, mais qu'elle la 
modifiait en vertu du sentiment qui vit en elle, indépendam- 
ment de la pensée pure. » 

J'admets l'objection : mais quelle conséquence en tirer? Les 
philosophes sont-ils , oui ou non , des hommes? vivent-ils ou 
ne vivent-ils pas dans un certain milieu , dans un certain 
temps, dans un certain pays? Donc ils ne sont jamais idée 
pare. 

Le philosophe tient à l'humanité par le sentiment, comme 
l'humanité tient au philosophe par l'idée. 

L'humanité n'étant pas uniquement pensée , le philosophe 



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54 DE l'Éclectisme. 

non plus n'est pds uniquement pensée, puisqu'il fait part(e de 
respîîce humaine. 

Or, n*étant pas uniquement pensée, il est sentiment comme 
Thumanité. 

L'humanité , en tant que sentiment , se communique donc 
à lui qui est aussi sentiment ; et de cette inspiration naît en lui 
la pensée , mais la pei^sée entée sur un sentiment. 

Et réciproquement , de celte pensée communiquée à l'hu- 
manité , parce qu'elle aussi est pensée, naftle sentiment ; mais 
le sentiment enté sur une pensée, lequel fleurit et sedév^U^ppe 
ensuite dans l'art, la politique, la science , la législation « l'iu- 
dus! rie, etc. 

Fleuve éternel , la vie circule et reyiept perpétuellement à 
sa source ; elle circule par le sentiment dans les individus , pi^ 
elle produit )a pensée, et revient par la pensée à sa $ç(i)rc« i 
l'hum^itc , fille de Dieu. 

On peut donc bien distinguer , par une abstraction , Télc- 
ipent pensée ; mais immédiatement après l'avoir reconnu , il 
faut reconnaître aussi qu'il ne peut vivre et se manifester que 
dans un milieu , qui est l'humanité. Donc tpujours Tidiée purCt 
dans chaque penseur , est aiïectée d'une certaine fqrme pro- 
venant de l'humanité , donnée par l'humanité , forme qui çst 
iov^Qurs une erreur , si on la considCtre par rapport aux 
formes successives qui la remplaceront un jour ; 

Suite. 

Mais qui n'e$t pa$ une erreur , si on la considère par mppori 
à Tœuvre qu'accomplit l'humanité à un moment donné da 
temps; qui n'en est même pas une quant h Dieu ; qui n'en est 
ime, en un mot, que par rapport aux positions ultériearet 
que 1 humanité emportée dans le teipps occupera un jour dans 
ce temps. 

Je disais plus haut que la philosophie était la quantité de 
religion que nous prenions en passant sur la terre. Je dirais 

. y U...U, Google 



DE l'Éclectisme. 55 

volontiers maintenant que la philosophie ou la religion est la 
quantité de vérité absolue que noils nou^ sissîmilons sous là 
forme de vérité relative. 

tir quelle a été la vérité relative de la pihilosophie au temps 
de S.Paul, au temps de S. Augustin, au temps même de 
Luther, de Pascal, de Descartes, et de Leibnitz? C'est qtie 
ridéaî entrevu par Platon, le Verbe de l)ieu, avait appartt 
sur la terre. Tout philosophe , antérieurement à Platoii , avâfl 
cru, ainsi que l'humanité tout enUère, à des dieux multiples 
qui s'incarnaient. Comment donc vouliez- vous qu'après Pk- 
ton le philosophe ne crût pas à Tincarnation de l'Idéal , s'il 
croyait vraiment à la distinction du Verbe en Dîetf ? 

Donc la pensée de Platon tendait à prendre cette formé 
erronée, quand le moment serait venu pour cette pensée d'être 
comprise et vraiment mftre. 

Mais je vais plus loin même , et je dis qiie celte idée de l'in- 
carnation divine en Jésus n'était pas une erreur. Ce n'était 
pas non plus, certes, une vérité absolue : c'était une vérité 
relative. L'esprit humain, je le répète, n'aperçoit jamais la 
vérité qu'avec des ténèbres; il est donc obligé de bégayer 
comme l'enfant avant de parler, d'entrevoir avant de voir, 
de sentir et de comprendre confusément avant de sentir et 
de comprendre clairement. Mais bégayer c'est déjà parler 
entrevoir c'est déjà voir, comprendre confusément c'est déjà 
comprendre. 

Si donc on me posait la question : Jésus a-t-il été l'incar-^ 
nation du Verbe de Dieu , oui ou non P 

Je répondrais : Oui et non; car, dans cet ordre de vérités^ 
oui et non ne sont pas contradictoires. 

Oui , dirais-je , car nous sommes tous fils de Dieu , Dieu est 
en nous tous : inDco vivimus, et movemur, et sumus. Oui 
dirais-ie encore; car l'idée de Platon est vraie, il y a en Dieu 
un Verbe de Dieu. Or, s'il y a en Dieu un Verbe créateur, 
il doit agir, il doit créer en nous ; si ce Verbe conduit l'hu- 
manité, il faut bien qu'il se manifeste. Il s'est donc manifesté 
en Jésus, et il a pris une possession nouvelle de l'humanité 
en commençant par Jésus. Cela a été un grand, un solennel 
moment dans la création successive de Thumanité. Il fallait 

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$0 DB L'éCLBCTlSME. 

bien en effet qu'il y eût un homme qui , le premier de tous , 
réalisât en lui et s*appliquât cette sublime doctrine. Cet hom- 
me , ce fut Jésus. £n nous reportant donc aux desseins de 
Pieu , et aux résolutions de sa providence dans le gouverne- 
ment du monde , il faut dire que Jésus fut , parmi tous les fils 
de Dieu que renfermait TOccident, son fils chéri par excellence. 
Il fut , comme disent quelquefois les Pères , le Prométhée 
qui anima du feu divin nos statues d'argile. Il nous donna le 
mouvement, Tinitiation, la vie. Oui, la vie spirituelle nous 
est venue par lui; il a donc été réellement, et non par une 
fiction , par une comparaison , le Sauveur de nos âmes. Si 
nous sommes aujourd'hui ce que nous sommes , nous le lui 
devons. Il est vrai que nous ne le devons pas qu'à lui seul. Il 
avait été précédé , non pas seulement par une foule d'hommes 
religieux en Orient, que l'Orient, également séduit, a pris 
aussi pour des révélateurs , mais dans l'Occident môme, par 
Pythagore, par Socrate, et par une multitude d'autres sages. 

L'erreur a donc été uniquement de prendre pour un cas 
tout-à-fait particulier et anormal ce qui n'était qu'un fait plus 
général. 

Il n'y a rien là de plus embarrassant pour nous aujourd'hui, 
que dans ce qui est arrivé si souvent pour l'invention de toutes 
les grandes choses , de toutes les grandes découvertes. £lles 
ont été , la plupart du temps , faites plusieurs fois ; et de là il 
est résulté des contestations , des disputes , des sectes ; chaque 
inventeur a eu ses partisans exclusifs qui l'ont exalté , et sou- 
vent au détriment de ses rivaux. Mais de ce que l'imprimerie, 
par exemple , était connue de temps immémorial à la Chine , 
s'ensuit-il que Gutlemberg ne soit pas le premier Européen 
qui ait eu cette sublime idée? et à sa suite l'Europe n'en a- 
t-elle pas fait, pour les destinées de l'humanité, un plus grand 
usage que les Cliinois? Colomb trouve le Nouveau-Monde : 
en a-t-il moins de mérite, parce qu'on démontre aujourd'hui 
qu'il avait été précédé et guidé dans ses recherches? Newton 
et Leibnitz crurent , chacun de leur côté , avoir inventé le 
calcul de l'infini : en sont-ils moins inventeurs et moins 
grands, parce qu'ils se rencontrèrent en même temps dans 
cette invention ? 

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DE L^éCLECTISME. S7 

Donc, en définitive, l'idée de Jésus fils de Dieu est vraie, 
même philosophiquement. Elle est vraie en soi , vraie par 
rapport aux desseins de Dieu et à son gouvernement du 
monde. Elle n^est fausse qu'en ce sens que nous pouvons 
aujourd'hui , plus avancés que nous sommes , lui donner une 
autre forme , et dire : Nous sommes tous fils de Dieu , et 
l'Idéal divin peut s'incarner dans tous les hommes. Nous 
sommes ainsi passés d'une proposition particulière à une pro- 
position plus générale. Voilà le caractère de toute vérité 
relative. 

Mais la gloire d'avoir été le messie , le messie véritable , 
reste à Jésus. L'effet a été produit » l'initiation a été donnée, 
et c'est lui qui l'a donnée. Tous les siècles peuvent venir 
battre au pied de sa croix , jamais l'homme ne passera sans 
respect auprès de ce gibet qui a été pendant tant de siècles 
le phare de l'humanité. 

Mais, direz- vous , si Platon n'avait pas vu la conséquence 
de son idée , du moins la portion de vérité qu'il avait vue était 
chez lui sans mélange d'erreur : lui , il était purement philo- 
sophe , il ne donnait pas de forme à son idée, il cherchait la 
vérité absolue, il ne tomba pas dans la superstition où l'on 
tomba plus tard. 

Cela est vrai; mais ne me demandez pas de vous dire dans 
combien d'autres superstitions tomba Platon! 

Mais enfin plus tard, direz- vous, beaucoup plus tard, on a 
cessé de croire à ce miracle , à cette incarnation; on a donc 
possédé plus tard la vérité sans mélange d'erreur. 

Non, pas davantage. Il y a encore eu une vérité relative, 
et, comme l'autre, cette vérité relative a été une erreur. 

En effet , après avoir connu et développé en elle la vie spi- 
rituelle, la vie du moi, l'humanité devait tendre à développer 
la vie humaine collective , la vie du nous. Mais cette œuvre 
n'élait pas accomplissable du temps de Jésus , ni même pen- 
dant bien des siècles après lui. Le monde extérieur , la nature 
proprement dite, n'était pas encore assez soumise à l'homme 
assez obéissante à l'homme , pour que l'humanité pût s'orga- 
niser pacifiquement sur la terre. Jésus le comprit bien, quand 
il dit dans son aspiration immense vers l'avenir : a Mon 

4 

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58 DE L*£GLÊCTISMB. 

i royaume a^est pas encore de ce temps. » De là la tendance 
ponastique que prit le Christianisme. Les chrétiens délaissè- 
rent le monde, et cultivèrent la vie du moi, dans la solitude» en 
présence de Dieu* La vie humaine collective fut abandonnée 
à César , c'est-à-dire à Tinstinct , à la passion , au destin, tin 
Jour, enûn , après bien des siècle;», i'homme, développé par te 
Christianisme, reporta ses regards^ur la nature extérieure, par 
Vne sorte de révélation, dont TeiTet indirect a déjà été et sera de 
plus en plus de nous mieux régler dans la voie même delà viç 
du moi et du nous» C'est que Thumanité, çn suivant la voie 
ascétique du Christianisme, ay^it épuisé jusqu*à ses dernières 
limites la portion de vérité universelle qu'elle possédait* Il 
fallait donc se replongeir dans la nature , dans la connaissance 
du monde extérieur, dans la vie hors de nous , pour pouvoir 
ensuite faire faire un nouveau progrès à la vie humaine. C'est 
là ce qui a été accompli depuis trois siècles. Mais ce nouveau 
progrès a engendré, sous le, no^ndc; science et de ph^osophie, 
une sorte d.e religion, qui, pour. posséder ,upe certaine mesure 
de vérité, n'en a pasmoip^saffectçjine forme erronée, aussi 
erronée que le Christianisme dans ça forme. On a nié le Chris- 
tianisme, mais pour lui substituer je ne sais quel aveugle na- 
turalisme. y ers le seizième sièçlç^ çn elfet, on ^ commencé à 
comprendre que la naturq avait dp lois générales, et qu'une 
multitude de prétendus pairacles rei^traient dans ces lois géné- 
rales. On s'est donc éloigi^é pour .jamais des antiques supersti- 
tions; on a rejeté comme un blasphème la dernière dçs idolâtries 
fondées sur un renversement^des lois naturelles; on a cru glo- 
rifier Dieu en cela, et on, Ta glorifié e^ effet. Mais voyez à quel 
prix cette portion de la yérifé absolue a été acquise. Quand 
on a cessé de cï;oire au miracle dansla ijature, on s'est plongé 
dans une véritable idolâtrie .de ,1a çiature elle-rofjme , aossi 
grossière qi^e Tidée du miracle. Çaf n'a-ton pas abrs tendu, 
comme par unq néceçsUé fatale , vers l'hypothèse dq matéria- 
lisme ? n*a-t- on pas .cru à cette hypothèse,? n'e^st-elle pasdcy 
venue la vérité relative de cette époque ? Tel philosophe donc 
n'a pas voulu croire en Diei^, ne voulait pas croire au ipiracle; 
mais il a cru à la matière^ et^il a donné à Ji^ n]alièi:e des pro- 
priétés divines. Il n'a plus voulu sentir Dieu en lui ni dans 

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DB L'iCLECTISUB. 89 

rhumanitë , et il s^est fait une religion de la natare et de la 
matière; Afnsi , d'un côté , a ne vdnlaf t croire 4â*à' là matière, 
c'est-à-dire à iieis atomes conçus comme doues ùtaiqnement 
d^étiendiie et dé modvement; et, d*un autre c6té, il dodait libé- 
ralement cette matière de la force vive , de la spohtanéhé , de 
Tintelligence, qu'il refusait à Dieu, et que dans son àven^ement 
il se refusait presque à lui-même. JL'erréur du matérialisme 
n'est-ellé pas aussi capitale que Terreur du Christianisme? 

Nous en sommes aujourd'hui à chercher les conséquences 
de èes deux mouvements généraux de rhumànité , à cher-* 
cher la vérité relative de notre époque. 

Ou plutôt celte vérité relative est déjà formulée. Au lieu da 
mirade qui sauvait l'humanité par l'intervention spéciale <Je 
Dieu lui-même, accomplie une seule fois et dans un seul 
hodime , nous avons commencé à croire à une bi^atioli con- 
tinue de Dieu dans l'humanité , et nous en sommes venus à 
dli-e': L'espèce humaine est perfectible. Ef , d'un autre côté , 
te retour vers la nature et la matière nous ayant fait aperce- 
voir et Connatti'e jusqu'à un certain point la vie propre de la 
nature et la spontanéité qui est en elle , nous avons reporté le 
même sentiment sur la nature , et nous nous sommes AU : Là 
ilatdre aussi est muable et dans un changement , non pas sett« 
iement perpétuel , mais progressif. De là à concevoir une 
créiatlon incessante de Dieu au sein de la hatnre , il n'y avait 
qu'un pas. Et de là à lier la perfectibilité de l'homme à là 
perfectibilité de la nature, il n'y avait encore qu'un pas. C'est 
ainsi que , par ces deux voles, par ces deux mouvements suc- 
cessifs du spiritualisme et du matérialisme, nous sommes ar- 
rivés à ridée de progrès et de perfectibilité ; idée féconde ', 
feortîe de toute l'ère moderne , et qui renferme en ejle une 
multitude de conséquences. Le monde , après l'avoir portée 
dans son sein , commence déjà à marcher à sa lumière. Sui- 
vons donc cette idée ; car cette idée est la plus grande mani- 
festation que l'esprit humain ait encore trouvée comme idée. 
Mais soyons sûrs que ce n'est là encore qu'une vérité relative, 
et qu'appliquée au passé , à l'avenir , elle donnera à nos des- 
cendants des fruits inattendus : dans l'histoire , une tradition 
que nons commençons à peine à soupçonner ; dans Favenir, 

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40 îdb l*éclbctismb. 

devenu le présent, une société nouvelle ; dans la nature exté- 
rieure, une demeure digne de rhomme régénéré; et dans la 
vie du moi , un nouveau ciel , une nouvelle religion, une non- 
v^e conscience; un nouvel univers , en un mot, et un nou- 
vel homme. 

C'est ainsi, je le répète , que nous ne possédons jamais la 
vérité que dans une certaine mesure et sous des voiles, ce qui 
n'empêche pas que nous ne possédions la vérité. 

La pensée a toujours une forme , et cette forme recèle tou- 
jours des ténèbres. 

£t ces ténèbres , cette forme , cette erreur nécessaire , est 
ausM bien le partage de ce qu'on appelle la philosophie que 
de ce qu'on nomme la religion ; car la forme s'attache à la 
pensée même de tout philosophe , et la forme est une condi- 
tion fatale , une donnée nécessaire de l'époque, une formule 
du temps : en sorte que réellement jamais philosophe n'a 
exposé un système qui ne soit une erreur; en ce sens que l'hu- 
manité, plus avancée dans sa course, a vu ou verra que la 
lorçie de la pensée de ce philosophe était incomi^ète , et par 
conséquent fausse. 

Donc , de toute façon , et pour revenir à notre sujet, il est 
tout-à-fait impossible , je le répète , de séparer la philosophie 
et la religion , de même qu'il est absurde d'éliminer de la 
catégorie des philosophes les hommes qui ont contribué à 
fonder les religions, ou qui les ont développées et défendues. 
Les philosophes et les fondateurs de religions sont de même 
espèce , de même nature. Ils occupent seulement des places 
différentes dans la chaîne de l'esprit humain , places qui ont 
été la conséquence des phases différentes par lesquelles a dû 
passer l'esprit humain. 



§ VII. 

Unité de l'esprit humain. 

J'avoue que cette identité de but et de nature que j'établis 
entre les philosophes et les hommes religieux de tous les siè- 

.,...u. y Google 



DE l'Éclectisme, 41 

d€8 va au renversement de tontes les petites religions par- 
tielles que Ton est dans Thabitude de se faire. Nulle différence 
spécifique entre les penseurs : les philosophes qu'on regarde 
comme les plus irréligieux , et les philosophes les plus reli- 
gieux, se trouvent être de la même famille ; ils ont contribué 
à la même œuvre, la culture et le développement de Tesprit hu- 
main à travers le temps et Tespace. Ils ne sont pas, comme on 
se rimagine, séparés et pour ainsi dire emprisonnés et claque- 
murés , loin les uns des autres , dans des espèces de cellules 
ou de prisons. A plus forte raison ne sont-ils pas , comme on 
se rimagine encore , et comme ils Tout cru trop souvent eux- 
mêmes , fondamentalement ennemis. 

Mais , me dira-t-on , comment voulez-vous que cette vue 
de l'unité qui relie tous les esprits n'engendre pas le scepti- 
dsme? Quel mérite et quelle utilité y a-t-il à être S. Paul, 
s'il y a mérite et utilité à être Voltaire? et comment serai-je 
uni de cœur à S. Paul , si j'ai quelque sympathie et quelque 
admiration pour Voltaire? Et réciproquement, si j'appartiens 
de cœur à la philosophie des derniers siècles, comment vou- 
lez-vous que je prenne le Christianisme pour une philoso- 
phie, puisqu'il a fallu le combattre et le terrasser? De quelle 
religion voulez-vous donc que je sois ? Il faut que je sois d'une 
certaine religion, ou que je sois indifférent sur toutes. 

Soyez , dirai-je , soyez avant tout de la religion de la fra- 
ternité humaine , et acceptez les conséquences d'une idée in- 
contestablement acquise aujourd'hui à l'esprit humain. Que 
signifie cette fraternité humaine dont on parle tant ? Ne 
sommes-nous pas habitués à nous dire frères? N'est-ce pas là, 
dit-on, la révélation que Jésus principalement apporta parmi 
les hommes? Quel raisonnement général faisons-nous où, soit 
implicitement , soit explicitement , ce principe de l'amour 
mutuel , de la charité , de la fraternité , n'intervienne? Com- 
prenez donc le sens de ce tnot profond, Fraternité. Apparem- 
ment, il est fondé , ce mot , sur quelque chose ; et sur quoi 
peut-il être fondé , sinon sur le lien nécessaire et la commu- 
nion nécessaire des esprits? Vous dites que les hommes sont 
frères ; et vous ne voudriez pas voir venir le jour où cette fra- 
ternité prendra un nouveau sens , une nouvelle application ! 

4. 



4% DB L*âCLECTISMB. 

Vous voudriez que, les hommes étant tous frères, tous les es- 
prits fassent pourtant ennemis , et non frères I Vous voudriei 
que la paix régnât entre les hommes, et ne régnât pas entre 
les esprits! Vous dites que rien n'est plus incontestable que 
ce principe : « Tons les hommes sont frères. » Mais si cela 
est , tous les grands esprits qui ont paru dans l'humanité sont 
frères , tous sont unis, tous ne forment qu'une famille. An-* 
trement cette prétendue fraternité dont vous parlez n'a pas de 
sens. Qu'importent ou les siècles ou les années qui les sépa* 
rent? Dans le même siècle, dans le même temps, au même 
instant, lès hommes sont assurément bien séparés les uns des 
autres, bien distants , bien différents d'intérêts et de pensées. 
Vous dites cependant que nous devons cultiver la fraternité » 
que c'est là notre premier devoir. Ainsi nous resterons divers, 
ayant chacun notre individaalité , et cependant nous serons 
frères. Eh ! pourquoi , je le demande , la même fraternité ae 
se ferait-elle pas sentir entre les penseurs de tous les siècles? 
Il est temps que la république des esprits s'établisse , c'est-à- 
dire que Ton sente la solidarité réciproque des hommes à tra- 
vers le temps et l'espace. Les idées de monarchie et d'indivi- 
dualisme ont trop long-temps régné. On se représentait la 
pensée comme un domaine qui appartenait à un homme et ne 
pouvait appartenir qu'à un seul. Chimère ! illusion ! la pensée 
est à tous; elle ne saurait appartenir à un seul. C'est comme 
l'air qui est à tous ; c'est comme un fleuve qu| passe dans vo- 
tre champ , parce qu'il a coulé auparavant dans une multitude 
d'autres champs. 

£h! quel mal , je le répète , peut-il donc résulter de cette 
vue de l'unité de l'esprit humain dans le développement snc*» 
cessif des idées? Il me semble au contraire quec*estle chaos 
que la confusion qui règne aujourd'hui dans la tradition du 
genre humain. 

Jésus, dans cette prière que tant de générations ont répé- 
tée pendant tant de siècles après lui, disait : « Seigneur, Père 
étemel des choses , faites que l'harmonie qui règne dans les 
deux règne aussi sur la terre ! » Or quelle est cette harmo* 
nie qui règne dans les deux ? Les astres ne pèsent*ils pas les 
uns sur les antres, et n'est-ce pas de leur mutuelle action qne 

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DB L*jâCLECTISMB* 45 

résulte Pharmonie céleste? Nous avons eu la guerre jusqu'ici 
sur la terres hous'àvohs eu, non pas rëquilibrerésiritani d'une 
mùtaelle action , d'une Influence réciproque , pareille à celle 
des astres, mais la guerre. Les hommes ont été en guerre 
avec les homitaeô , les famillefe avec les familles , les nation* 
avec les nations : et de même les esprits ont été en guerre 
avec les esprits, les écoles avec les écoles, les ireliglons avec 
ïes rdlgions; et au sein de toutes ces guerres, uiie guerre in- 
cessante, résultat de toutes les autres , et qui les résume tou-^ 
tes, a été la guerre de ce qu'on a appelé la philosophie et de 
ce qu'on a appelé la religion. 

Mais ne pourrons- nous donc jamais transformer cette 
guerre en paix par la conquête de cette vérité, que les esprits 
sont nécessaires les uns aux autres , qu'ils pèsent, comme les 
astres , les uns sur les autres , mais que de là doit résulter 
rharmonfe, et non la guerre ? 

Or,- si les esprits sont nécessaires les uns aux autres, ils 
l'ont donc toujours été. Et si, dans le passé, la liberté , la fra- 
ternité des esprits n'existait pas , si elle n'était ni reconnue en 
droit, ni établie en fait , si elle n'existe pas même aujour- 
d'hui , si la race humaine est encore divisée en tyrans et en 
esclaves , il a dû s'ensuivre là guerre. 

Cela nous donne à la fois la raison et de la guerre qid a 
existé et qui existe encore entre les esprits , et de l'harmonie 
qui doit un jour remplacer cette guerre. 

La guerre existait : est venu Jésus qui a prêché la doc- 
trine de la fraternité , la doctrine de la communion , la doc- 
trine qui unit ensemble en Dieu tous les hommes comme 
membres d'un môme corps : Unum corpus , et unus spiri- 
tus: unus Deus et pater omnium, qui est super omnes , et 
pcromnia , et in omnibus noô/s(Ephes.). N'est-ce paslft, 
je le demande, la doctrine de S. Paul , le grand interprète 
de Jésus? n'est-ce pas la doctrine de tous les Pères du Chris- 
tianisme ? n'est-ce pas la doctrine renfermée dans ce itiot de 
TEvangile : Vous êtes tous frères ; ce qui n'a de sens qu'en 
s'élevant à l'idée collective de l'humanité et ft l'idée dé la vie 
universelle? 

Pois, dans ces derniers siècles » sont venus les philosophes^ 

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44 DB L^ÉCLBCTISME. 

ui ont proclamé la tolérance » la liberté , Tégalité des hom- 
mes. Toutes ces formules se répondent et se répètent. La 
tolérance de Bayle et de Voltaire ne diffère pas au fond de 
la fraternité de Jésus; la liberté et Tégalité des politiques de 
)a révolution française n'en est également que la reproduction. 

Mais, par de là ces formules morales de fraternité , de li- 
berté , d'égalité , il est une métaphysique qui les renferme et 
les explique. C'est la métaphysique du Christianisme, que 
nous pouvons aujourd'hui contempler sans voile et traduire 
ainsi : Il y a solidarité dans l'esprit humain ; il y a com- 
munion spirituelle entre tous les hommes ; l'esprit individuel 
vit dans un milieu formé de la raison universelle de l'espèce; 
l'esprit de chaque époque et de chaque homme est primitive- 
ment un édifice construit par les travaux des générations an- 
térieures , et par la coopération de l'humanité tout entière. 

Cela veut-il dire que nous devions faire également cas de 
toutes les tendances antérieures de l'humanité , confondre , 
par exemple , toutes les philosophies et tous les philosophes 
dans la même estime ou dans une commune indifférence, les 
accepter au même titre , et priser l'erreur comme la vérité ? 

Oh! non, certes; Dieu nous garde d'arriver à une pareille 
conséquence; car ce serait la léthargie et la mort. Mais parce 
que nous apercevrons clairement l'unité de l'esprit humain , 
cela nous empéchera-t-il d'introduire la distinction nécessaire 
dans cette unité? 

Oui , en effet , si nous nous bornions à contempler l'unité 
de l'esprit humain, sans considérer en même temps que cette 
unité tend à chaque instant à produire un résultat , que cette 
unité n'existe par conséquent qu'en tant qu'elle est efficace et 
active , que cette unité est pour ainsi dire organisée pour pro- 
duire toujours un effet et un effet différent à chaque instant 
de la durée, comme notre corps qui, étant composé de divers 
organes, n'est une unité que parce que ces divers organes 
concourent ensemble à produire un tout ; si , dis-je , nous 
fragmentions en parties Tunité de l'esprit humain, précisément 
parce que nous verrions que ces parties sont des parties es- 
sentielles de cette unité , et faute de voir que ces parties se 
pénètrent toutes et agissent d'ensemble , oh ! alors nous tom- 



DB L*ÉCLEGTISlfS. ^ 

berionsdans le par pantlréisme ; et de là rindifférence, le scep- 
tidsine , la léthargie , et une véritable mort de rame. Mais 
pnisqu'au con traire nous n^arrîvons à concevoir Tunité de l'es- 
prit humain que par ses effets , nous ne pouvons en conclure 
autre chose, sinon que Funité de Tesprit humain est adéquate 
à Tactivité de Tesprit humain , qu'elle existe concurremment 
avec cette activité et disparaîtrait avec elle. Or, cette activité 
suppose précisément la distinction. Aussi n'est-ce pas à titre 
de distinction que nous attaquons en ce moment la distinction 
de philosophie et de religion , c'est à titre de distinction 
fausse. Même après avoir renversé cette distinction , il en 
reste une autre ; et celle qui reste est la vraie. La distinction 
qui reste est celle-ci : Tous les vrais penseurs qui ont paru 
jusqu'ici dans l'humanité ont été religieux à 4ivers degrés , 
suivant les époques , c'est-à-dire suivant la distance plus ou 
moins grande où se trouvait l'humanité d'une doctrine reli- 
gieuse. Voilà la vraie distinction qu'il faut établir entre eux, 
au lieu de cette distinction d'hommes religieux et d'impies, 
de philosophie et de religion, qu'on établit ordinairement. 

Supposons une société organisée sur le principe de la fra- 
ternité : tousseraient égaux, tous seraient frères; et cepen- 
dant tous ne rempliraient pas les mêmes fonctions ; au con- 
traire , tous rempliraient des fonctions différentes ; il y aurait 
parmi eux des différences, non seulement d'âge et de sexe, 
mais de fonctions; il y aurait, en un mot, parmi ces frères une 
hiérarchie. En quel sens donc seraient-ils frères ? En ce sens 
qu'ils se sentiraient solidaires les uns pour les autres, unis les 
uns aux autres , de telle façon que chacun contribuerait au 
bien ou au mal de tous , par l'intermédiaire du lien qui les 
unirait , ou du milieu qui les rassemblerait , la société , la pa- 
trie. Hé bien , il en est de même de cette association des 
esprits que nous concevons avoir existé dans le passé , à tra- 
vers les siècles. Tous ces morts-vivants pour ainsi dire ( et ils 
vivent en effet , d'une certaine façon , pm'sque leur pensée 
exprimée vit et se transmet d'âge en âge ) , tous ces morts- 
vivants ont été solidaires les uns pour les autres ; ce qui n'em- 
pêche pas qu'il n'y ait parmi eux une hiérarchie à établir. 
Et cette hiérarchie, ce classement, ce choix, nous avons un 

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46 DE l'cclectismb. 

principe clair, évident, pour l'établir. G*est le principe même 
d^ futiité de résprft hamain et de la solidarité réciproque 
des hommes. Tous ceux qui ont marché dans cette voie, tous 
ceux qui ont contribué à établir parmi les hommes la frater- 
nité, la liberté, Tégaiité, la solidarité réciproque , ont été 
dans la voie religieuse, dans quelques ténèbres d'ailleurs 
qu'ils aient marché. Mais ceux qui ont fait le plus dans cette 
▼oie sont les premiers. Oui, évidemment, si l'unité de Tesprit 
humain est la vérité à laquelle nous ont conduits et le Chris- 
tianisme et la Philosophie , il s^ensuit que nous pouvons et 
que nous devons jalonner le passé diaprés ce principe. 

Ainsi, parce que nous apercevons le rapport, le concours 
et en définitive Tunité des efforts individuels au sein de Thu- 
manité , nous ne sommes nullement réduits pour cela à la 
misérable condition de n'avoir aucun choix à faire, ni aucune 
règle pour nous guider dans notre choix. La fraternité mal 
comprise, entendue plutôt sentimentalement que mélapbysi- 
quement, pourrait conduire là ; et en effet le Christianisme 
n*est-il pas tombé dans cet excès lorsqu'il a exalté, car exem- 
ple , la nullité et Tidiotisme , dans ce mot de TËvangile : 
« Bienheureux les simples d'esprit? » Mais le principe mé- 
taphysique de l'unité de l'esprit humain entraîne comme con- 
. séquence nécessaire que nous limitions la fraternité du Chris- 
tianisme , en introduisant dans sa formule une distinction. 
Tous les hommes sont frères veut dire seulement : Tous les 
hommes sont solidaires; ce qui laisse le champ libre à la dis* 
tlnction. A quoi il faut ajouter : Tous les hommes ont tou- 
jours été solidaires , même alors que , ne comprenant pas ce 
lien mutuel et cette solidarité , ils se classaient d'une façon 
absolue en familles, en nations ennemies, ou bien en philo- 
sophes et en hommes religieux ; ce qui laisse encore le champ 
ouvert à la distinction. 

La philosophie , après les travaux de l'ère moderne , nous 
semble donc , théoriquement et pratiquement , je ne dis pas 
seulement sur la voie , mais en pleine possession d'une vérité 
supérieure à celle du Christianisme, en ce sens qu'elle com- 
prend la fraternité chrétienne, mais en même temps la déter- 
mine et la limite : c'est le principe que nous venons de ioa-« 



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DE L'iCLECTISMB. 47 

tenir; c^estlej^'inc^e, déjà.entrevu et proclamé dans toxi& 
les livres de philosophie de notre temps, de Tunité de Te^it 
humain. 

. Jésus, quand il apporta la religion de la fraternité , disait 
qu'il ne venait pas renverser, mais perfectionner la loi moih 
siaque ; et il déduisait en effet de ce principe : Vous êtes frères, 
des conséquences qui tendaient à perfectionner la vie pratique 
et la morale des Juifs, astreints auparavant à ce seul principe: 
Vous êtes Juifs, De même la Pbilersophie qui vient après le 
Christianisme, en faisant comprendre aux hommes le vrai 
sens et la portée de la loi chrétienne de la fraternité , trans- 
formée dans la notion de Tunité de Tesprit humain , ou de k 
solidarité mutuelle, déduira de là des conséquences qui, sans 
renverser le Christianisme, perfeclionneront le Christianisme 
au point de le reléguer dans l'histoire. 

Vous êtes frères , aimez-vous les uns les autres , mène à 
constituer un couvent sous la direction d'un abbé , ou à souf- 
frir dans la société civile, si on y reste , toutes les imperfec- 
tions sans les corriger. Mais L'esprit humain est un , vous 
êtes tous solidaires, mène à organiser sur la terre le meilleur 
état social possibie, et à ne pas souffrir lâchement les imper- 
fections à mesure qu'on les découvre. Le premier de ces 
principes conduit à un état passif, et engendre h la limite une 
indifférence paresseuse , une véritable léthargie , comme on 
Ta vu trop souvent |>armi les chrétiens le» plus fervens; le 
secopd , au cohb'aire , enseigne et prescrit l'activité. Le pre-t 
mi6r., a. introduit ou souffert l'absurde distinction de César et 
de i!£glise, du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel , et a 
abaiïti (inalement à la papauté, et à la inonarcliie; le secphd 
va à rétablissement de la démocratie religieuse dé Tavenir. 

C'est vraiment une admirable chose. que la. suite et l'eu-r 
cbaînemént du Christianisâne et de la Philosophie , arrivant 
tous les deux par des voies diverses à ce grand principe de 
l'unité. de l'ésp Jt hyitijain. En considérant cette vérité, je la 
vois àr la fois éclairer le passé, le présent, et Tavenir.. Consé- 
quence d^^Fétude du fiasse, elle, sejt à, nous foire ,vérieahlft- 
ment comprendre ce paisse ; die en est dérivée dans ndirô 
esprit, et cependant elle l'éclairé à ce point que je dirais 

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48 DB L^ÉCLEGTISUB. 

volontiers qae sans elle ce passé n'a aucune lumière. Mais ce 
n*est pas tout ; la même vérité sert à la fois à nous conduire 
dans le présent et vers Tavenir ; elle nous explique ce qui fut 
et ce qui dpit être ; elle est ainsi du même coup principe de 
science et principe d'action; elle gouverne la philosophie, 
mais elle gouverne aussi la morale et la politique. 

Ne craignons donc pas de nous y attacher, comme à la 
vérité la plus religieuse et la plus évidente que nous puissions 
embrasser. Ne craignons pas de dire que maintenant les 
voiles se découvrent, et que nous commençons à apercevoir 
clairement le but providentiel de tant d'efforts en apparence 
hostiles. Il s'agissait de constituer au sein de Thumanité le 
principe de Tunité de Tesprit humain, de la solidarité mu- 
tuelle des hommes, ou, en d'autres termes, la notion même 
de l'humanité : 

Tantœ molis erat Uumanam coodere gentem. 

Je me résume et je dis que c'est un avantage de notre 
temps que de commencer à comprendre enfin le but de toutes 
les luttes qui ont eu lieu dans l'esprit humain , mais qu'il ne 
s'ensuit en aucune façon que nous puissions conclure de cette 
vue je ne sais quelle indifférence générale pareille à la mort. 
Tout au contraire, plus nous comprendrons nettement les 
efforts antérieurs de l'humanité, plus nous aurons charge de 
faire aboutir ces efforts à un résultat. Si la vérité de notre 
siècle consiste a apercevoir l'unité de l'esprit humain , jus- 
qu'ici cachée implicitement dans ces mots, si universellement 
acceptés et répandus , de tolérance , de fraternité , de liberté, 
d'égalité, de là ne résultera pour, notre siècle ni l'apathie, 
ni le scepticisme. De là résultera, au contraire, pour notre 
siècle , un principe d'action et un but, un devoir et le moyen 
d'accomplir ce devoir, un idéal et la force nécessaire pour 
marcher à cet idéal. Car, reconnaissant la liberté et la frater- 
nité des hommes dans la notion métaphysique de l'unité de 
l'esprit humain , il nous faut la réaliser sur la terre. Voilà 
donc la règle d'action , le principe régulateur de la politique. 
Et de même pour la science. L'unité de l'esprit humain re- 



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DE L^ÉGLBCTISME. 49 

connue, la philosophie consistera évidemment à démêler avec 
plus de précision comment tous les débats de l'esprit humain 
ont tendu à Tunité; elle consistera à estimer par conséquent 
tout ce qui a été fait dans cette voie, à critiquer sévèrement 
tout ce qui y a été contraire. De là une Tradition nouvelle. 
Sur le principe de la fraternité, les chrétiens avaient déjà 
construit leur Église et leur Tradition. Sur le même principe 
agrandi, lliumanité construira une Église et une Tradition 
plus universelles. La boule de neige aura grossi, voilà tout. 

Rien donc n'est ébranlé par ridentification que nous fai- 
sons de la philosophie et de la religion. Nous pressentons, 
au contraire, que tout sera par là conûrmé, établi solidement, 
mais sur des bases plus larges. Non , il n'en résultera pas 
Tapathie et la mort ; car évidemment nous ne pourrons com- 
prendre l'harmonie de tous ces esprits en apparence si hos- 
tiles les uns aux autres, que parce que nous posséderons une 
philosophie supérieure, une religion supérieure, qui com- 
prendra toutes ces philosophies , toutes ces religions par- 
tielles. Or cette philosophie, cette religion, fondée sur Tunité 
de Tesprit humain; sera pour nous ce que les religions anté-. 
rieures ont été pour nos prédécesseurs sur la terre , un prin- 
cipe d'action et un idéal. 

Que nous soyons encore à distance de cette doctrine et de 
cette tradition, cela est trop vrai. Mais le devoir est d'y ten- 
dre. Or, ce qui empêche d'arriver à cette Tradition supé- 
rieure, à cette Philosophie , c'est précisément la distinction 
que l'on fait aujourd'hui entre un philosophe et un homme 
religieux. Rien n'arrête plus les progrès de toute philoso- 
phie , rien n'arrête plus les progrès de la société politique , 
rien n^arrête plus l'humanité en un mot dans sa marche , 
que cette fausse distinction. Voilà pourquoi nous ne croyons 
pas avoir perdu notre temps en la sapant comme nous venons 
de le faire. 

Cette distinction détruite , il ne sera plus permis à un 
homme de nous dire : « La philosophie est une chose, la reli- 
gion une autre. Quant à moi, je suis philosophe, je suis une 
raison pure , je représente la réflexion , je suis l'abstraction 
pensée; » 

S 

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SO DE L*ÉGLEGTISME. 

Ou bleD.:. « Je ne me décide pas $ur les questions religieui; 
ses» je laissé cela aux prêtres constitués et au peuple. Je tiré 
hamblement mon chapeau aux prêtres, et je laisse le peuple 
croire ce qu'on lui enseigne ; » ; 

Ou biei^ encore : <i Je qe me décide pas même çntre Platon 
etEpicure, entve Pythagpre etPyrrhon. La philosophie, h 
toutes les époques, reproduit toujours quatre grands systèmes» 
y compris le scepticisme. Je prends un peu dans tous ces sys^ 
tèmes; je mange à tous les râteliers,- je suis éclectique. » 

A un tel homme on répondra : Tant pis pour vous , car 
vous. n'êtes. pas philosophe. Ls^ philosophie est la pensée,!^ 
est vrai, mais la pensée entée sur un sentiment. Les. grandes 
pensées viennent du cœur. MontrezrQOus donc que vqus êtes 
sentiment çn même, temps que pensée. Vous prétendiez é\T^ 
par vQus-iDêpde,. ^ titre de penseur, de même que certains 
artistes de, npirie temps, prétendent être pai; eux-mêmes à 
titre dVtistes. Vous vous trompez, comme eux. Si vous êtes 
philosophe, vQius.êtes le serviteur de Thumanité. Vous penses 
par elle et pour elle. 

s vm. 

Histoire de réclectlsme. Potaraon d'Alexandrie et Juste LIptie sont 
les deux seals éclectiques systématiques avant M. Cousin. 

Ainsi donc , à la fm de ces cousidérs^tions oii nous avons 
cherché dfç bonne foi ce que c'est qu'un philosophe , nous 
arrivons, par toutes les voies, à ce résultat , que Tidée même 
d'un philosophe véi:itable est l'idée d'une force (sentiment 
et pensée) , force unie à Thumanité de toutes façons, comme 
effet et comme cause, qui. naît au sein de l'humanité, résume 
implicitement rhumanité antérieure, se meut dans l'huma- 
nité, et n'agit que pour Thumanité. 

Donc réclectlsme systématique, étant lîx négation même 
de la philosophie, est logiquement une absurdité. , . % . . . 

On pourrait définir le philosophe qui serait vrahnént ^ctec* 

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DE L*éGLECTISMB. 54 

tique, le philosophe de riinmobilité et de Tapathle, le phi- 
iSfiJ^hôSdti fait et du stdfu ^uo. Ce sei*aît Vîd limite un être 
complètement indiflFérent et tout-à-faîl inerte. 

' jfàîs, encore une fois , peut- il y avoir de pareils penseurs? 
Je le demande, où sont dans l'histoire, où sont les éclecti- 
^es ? où sont les homhies qui ont cultivé l'éclectisme comme 
Une méthode, comme une philosophie ? 3ë ne les vois pas, ou 
du moins ils sont en si petit nombre, et ont laissé si peu 
de traces de leur passage, qu'ils méritent à peine d'être 
dtés. 

II y a eu à certaines époques, dans des moments de transi- 
tion,'entre une pensée et une autre, entre un mouvement de 
^humanité et un autre , en un mot entre un système et un 
autre, des hommes qui n'ont pas voulu avoir dé système, qui 
Bravaient de goût ni pour lé passé ni pour l'avenir, ni pour 
ce qui avait régné, ni pour ce qui allait régner, des hommes 
dépourvus à la fois de ttâdilion et àHdéaL C'étaient tout 
simplement des érudits. Mails ils s'occupaient des matières 
philosophiques; ils se dirent , ils se crurent philosophes, et 
ils s'appelèrent éclectiques. 

Cela est arrivé deux fois dans le développement de la phi-* 
losopliie, depuis Socrate jusqu'à nous ; et notis avons aujour* 
d'hui un troisième exemple' de cette prétendue philosophie 
qui consiste à se cramponner au présent , et à ne chercher, 
du reste, la philosophie qiie dans les livres, au lieu de suivre 
IMdéal en sMïispirant de là vie antérieure de l'humanité et de 
ses souffrances présentes. 

Cela , dis-Je , est arrivé deux fois , d'abord à la fm 4e la 
civilisation païenne, quand le Christianisme était déjà semé 
au sefu de l'humanité et allait bientôt surgir. Un homme 
alors , un professeur d'Alexandrie , imagina de soutenir que 
la phlldsophie était tonte faite, et qu'il n^ s'agissait que delà 
détéri-er dans les livrés. Les historiens racontent que Plotiu 
aimait à écouter les conversations de ce discoureur, nomm^ 
Potamon ; c'est qu'apparemment il lui trouvait de l'esprit et 
du génie : mais assurément Plotin , qui fut si religieux et si 
dogmatique , ne fit pas son'profit de la méthode de cet éclec- 
tique. Plotin chercha ailleurs, il chercha l'avenir, comme les 

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52 DE l'éclectisme. 

chrétiens. Il voulut une religion, chose dont le monde avait 
besoin, et non une philosophie de choix, 

La seconde fois que récleclisme parut, ce fut après la 
Renaissance. On avait secoué la poussière qui couvrait les 
monuments de la civilisation gréco-romaine; on crut pouvoir 
se reposer de cet énorme labeur, et en tirer immédiatement 
le fruit. On se dit donc : La philosophie est faite, emparons- 
nous-en. Et les uns se firent platoniciens, d'autres pért- 
patéticiens; d'autres unirent dans leur symbole Platon et 
Aristole; d'autres encore se déclarèrent pour Zenon et le 
stoïcisme, et d'autres pour Epicure ou pour Aristippe. Dans 
les sciences proprement dites , ce fut la même chose ; l'un 
tenait pour l'hypothèse de Parménide, l'autre pour Topinion 
de Thaïes. C'était une sorte de déguisement de bal masqué, 
où des érudits s'amusaient à prendre les costumes des anciens 
philosophes, comme pour se payer de la peine qu'ils avaient 
eue à les retrouver, à les nettoyer, à les raccommoder de 
leur mieux. Un de ces doctes personnages alors, voyant cette 
mascarade, la compléta en prenant pour lui le rôle de l'éclec- 
tique d'Alexandrie qui avait autrefois soutenu que toute 
philosophie était dans les livres. Mais le savant Juste Lipse 
ne fut pas plus écouté que ne l'avait été Potamon. La philo- 
sophie ne prit pas cette voie. Juste Lipse éclectisait encore 
que Descartes éfait né. Descartes fut un philosophe. Juste 
Lipse n'en fut pas un : c'est que Descartes répondit d'une 
certaine façon, ainsi que nous l'avons dit plus haut, à l'appel 
de Luther, et prit ainsi racine dans l'humanité de son temps, 
tandis que Juste Lipse avait eu le tort, lui qui vivait au même 
temps que Luther, de rester indifférent entre le papisme et la 
réforme. 

Hors de ces deux époques , je ne vois pas de philosophe , de 
penseur, qui se soit jamais confessé éclectique. Il y a bien des 
penseurs qui ont été embarrassés en se voyant au milieu des 
écoles diverses qui régnaient autour d'eux ; mais ils n'ont pas 
été pour cela méthodiquement éclectiques, c'est-à-dire fon- 
damentalement indifférents à toutes ces écoles , à toutes ces 
tendances. Chacun d'eux a eu le sentiment net et par de ce 
qu'est véritablement la philosophie , une croyance unitaire et 

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DE L'£CLEGTISHB. SS 

dogmatique^ Chacun d'eax a donc rapporté la vérité à sa 
source , tout en se demandant , avec plus ou moins de trouble 
et d'anxiété , d'où venaient tous ces ruisseaux divergents qui 
couvraient la terre autour de lui. Chacun d'eux s'est dit : « Où 
est le fleuve? Sans doute tout cela appartient au fleuve , mais 
où est le cours principal du fleuve ? dans quelle direction con- 
tinue-t-il? où est sa source, et où son embouchure? Ce 
méandre de canaux divers nous égarerait toute une éternité , 
si nous voulions tous les parcourir. S'amuse qui voudra à les 
visiter i)our les visiter ; moi, je cherche ma route, et veux 
continuer le voyage. » 

Ainsi , par exemple , Cicéron est éclectique. Cela veut dire 
qu'il n'a pas une philosophie originale adéquate aux connais- 
sances de son temps ; il le sait bien lui-même. Mais deman- 
dez-lui si , tout considéré , il n'y a pas une philosophie dog- 
matique, unitaire, et s'il y a plusieurs corps de philosophie 
qu'il mette sur la même ligne ; il vous répondra qu'il n'y a de 
philosophes véritables que ceux qui marchent sur la piste de 
Socrate et de Platon : Plebeii philosophi qui a Socrate et 
Platone, et ah eorum familia, dissentiunt. Cicéron n'est donc 
pas éclectique méthodiquement. C'est un demi-philosophe , 
un platonicien embarrassé : il ne voit pas bien comment le 
Platonisme ne peut pas parvenir à relier les schismes et les 
écoles qui divisent la philosophie; mais il professe, malgré 
tout, que la philosophie est dans cette route. C'est qu'il est 
réellement lui-même dans la vie. N'est-ce pas en effet une 
sorte d'oracle que cette parole de Cicéron que nous venons de 
citer ? Il reconnaît virtuellement l'existence d'une philosophie 
unitaire ; il est vrai qu'il ne l'embrasse pas encore. Il n'a pas 
la lumière , mais il sait le point du ciel d'où elle viendra. Il 
indique Platon comme la source vivante : c'est qu'il est préci- 
sément entre Platon et le Christianisme ; il sait ce qui du passé 
se développera, ce qui vivra un jour, ce qui vit déjà ; et il pres- 
sent à l'avance le Christianisme, qui sera dans la voie de Platon. 

Qu'un siècle encore ou deux s'écoulent , et voilà de nou- 
veaux éclectiques au même titre que Cicéron. Ce sont cer- 
tains Pères de l'Eglise, tels par exemple que S. Justin et 
S. Clément d'Alexandrie. Ils ont parcouru toutes les écoles . 

5, 



54 DE L'ÉCLBCT^SME. 

étudié toutes les philosopbies ; ils sont éclectiques : mais 
Qomment le sont-^s? Ils le sont en'ce sens qulilsYoient là 
eodvergence de toutes ces philosophies vers une philosophie 
unitaire , dogmatique, la sainte philosophie , comme ils nbm- 
metit le Christianisme. « Ce que j'appelle la philosophie , dit 
» S. Clément, ce n*est ni celle des stoïciens en particulier, 
» ni celle des platoniciens , ni celle d'Epicure , ni celle d'Aris- 
» tot^; j'appelle philosophie tout ce que ces sectes diverses ont 
» dit de bon pour nous former à la justice et à la piété. Tout 
» cela réuni forme le trésor de la philosophie. (StronmU lib. I.)» 
— 6 Bien des gens ignorent , dit S. Justin , ce que c'est que 
» la philosophie , et pourquoi elle est descendue vers les hom- 
» mes. En efiet, s'ils le savaient, ils ne seraient ni platonicfetas, 
» ni stoïciens , ni péripatéticiens , ni rationalistes purs , ni 
)> disciples de Pythagore ; car toute cette science de ia philo- 
» Sophie est une, et aboutit au même résultat. {Dialog. tum 
n Triph,) » — « Si quelqu'un, dit Lactance, ramassait toutes 
» les vérités ^parses chez tous les philosophes , et n'en faisait 
» qu'un corps , cet homme n'aurait pas des sentiments diffé- 
» rents des' nôtres. Mais c'eàt ce que Ton ne ]^eut faire sans 
» et#e déjà instruit de ia vérité, (Divin, Instit. lib. VII, c. 2.)» 
Est-Il poésib}e de mieux 'marquer la convergence des. sectes 
philosophiques de la Grèce vers la philosophie nouvelle qui 
allait régner sur le monde ? Je pourrais citer vingt autres 
passages des Pères où le même sentiment se montre. Est-ce 
là dé l'éclectisme? Oui , mais comme celui deCtcéron; c'est 
de l'éclectisme avec une doctrine. Seulement la doctrine des 
Pères est patente , tandis que celle de Cicéron se réduisit à 
une affirmation , à un sentiment vrai du passé et de ravefiir. 
Les Pères voient clairement ce que Cicéron ne voyait qu'à 
travers deux ou trois siècles d'élotgnement. 

Le Christianisme venu , Téclectismè consista dans cet im- 
mense travail d'élaboration qui engendra tant de sectes 
chrétiennes, y compris leurs adversaires mêmes les plus 
déclarés, gnostiques, néoplatoniciens, ou autres, qui, tout 
en combattant la religion nouvelle, n'en furent réellement, à 
un point de vue supérieur, que des sectes. Mais là plus que 
Jamais rè^ne une affirmation, une doctrine. Si Plotiti', si Pok*- 

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DE l'églbctisub. 55 

pbyre^ relèvent devant le Christianisme le drapeau de la phi- 
hM«ipble , c'est qu'ils sont aussi afîGrmatifs, auss) dogmatiques» 
aussi croyants, aussi inspiras , oserai-je dire , que leii cbrétiens 
eux-mêmes. Si Tempe^éur Ju)ien , leur disciple , essaie de 
reconstituer le Paganisme , c'est qu'il y croit d'une certaine 
façon ; c'est qu'il a retrouvé une foi vive , ardente , fanatique « 
pour les vérités qu'il aperçait obscurément sous les symboles 
du polythéisme : quel homme, en effet, bit plus croyant, 
plus crédule même que Julien? Ce n'est donc qu'un grossier 
abus de mot, je le répète, qui a fait appeler en particulier 
éciectit[ue l'école d' A ramonlus etdéPlotia, coipme si CQtte 
écoje avait embrassé l'éclectisme systématique. Cet abus vient 
dé ce que , comme je l'ai montré ailleurs (I), il y eut un 
moment dans le monde où la synthèse nouvelle qui allait 
se faire paraissait pouvoir indifféremment se rapporter à 
la tradition de plusieurs peirples différents, les Qrecs, les 
Orientaux, les Juifs. Ce fut la tradition juive qui l'emporta. 
Mais, avant son triomphe définitif, ]a Grèce tenta un dernier 
effort pour conserver dans le monde l'initiative qu'elle avait 
eue jusque là. Au nom de la Qrèce , transportée à Alexandrie, 
Ammonius eut l'idée d'une synthèse , ce qui est bien différent 
de l'idée de l'éclectisme systématique. Puis de lui sortirent à 
la fois an courant qui allait vers l'avenir par la tradition juive, 
un courant qui allait vers l'avenir par la tradition grecque. Ce 
double courant se marque parfaitement dans ses disciples, 
Origène le chrétien d'un côté , et Origène le païen , ou {Ântôt 
Plotin , de l'autre. Voilà d'où vient l'erreur de cette dénomi- 
nation d'éclectiques donnée aux néoplatoniciens. Au surplus, 
cette vérité est si évidente qulellç est accordée aujourd'hui par 
nos adversaires mêmes. « Qn a accusé , dit M* Cousin , l'écoU 
p d'Alexandrie d'avoir abouti au syncrétisme : loin 4e là , elle 
» a le caractère décidé et brillant de toute école exclusive; et il 
» y a si peu de syncrétisme en elle, qu'il n'y a pan beaucoup (i('c- 
» elêctisme; car ce qui la caractérise est la domination d* un point 
» de vue exclusif des choses et de la pensée. (Cour^,t. ï.)» 
Cherchons d6nc , cherchons encore plus loin dç$ éclectiques 

(i) Voy. l'article Ammonius dans X Encyclopédie NouveU^. 

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56 DB L'éCLBCTISUB. 

systématiques , si nous pouvons en trouver. Mais pour cela 
il nous faudra passer certainement par-delà tant de discussions 
religieuses , tant de schismes , tant d'hérésies , où jamais ne 
prit place cette prétendue méthode de philosopher, puisque, 
avant tout, le fonds de la philosophie, le fonds religieux était 
accordé par tous les adversaires , et qu'on ne se battait que 
sur les conséquences. Passons donc bien des siècles , et voici 
Montaigne par exemple. Quel plus grand éclectique que celui- 
là? 11 a lu toute Tantiquité , et il la sait par cœur ; il la cite à 
tous propos, il en vit. Est-ce un éclectique? Non; c'est un 
sceptique , et il le sait bien. Il fallait être sceptique à son épo- 
que , et il le fut. 

Enfin , nous avons vu plus haut comment Diderot se disait, 
lui et son siècle, éclectiques; mais tout le monde sait ce que 
c'est que Téclectisme de Diderot et des libres penseurs de son 
temps ! 

Tout compte fait, je ne vois donc, avant M. Cousin et 
l'école qui de nos jours prend le titre d'écleclique , que deux 
hommes qui aient sérieusement préconisé Téclectisme conune 
une méthode de philosopher. C'est, je le répète, Potamon 
qui enseignait à Alexandrie, et Juste Lipse. 

Juste JJpse , si docte en tout ce qui concernait Tantiquité , 
le savait bien , que ce Potamon d'Alexandrie était réellement 
le seul éclectique systématique qu'eût produit l'antiquité. 
Aussi avec quel enthousiasme ne salue-t il pas son unique 
prédécesseur dans l'art de l'éclectisme : « Vous paraissez 
» enfin , s'écrie-t-il , ô le plus excellent des philosophes! vous 
» êtes véritablement entré dans la seule voie qui puisse con- 
» duire au sanctuaire de la vérité... méthode trop tard dé- 
» couverte, ou trop tard mise au jour, quand elle aurait dû 
» précéder toute autre méthode i Àdes, ades^ optime philo- 
» êophantium! Viam ipsam ingresms es ad penetralia illa 
» veri,.. O tarderepertum aut editum quodprimitus opor- 
» lebat, (Lips. Manuductio ad philos, stoicam, lib. I, dis- 
» sert. 5.) » Êxaminonsdonc un moment ce que furent Potamon 
et Juste Lipse , et ce qu'ils valent dans le développement de 
l'esprit humain. 

L'histoire de Potamon est fort brouillée : on est assez in- 



DE L'^LECTISMB. Sfï 

certain sar le temps précis oà il vécut; on ne sait rien de sa 
Tie , et rien de sa philosophie. Nest-ce pas un motif pour 
conclure que sa méthode ne produisit pas de grands fruits? 
Trois auteurs ont parlé de lui, Diogène de Laërle, Suidas, et 
Porphyre. Suidas dit de lui qu'il vécut avant et sous le règne 
d'Auguste (irp^xaîfxeV *Avyow(TTov). Mais c'est certainement 
nne erreur ; car Diogène , qui écrivait au commencement du 
troisième siècle de J.-C. , dit que l'école éclectique de Po- 
tamon était toute nouvelle de son temps : Nunc verô nuper 
(«Tt^e wpo oliyev) etiam Eckctica secta introducta est a Pota- 
mone Alexandrino , quœ seligit et excerpit placita e singulis 
sectarum. Peut-être, dans Suidas, faut-il lire Alexandre^ 
c'est-à-dire Alexandre-Sévère, au lieu d'Auguste; car, sui- 
vant ce que dit Diogène , Potamon a dû vivre sous cet empe- 
reur. Quoi qu'il en soit , ce que nous avons de plus explicite 
sur le père de l'éclectisme systématique , c'est une phrase de 
Porphyre dans la Vie de Plotin. « La maison de Plotin , 
» dit Porphyre, était pleine déjeunes garçons et de jeunes 
» filles. C'étaient les enfants des citoyens les plus considérés 
» par Içor naissance et par leur fortune. Telle était la con- 
» fiance qu'ils avaient dans les lumières et la vertu de ce 
» philosophe , qu'ils croyaient tous n'avoir rien de mieux à 
» faire en mourant que de lui recommander ce qu'ils laissaient 
» an monde de plus cher. De ce nombre («vrovrotç) fut Po- 
» tamon , que Plotin se plaisait à entendre sur une philo- 
» Sophie dont il jetait les fondements , ou plutôt sur une phi- 
» losophie qui consiste à fondre plusieurs systèmes en un. » 
Diderot , qui cite ce passage , remarque avec raison que cette 
expression de ce nombre peut se rapporter également aux 
pères ou aux enfants. Il est probable qu'elle se rapporte aux 
pères, et que Potamon était déjà un vieillard du temps de 
Plotin; car puisque Diogène, qui écrivait, à ce que l'on croit, 
vers l'an 2U , dit que Potamon venait tout récemment d'in- 
troduire sa méthode d'éclectisme , il s'ensuit que ces essais de 
Potamon devaient remonter environ à l'époque où naquit 
Plotin , dont on place la naissance en l'an 20£>. 

Ainsi il y a eu un philosophe à Alexandrie qui « choisissait 
» et prenait ce qui lui convenait des différentes sectes philo- 



M DE L'écLBCTISME. 

» sopbiqaes, pour en faire un système, » on ne sait d'après 
qiiei principe : voilà ce que la phrase de Diogène nous apprend. 
)l y a eu un pl)ilo8ophe qui avait imaginé , comme méthode de 
philosoplier , de « prendre plusieurs systèmes et de Les fondre 
» en un ; » et Plotin se plaisait à l'entendre : voilà ce que nous 
apprend la phrase de Porphyre. Nous n'avons rien de plus sur 
Potamon; pas d'autre trace de son existence. Seulement, 
nous sommes bien sûrs que Plotin, qui aimait sa conversation, 
ne se fit pas pour cela son adepte , et que le néoplatonisme de 
Plotin et ie ses successeurs n'a aucun rapport ^vec l'éclectisme 
de Potamon. Le peu de mots que renferme sur ce sujet le Ma- 
nuel de l'histoire de la philosophie 4e *! ennemann, publié par 
11. Cousin, est 4'une justesse parfaite : « La plupart des platooi- 
i> ciens du troisième siècle, dit Tennemann, éiaient en même 
» temps des éclectiques, mais non pas toutefois à la manière 
» de Potamon d'Alexandrie , qui , tout en extrayant ce qu'il y 
» avait de mieux dans chaque système , prétendait en former 
» un système à part , sur lequel nous n'avons pas de rensei- 
» gnements. C'est à tort qu'on a voulu déduire de cet essai 
» isolé le néoplatonisme des Alexandrins. » 

Quant à Juste Lipse , l'admirateur et le successeur 4^ Po- 
tamon dans l'art éclectique , nous sommes à même de le ca- 
ractériser autrement que par conjectures. Voici en résumé 
ce qu'en disent les biographes. C'était sans contredis un homme 
d'un esprit vaste , profond même , et doué en même temps du 
talent de la forme. Il brilla dans son siècle comme écrivain et 
comme professeur , stylo et lingua , ainsi qu'il )e dit lui- 
môme , sans trop de modestie , dans son épilaphe. {1 professa 
avec applaudissements à léna , à Leyde , à Louvajn. 11 avait 
commencé à parler du liaut d'une chaire à Tâge où les autres 
enfants sont encore au collège. Le monde était alors divisé 
entre le Catholicisme et la Réforme : Juste Lipse , égaré dans 
le dédale des livres , et enivré de son importance et de l'éclat 
de sa parole , ne comprit pas d'abord qu'il fallait se décider 
sérieusement en faveur d'une des deux religions. Mais la 
question qui divisait le monde était plus forte que lui : aussi 
vit-on tour à tour cet éclectique passer» avec une sorte de 
frénésie qui venait de sa faiblesse et de sa versatilité mêBte »de 

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DB L'iCLBCTlSMB* hê 

rm dés àen% partis ft Fatitré : catiioliqae h B^fiie , lolbërien 
à léna» calvioiste à Lè}de , il redevint catboU^e à Loayaln. 
n finit par écrire en làreurde Fintolérance; il engagea les 
princes « à exterminer par le fer et le feu ceux qui sont d*uâe 
» antre religion que celle de FEtat , afin qu'un membre périsse 
» plutôt qae tout le corps. ( Traité de la PoWique, ) » Après 
son dernier cliangement^ il se montra extérieurement fort 
dévot; et toulefois ses contemporains qnt douté que sa piété 
fût véritable. Il écrivit YHistoire de Notre-Dame de Hall 
eomme on Taurait écrite dans les siècles de la plus gro'^sière 
ignorance ; il adopta sans examen les fables les plus ridicules^ 
les traditions les plus incertaines; et, ce chef-d'œuvre fait, il 
consacra sa plume d'argent à cette chapelle. En mourant , il 
ordonna à sa femme d'offrir sa robe fourrée de professeur I 
Tantel de la Vierge dans une église de Loùvaîn. Sa femme 
offrit effectivement ce singulier présent ; mais comme II ne 
pouvait servir de rien à cette chapelle , on la vendit à nn sa- 
vant da temps , (Jni s*en servit depuis en mémoire de Lipse. 

En toute autre occasion , notis détournerions les yeux de 
ces détails, par pitié, et par piété envers la mémoire d'un 
homme qui a rendu de grands services comme érndit. Mais 11 
fant moutreroù conduit l'éclectisme philosophique, quand lé 
monde en est à des combats comme celui de Luther et de la 
papanté. 

Il est juste que nous ajoutions que tîpse , tout en proclamant 
réclectisme systématique comme méthode de philosophie, 
s^attacha cependant à une philosophie particulière , celle des 
stoïciens. Il fut donc infidèle à cette méthode même qu'il 
proclamait comme la seule voie qui pfti conduire au sanctuaire 
de la vérité. En somme, ce fut un lettré , un des triumvirs 
dn monde érudit de son temps avec Casaubon et Scaliger ; ce 
ne fut pas un philosophe. « Juste Lipse, dit encore excellem- 
» ment le Manuel deTennemann , devint un habile interprète 
» de la philosophie stoïque, sans être, à proprement parler, pî;i- 
» losophe ; et il lui manqua, pour être un vrai stoïcien pratique, 
» la constance, ainsi qu'ill'a déclaré lui-môme dans ses écrits, » 
Mais cette inconstance de JusCé' Lipse , cette versatilité qu'il 
porta dans la politique comme dans la religion ou la philo- 

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60 DE L*éCLECTISUB. 

Sophie, n*était-elle pas en parfait rapport avec son principe de 
Téclectisme systématique ? Un homme constant et stoïcien par 
nature n'aurait jamais adopté Vindifférentisme comme mé- 
thode; et réciproquement combien une pareille méthode, une 
fois dans la tête d'un homme , lui permet de vacillations dans 
sa vie politique , de changements de partis, de cavillations en 
tout genre , et de honteuses trahisons ! 

J'en suis donc fâché pour Téclectisme systématique , mais 
en me fondant sur les deux seuls exemples que Thistoire, an- 
térieurement à notre temps , nous ait transmis de véritables 
sectateurs de cette méthode , je serais porté à dire , ce que 
j'ai déjà au reste démontré par le raisonnement , que Téclec- 
tique est le contraire d'un philosophe. Le philosophe est od 
croyant, même quand il se proclame, comme à certaines épo- 
ques, incrédule , sceptique, athée : Téclectique est un homme 
indifférent par nature. Le philosophe est un homme con- 
-stant ; il y a toujours en lui du stoïcien , parce qu'il est 
constant dans sa foi et dans ses opinions , et qu'il croit , non 
pas en lui , mais , comme les stoïcien», dans le Dieu qui ba- 
hite en lui : l'éclectique est un homme inconstant , versatile , 
toujours tourné à ce qui triomphe actuellement dans le 
monde. Enfin , le dirai-je , l'éclectique systématique est un 
savant qui parle plutôt la philosophie qu'il ne la cultive. Sup- 
posez un homme obligé d'enseigner la philosophie dans une 
époque de confusion comme celle de Potamon , ou celle de 
Juste Lipse , ou la nôtre , avant d'avoir pu se faire par 
lui-même , par les douleurs et les enseignements de sa propre 
vie , une philosophie : il se passionnera pour la gloire de tous 
ces philosophes dont sa voix fait retentir les noms ; il voudra 
les égaler tous , les surpasser même, émulation très légitime 
sans doute : mais leur désaccord l'embarrasse , faute de prin- 
cipes qui lui appartiennent ; il ne sait vraiment auquel enten- 
dre ; il passe de l'un à l'autre , et porte tour à tour leur 
costume ou plutôt leur livrée , comme ces savants de la Re- 
naissance dont je viens de parler ; un beau jour enfin , il 
s'avise , la lumière a percé la nue , il se fait éclectique par 
système. 



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DEUXIEME PARTIE. 

DE L'éCLECTISHB SYSTÉMATIQUE DE^MM. COUSIN 
ET JOUFFBOT. 



§ I". 

Origine de Técole éclectique actuelle. 



Je passe à l'objet de la seconde partie de cet écrit, recelé 
éclectique de MM. Cousin et Jouffroy. Quant à cet éclectisme- 
là , il ne se perd pas pour nous dans la nuit des temps : nous 
Tavons vu naître , se poser, se professer, se propager; et nous 
pouvons aujourd'hui , à notre aise , en contempler les effets. 
« Il y a environ vingt ans , dit un disciple de cette école dans 
» Farticle Eclectisme de V Encyclopédie des gens du monde , 
» que l'éclectisme fut proclamé par M. Cousin comme devant 
» être la philosophie du dix-neuvième siècle. Depuis son origine, 
» l'éclectisme a joui d'une fortune très brillante. Ni les applau- 
» dissements du public , ni les distinctions honorifiques du 
» gouvernement, n'ont manqué à ses représentants principaux. 
9 A partir de 4830, il est devenu, non pas la philosophie de i*E- 
» tat , ce qui , en supposant Que la chose eût été possible , 
» l'eût rendu à jamais odieux , mais la philosophie de l'Uni- 
» versité de France. » Puisque l'éclectisme est , à ce qu'on 
nous assure, la philosophie de l'Université de France, et 

6 



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62 DB L*éGLECTlSME. 

même un peu, sans quMl y paraisse, la philosophie de TEtat 
depuis 4830 , nous voilà bien forcés , en vérité , d^examiner si 
l'Université et l'Etat se trouvent avoir, depuis 4830, une 
bonne philosophie. 

La première chose à chercher , c'est l'origine des idées et 
des sentiments qui ont conduit MM. Cousin et Jouffi-oy à em- 
brasser cette méthode. Rien ne donne mieux l'explication 
d'un mouxfmenr phll^ophiqae ; <ip,el gij[;jj àqît , <îRe de pré- 
ciser exactement son point de départ. Nous avons déjà eu oc- 
casion, dans un recueil périodique (la Revue encyclopédique), 
de nous expHqtier sur l'origine de l'éclectisme ; ^u'on nous 
permette donc de répéter en partie ici ce que nous disions 
à ce sujet il y a déjà quelques années. 

« On sait que la révolution et l'empire ayant rompu toute 
la tradition du passé, et l'empire s'étant mis en réaction contre 
la philosophie du dix-huitième siècle , l'Ecole normale participa 
de cette réaction, et devint comme un séminaire où l'on s'effor- 
çait de cultiver ies langues , la littérature , et les matières phi- 
losophiques pour elles-mêmes, et indépendamment de la vie 
politique et sociale. Il s'agissait de former des rhéteurs on des 
dialecticiens , Comme à l'École polytechm'qne des ifigé^ieurs 
ou des officiers d'artillerie, te génie de Napoléon étàif de 
fragmenter les hommes pour en faire des instruments; toutes 
ses institutions allaient là. t'époque d'ailleurs était favorable : 
on se prosternait alors devant le principe de la division du tra- 
vail; dans l'industrie , l'idéal eût été de faire des hommes qui 
auraient eu une merveilleuse capacité à percer un trou d'ai- 
guille, et qui n'en auraient pas eu d'autre. 

» La psychologie^evînt donc à l'Ecole normale ce qu'était 
à l'Ecole polytechnique le calcul différentiel, te génie de3 ptî- 
losophes du dix-huitième siècle u'entra pas dans celte école,: ij 
fut consigné à la porte. t)e tous les penseurs qui avaient 
donné à la France une, s| grande initiative, on ne voulut con^ 
naître à l'École normale qu'un seul homme , un homme 
spécial,CondiIlac. Voltaire, Montesquieu, Diderot, J.-LRpus- 
seau , n'y paraissaient pas de grands philjosophes.,Èt^ je. le 
répèle , çé n'est pas à un dessein prémédité , à une volonté 
particulière , qu'il faut attribuer ce délaissement de la phUo- 

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DB L'bCLECTISMB. 05 

Sophie pour la psychologie ; hors de TEcole normale, c'était la 
gi^llie chose. 

» £n faisant exception de quelques bomçies profondément 
Ignorés pendant leur vie, tels que Saint-^imon, on peut 4ire 
qu'eo France la phjlosop|)|e est descendue au tombeau avec 
yo}talre et Rousseau , Diderot et Con<|orcet. Après la révolu- 
tion française , en effet , leurs successeurs n^ont p)us été que 
4e« idéologues. Il a existé une science appelée idéologie , (m., 
cofnme d'autres l'appellent, psychologie, une science parti- 
culière , qui tient sa place dans Tordre des conna^nces hu- 
itaines , comme la pliysique ou }a physiologie ; mais il n'y a 
plus eu dé philosophes. Comment Napoléon nommait-il le^ 
hommes qui de son temps semblaient , par la nature de leurs 
travaux , occuper la place des philosophes ^n dix-huitième 
siècle? comment ces hommes se nommaient-ils eux-mêmes? 
des idéologues. £t plus tard, sous la restauration , si Ton 
examine avec attention Tinfluence réelle et la nature des trat- 
vamt philosophiques de cette époque, on verra, dans ceux 
qui prennent le titre de philosophes , des psychologues , des 
littérateqrs, des ^isforiens, 4es traducteurs de pliilosophieii 
anciennes ou mo4ernes , mais non pas des philosophes. 

» An dix-liuitième siècle, le domaine delà philosophie ^tait 
immense. La France, comme le reste 4e Tiplurepe, étant encore 
soumise au régUne théologique et féodal , toute i4ée qui 4^ 
près ou de loin attaquait ce régime, fût-elle vraie ou faussai 
ralsonnahle ou absurde , prenait par cette tendance seule une 
grande importance. Un lien secret s'établissait entre toutes les 
idées novatrices ; et tout effort pour détruire la constitution 
ihéologiqne et féodale était de la pliilosopbie. Voilà Tère des 
philosophes; mais sous l'empire leur règne était passé, ta 
partie critique de leur œuvre était accomplie , et il ne s'agis- 
sait pas encore d'en développer la partie organique. ]Lp grand 
travail philosophique paraissait donc susj[^n4u ; on s'occupait 
seulement des sciences particulières. 

» En opposition donc aux idéologues sectateurs de Copdll- 
iac, Técole of jicielle chercha à l'étranger quelques innovations 
avec lesquelles elle pût combattre ce qu'elle appelait la philo- 



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64 DB l'éclectisme. 

sopbie du dix-huitième siècle. M. Royer-Gollard y importa 
Reid et les Ecossais. 

» Voilà tout le secret de cette grande insurrection contre 
le matérialisme et le sensualisme dont on a fait tant de bruit, 
et dont ceux qui y ont pris part se sont si magnifiquement 
complimentés entre eux. En disant cela, je ne veux en 
aucune manière jeter du blâme sur cette réaction spiritaaliste 
qui a été. utile, et à laquelle l'Ecole normale a contribué; je 
veux seulement montrer par quelle voie cette école fut con- 
duite à ignorer , à méconnaître et à attaquer la pbilosopble 
du dix-huitième siècle. 

» Après M. Royer-Gollard vint M. Cousin , qui , sur les 
traces de son maître, commença par enseigner la psychologie 
expérimentale des Ecossais. Et , je le répèle , grâce à la las- 
situde de la nation et au dénigrement de Tempire , les grands 
hommes du dix-huitième siècle étaient tellement abandonnés, 
et leur inspiration si oubliée, qu'il put, au nom de la psycholo- 
gie et de Técole écossaise, attaquer tout le dix-huitième siècle 
philosophique et le nier hardiment , faisant à ses élèves et à 
lui-même reffet d'une originalité toute nouvelle. On eût dit, 
à l'entendre, que la philosophie commençait en France, et 
qu'elle y naissait pour la première fois. Mais M. Cousin ne 
resta pas long-temps Ecossais , il se hâta de passer en Alle- 
magne. L'Allemagne était un pays nouveau à voir, et dont on 
pouvait tirer de beaux effets. Grâce à cette heureuse flexibilité 
d'esprit qu'un de ses amis (I) relève comme son trait caracté- 
ristique , « et qui , dit - il , prenant une habitude aussi vite 
» qu'elle en quitte une autre, se prête à tout, » M. Cousin eut 
bientôt d'un professeur allemand l'apparence et le langage. 

» M. Jouffroy ne suivit pas M. Cousin dans ce voyage. Il 
le laissa courir fortune à Kœnigsberg et à Berlin. Pour lui» il 
resta avec l'école écossaise ; mais , à quelques années de là, il 
se rencontra avec lui dans l'éclectisme. 

» L'éclectisme, eh effet , devait naître de la psychologie en- 
tendue et cultivée comme elle l'avait été à l'Ecole normale. 

(x) M. Damiron. 

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DE L'ÉCLEGTISBfE. 65 

(Tétait le fruit naturel da germe déposé dans cette école soos 
Tempire. Le gouvernement qui dit à M. de Fontanes : « For- 
mez-moi des hommes qui sachent de la logique, de Tanalyse» 
et qui , fidèles sujets de l'empereur, ne s'occupent de politique 
et de religion que pour respecter et maintenir ce qui est, » ce 
gouyernement a engendré Téclectisme. Formé d'après cette 
règle, on était logicien, abstracteur, psychologue; on n'était 
d*aacun siècle et d'aucun temps , on n'appartenait à aucune 
tradition, on n'en connaissait aucune ; on était surtout complè- 
tement indifférent à l'œuvre de la philosophie du dix-huitième 
siècle et de la révolution : premier caractère de l'éclectisme. 
Ensuite , comme on avait étudié la psychologie pour elle- 
même , comme une chose absolue en soi et parfaitement dé- 
tachée du reste , comme on s'était appliqué avant tout à bien 
isoler son domaine de celui de toute autre science, il était tout 
naturel qu'on considérât toutes les sciences et tous les arts 
comme autant de sphères distinctes entre lesquelles il n'exis- 
tait aucun lien. Du moins n'avait-on dans l'âme aucun sen- 
timent , dans l'esprit aucune idée qui pût servir de pont entre 
toutes les parties de la connaissance et de l'activité humaine ; 
on était nécessairement fragmentaire. 

» Hé bien , c'est cette négation même de toute philosophie 
que M. Cousin et M. Jouffiroy transformèrent en philosophie, 
vers la fin de la restauration , sous le nom d'éclectisme, 

» M. Cousin prononça le mot , M. Jouifroy le répéta. 
Ce fut ainsi que par des voies diverses ils vinrent; aboutir 
au même résultat L'un avait couru le monde , l'autre était 
resté chez lui ; mais telle fut l'influence de leur point ini- 
tial qu'ils durent se rencontrer et s'accorder dans l'éclec- 
tisme. 

» Un psychologue, et surtout un psychologue de notre 
temps, est un homme qui n'a ni tradition ni but; en cela il 
ressemble à un chimiste ou à un physicien. Sans doute il peut, 
comme Condillac ou M. de Tracy, accomplir un travail en ac- 
cord parfait avec la philosophie d'une époque; et sous cerap* 
port il prend rang parmi les philosophes : mais il n'est pas 
philosophe au seul titre de psychologue. Demandez à un psy- 
chologue quelle est sa tradition : il n'en a pas , et il ne soup- 

G. 



06 DE L*£GLECTISME. 

çonne pas même qu*il soit besoin d*en avoir une. Demandez^' 
loi quel trairall accomplit aiijodlrd*hrif rbtifnantlé : !! ne 
slmagifler^it jamais que la détermination dé ee travail fftt 
llobjet de la pbilosopbie. 

» Si donc un tel bomme, après avoir long-temps exereé son 
esprit et sa dialectique sur les questions qu'il t'egardê comme 
constituant à elles seules la pbilosopbie , sort un jour de scrn 
sujet babituel pour contempler le monde et la politique ; s'il 
vient à s'occuper de toutes les questions saisissantes' de la 
science sociale , qu'arrivera-l-il ? Froid, glacé. Indifférent , 11 
contemplera tou^ les systèmes, et afifeèiera de n'être d'afefeun 
pour pafraître supérieur à tous ; il critiquera tous les partâ , 
et restera immobile, incapable d'agir, ne sentant ni Te {(assé ni 
l'avenir. 

» Voilà la disposition originelle, la préparation de coeur, 
si je puis m'exprimer ainsi , qui a engendré i'éclectlsnié. Il 
s'est trouvé des bommes qui avaient étudié la psychologie, et 
qui étalent restés étrangers au mouvement du siècle, étrangers 
â l'bistoire ; des hommes qui ne procédaîént pas de Pesprit 
émancipateur du dix-buitîème siècle ; des bommes penr^iftl 
la révolution française n'était pas plus c^e 'iovX autre é^é^ 
nement historique ; des bommes façonnés dans l'école ôfll- 
cîeïle et réactionnaire de Fèmpire. 

» Ces bommes ainsi faits , ces bommes sans tradition , sans 
racines spirituelles dans le passé, se trouvaient plaéés entrer la 
pbilosopbie du dix - huitième siècle et l'école' fhéologique. 
N'ayant pas par eux-mêmes une philosophie, étbabltués à con- 
sidérer la philosophie du dix-boitîèmê siècle cbfbme d^ 
matérialisme , précisément parce qu^ils ne ravalent cômprhifè 
qu'en psychologue^, ilà prétendirent intervenir généreusement 
entre le sensualisme et la théologie : ils se firent spirituali^te», 
mais spiritualistes rationalistes; et ils appelèrent cela de l'é- 
dectisme. 

» Ils se trouvaient placés entre l'ancien régime et la révo- 
lution : ils ne se décidèrent ni pour l'un ni pour l'autre , mfaîs 
tâchèrent de s'arranger avec l'un et avec Taritre ; ils appelèrent 
encore cela de l'éclectisme. 

» Ils se trouvaient placés entre la monarchie et la républi- 

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DE L'EGLBCTISMB. HT 

que ; iU firent une théorie de ces deux gouvernements accou- 
pla , et ils appelèrent encore cela de l!éclectjsine. 
' y £t voyant qn*jtff avaient on mot qtii s'adaptait mervell- 
l^osemenfà leur situation en tonte chose , ils préien4irent que 
cemôfà lui seul était une philosophie. 

» L'éclectisme moderne résulta ainsi des opinions qui se 
débatuieiit autour de lui , et fut lé produit des clrcoostaii- 
en* 

tf II y eut aussi des éclectiques dans l'antiquité , du moins 
on leoF a donné ce i^om ; mais quelle diiléreiice! La philoso- 
phie al^andrine était une philosophie; le néoplatonisme 
éisift un système. • 

» Vers la fin du second siècle , les disciples de Platon tou- 
lureni Conquérir à leur doctrine agrandie toutes les croyances, 
toutes les religions. Ils se firent conciliateurs , éclectiques; 
Mais ils he se tinrent pas pour ce|a dans une neutralité im- 
pùfsèante; Us ne ]^rirént pas la nullité pour fa philosophie; Ils 
né se bornèrent pas non plus à choisir dans les diiférentes 
sectes les opinions qui leur paraîtraient les meilleures. L*é- 
dectlsme antique , au côntt'aire , avait la prétention d'être la 
vraie , l'nniversdte religion. Ammohius , son fondateur , e^ 
saya ceqiiMl y li de j^us grand au monde : il entreprit d'ex- 
pliciter toutes les rdighons et toutes les phflosophies , et dé 
les réunir en ym commun symbole. L^Oileni lui parals^it la 
source dé toute doetrinel Hermès chez les Egyptiens, Platon 
cbe£ les Oreés , étaient les deux principaux initiateurs q^ii 
avalent Infiltré en Occident les idées orientales ; avec eux donc 
on pouvait remonter à la source de toutes les sectes qui se 
partageaient le thonde gréco-rèmain , et concilier ainsi routes 
céà sectes. I^aisil fallait restaurer l'ant'qne et primitive phl- 
losopble dont tt)utes lés croyances et toutes les superstitf^.ns 
tt^éialent que des émanations et des débris. Il l'entreprit; 11 
s'exi^iqua'sur i-anivers, sur la Divinité, sur Tétemité du 
nfdttde; sur la nature de l'âme, et sar tonres les questions que le 
seV^timent teligieu)^ soulève au coeur de Thommè. Puis il in- 
térpHta, il e)tpllqtia les opinioUs des autres sècteS, de ma- 
nière qti'dles parurent ne fMre (fae' refléter le systèibe d^s 
Egyptiens et d^ Plarott. Et sadoctrhié Hinailconstltuëe, il en 

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68 DE L*éCLECTISME. 

déduisit une pratique , une morale , une règle de vie (I). 
Plotin son disciple , Porphyre ensuite , Jamblique successeur 
de Porphyre, et plus tard Maxime et Proclus, confirmèredt, 
perfectionnèrent, défendirent ce grand système, que Julien, 
leur élève , voulut faire prédominer par la politique sur le 
Christianisme naissant. Rien de plus systématique donc que 
Péclectisme ancien , puisque c'était pour ainsi dire la moelle 
et la substance de tous les systèmes. C'était la doctrine des 
doctrines , la religion des religions. Polythéisme oriental , 
indien ou égyptien, Sabéisme de Zoroastre, Paganisme grec 
et romain , croyances de Pythagore et de Platon , Judaïsme 
et Christianisme, tout devait s*abîmer et se retrouver dans la 
philosophie universelle ; tout devait y venir dépouiller ses 
symboles, ses superstitions, sessouiliures ; toutes les traditions, 
tous les dogmes devaient s'y confondre. Encore une fois , c'é- 
tait une philosophie, une religion : ce fut la religion d'Ori- 
gène et de plusieurs autres Pères du Christianisme ; ce fut la 
matière première du Christianisme ; ce fut aussi la source de 
toutes les hérésies. Cet éclectisme-là dura sept siècles avant de 
se transformer. Voilà de la grandeur et de lu puissance. 

» Mais c'est parodier un nom que s'appeler éclectiques pour 
si peu de chose, que ne se décider sur rien. 

» Il est vrai , quand M. Cousin commença à parler d'éclec- 
tisme, il avait une idée : il sortait de Proclus, qu'il venait 
d'éditer, eril voulut un jour, à l'imitation des Alexandrins, 
refondre les systèmes philosophiques , et constituer avec eux 

(i) C'est du moins Topinion de Brucker, qui attribuerait volon- 
tiers à AmmoDius tout ce qui se trouve dans les Ennéades de Plotin, 
et qui ne verrait dans Plotin , Hérennius , Origène le païen , que des 
divulgateurs indiscrets de la doctrine qu'ils avaient reçue d*Ammoniiis, 
et qu'ils s'étaient engagés entre eux à tenir secrète: « Et hoc constat, 
» arcanatn habuisse jimmonium doctrinam suam^ et ita quoque eut» 
» todiendam discipuHs tradidisscy eos autem officii immemores tan^ 
» dtm novam philosophiam vulgasse, ( Brucker, tom. II. ) » Mais 
Ammonius eut-il réellement par lui-même une doctrine aussi com- 
plète que le veut Brucker ? Nous n'avons là-dessus aucun témoignage 
décisif. 

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DE L'éCLECTISMB. 69 

on syslème plus compréhensif qui les embrasserait toas. Mais 
cette idée ambitieuse ne fit que traverser sa pensée ; il ne fit 
rien pour la réaliser. Ses voyages en Allemagne ne tardèrent 
pas d'ailleurs à le détourner de son impulsion première ; car 
il trouva là tout fait un autre genre d'éclectisme qui lui donna 
complètement le change. La métaphysique allemande, se 
IM^taot à Timmobilité politique , avait pris les devants : Hegel 
et son école étaient arrivés, de la justification du passé, à 
condare la justification du présent. Facile , comme nous Fa- 
vons déjà dit , à prendre toutes les impressions , et plus imi- 
tateur qu'inventeur, dépourvu en outre de ces solides atta- 
chements du cœur, si utiles pour lester et retenir dans la 
droite voie l'imagination d'un philosophe , M. Cousin ne fit 
pas difficulté d'emprunter la doctrine de l'école de Berlin ; il 
quitta rapidement une imitation pour une autre , et , cachant 
sous le nom d'éclectisme , pris à Proclus et aux Alexandrins, 
la justification du passé et celle du présent , prises à Hegel , il 
réussit ainsi à faire deux plagiats d'un coup. C'était donner un 
faux nom à une fausse doctrine. Quoi qu'il en soit , il se mit à 
parader avec le mot, et le mot fit quelque fortune; car il se 
trouvait à l'usage des politiques qui s'étaient enchevêtrés 
entre l'ancien régime et la révolution. Plusieurs vinrent donc 
à son aide , et l'éclectisme se trouva bâclé en quelques mois. 
Cette philosophie nouvelle , qu'il s'agissait d'élever sur les 
ruines et avec la substance des religions et desphilosophies, 
vint aboutir à un misérable syncrétisme politique , et se ré- 
duire à cette formule : Prenez une dose de monarchie , une 
dose d'aristocratie , et une dose de démocratie , vous aurez la 
restauration ouïe juste-milieu , et ce sera l'éclectisme. 

» L'éclectisme donc ne parut dans le monde que pour de- 
venir le couronnement et le mot d'ordre philosophique de 
cette école doctrinaire si obstinément attachée à la légiti- 
mité , non par goût , non par séduction , mais par impuis- 
sance; sans netteté , sans enthousiasme, et sans grandeur; 
qui , en politique , n'a jamais compris ni la Convention ni 
Napoléon , ce qui suffirait pour la juger , et qui a attaqué le 
dix-huitième siècle et la révolution française sans avoir pour 
excase le sentiment de la grandeur du passé , ni le près* 

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70 DE L*fiCLECTI8ME. 

sentiment de Tavenir ; qui n'a recaeilli de l'héritage de ma- 
dame de Stàêlque ses^ colères de femme contre descolasses; 
du plus mauvais goût en art et en poésie ; sans idéal comhie 
sans sympathie aacuhe pour le peuple ; ne connaissant d^ail- 
lenrs ni la misère des prolétaires , ni la vie qui fermente 
au sein de notre époque ; sans religion , et n*en bentant pas 
le besoin. 

» C'est ainsi que doctrinarisme et éclectisme sont devenus 
synonymes. Quant à l'éclectisme en lui-même ; il y a long- 
temps déjà qu'on le sait , ce n'est rien ; ccn'est pas même une 
compilation. Qu'on nous montre les travaux entrepris par tés 
éclectiques modernes pour accorder et concilier les phile- 
sophies et les religions. Sans doute il y a une coneilitition pos- 
sible entre les systèmes. Le Christianisme , par exemple, et fa 
philosophie critique , en s'expliquant , viendront un jour à se 
comprendre ; et dans le développement successif de l'huma- 
nité', il y a un mystère de transformation qui associera ca- 
seihble à l'œuvre du Catholicisme Toeuvré de Luther et dîe'ses 
successeurs. Mais la conciliation entre deux systèmes n'est 
possible qu'à la condition d'un système supérieur à eux. A]féz 
donc le sentiment de l'idée supérieure qui doit rém|)iacer deux 
idées en apparence adverses , et poussez à Cette idée. Il stissS; 
au contraire, vous voulez seulement' opérée pdtir ainsi dfi'e 
mécaniquement sur deux idées, vous né réussirez pas à les 
unir, où vous ne ferez qu'un amalgame dégoûtant. Avant 
que l'éclectisme naquit à Alexandrie , il y avait aussi là des 
hommes qui imaginaient de concilier des systèmes en {>renant 
un milieu , comme on prend une moyenne arithmétique efitre 
des quantités. On appelait cela du syncrétisme. Nos éclecti- 
ques de Paris n'ont pas même tenté en grand l'œuvre àts 
syncrétistes d'Alexandrie. 

» Qu'ont-ils donc fait? Nous Tavons déjà dit : Prenez une 
dose de monarchie, une dose d'aristocratie, et une dose de 
démocratie, vous aurez Tédectisme. Voilà la seule formùie 
que nous leur connaissions; qu'on nous en cite une autre. • 



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DE L^ECLËGTISME. 7i 

§11. 

Variations successives de M. Cousin. 

Vers le méipe temps où nous attaquions ainsi la faussé phi* 
losc^ieiqàiseTvanjLede régenter aujourd'hui TUniversité et 
Hième rJSiat^ M. Lerihmier en faisait justice dans ses, Lettres 
philoêof^iques adressées à un Berlinois. Il est nécessaire 
que BOii^ citions ici quelques pages du chapitre consacré à Vé^ 
ckctiame. 

« A^toat liomanequi a présenté un système philosophique^ 
» dit M. Leuninier,- il faut demander d'abord ce que, dès le 
n principe , il a voulu faire. Pourquoi vous êtes-vous levé, et 
» qaevouliez-jvousdire? 

» Qaand M. Cousin monta dans la chaire de M, Royer- 
» GoUard , il y parut sans autre dessein que de développer 
» l'histoire des systèmes philosophiques. Esprit littéraire , il 
» se tourna vers la littérature de la philosophie ; imagina^ 
» tion mobile , il cjuittait facilement une belle théorie pour 
» one autre qu'il trouvait plu» belle encore ; parole ardente ^ 
» il faisait couler dans les âmes Tinteltigence et l'enthou^ 
» siasme de la science. Tel a été M. Cousin : c'est son ca« 
» raclère de n'avoir jamais pu trouver et sentir la réalité 
» philosophique lui-même ; il la lui faut traduite , décou- 
» verte, systématisée; alors il la comprend, l'emprunte, et 
» l'expose. 

» Le jeune professeur commença sa carrière par commen- 
» ter avec verve l'école écossaise , dont M. Royer - Collard 
» lui avah légué l'exploitation, fteîd , Smith, HutchesOn,' 
» Fergnsson , Bugald Stewait; ensuite il passa à l'Allemagne J 
» saisit rapidement les principaux traits de la philosophie 
1» morale de Kant , et se fit kantiste : ce furent alors d'élo- 
» quents développements sur le stôïcisnie, le devoh-, et la li- 
» berté. Pendant l'année 1829 à 1830 , renseignement dé 
» M. Cousin rallia la jeunesse , et semblait vouloir la prépafei^ 
» aux luttes de l'opposition politique : aussi la contre-révo-« 

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T2 Dfi L*ÉCLBCTI8MB. 

» lution, en arrivant au pouvoir, ferma sa chaire , et relégua 
» le professeur dans la solitude de son cabinet. Alors il se 
» tourna vers Térudition , et se prit d'enthousianne pour 
» récole d'Alexandrie , qu'il personnifia tout entière dans 
» un homme y dans Proclus. Cette secte philosophique, 
» qui avait entrepris de lutter contre le Christianisme et 
» de le fahre reculer ^ sembla à M. Cousin un glorieux sym- 
» bole de philosophie et de liberté; il en parlait en ces 
» termes : Hœcfuit scilicet ultima illa grœcœ philoêophiœ 
» secta, quœ, iisdem fere quibus christiana religio tempo- 
» ribus nata , tamdiu magna cum laude stetit , quamdm 
» aliqua super in orbe fuit ingeniorum libertcu , quartum 
» vero jam circa sœculum » non mutata ratione , sedtmt' 
» iato domicilio, exsul db Alexandria Âihemu confugit,,, 
» Cette école lui paraissait la plus riche et la plus importante 
» de toutes celles de l'antiquité : Totiut vero antiquitatit 
» philosophicas doctrinas atque ingénia in teexprimit; 
» et il croyait son étude utile, non seulement à l'érudition, 
» mais aux progrès mêmes de la philosophie moderne. Plus 
» tard, je trouve que M. Cousin n'a plus mis si haut la sagesse 
» alexandrine; voici comment il la caractérisait en 4829: 
» Sans doute le projet avoué de l'école fi* Alexandrie est 
» l'éclectisme. Les Alexandrins ont voulu unir toutes 
» choses , toutes les parties de la philosophie grecque entre 
» elles, la philosophie et la religion^ la Grèce et l'Asie. 
» On les a accusés d'avoir abouti au syncrétisme: en 
» d'autres termes , d'avoir laissé dégénérer une noble ten- 
» tative de conciliation en une confusion déplorable. On 
» aurait pu leur faire avecplus de raison le reproche con- 
D traire. Loin que l'école d'Alexandrie tombe dans le vague 
» et le désordre qu'engendre souvent une impartialité im- 
» puissante, elle a le caractère décidé et brillant de toute 
» école exclusive , et il y a si peu de syncrétisme en elle 
» qu'il n'y a pas beaucoup d'éclectisme ; car ce qui la ca- 
ri ractérise est la domination d'un point de vue par lieu- 
» lier des choses et de la pensée. Ainsi cette école que 
» M. Cousin avait choi^ d'abord comme le modèle de Té- 
9 clectisme , à ses yeux n'est presque plus éclectique ; il l'ac* 



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DE L^éCLEGTISMB* 7S 

case d^tm mysticisme exclusif, malmène assez rndement 
son ontologie, sa théodicée; Proclus lui-même , bien qu'il 
reste toujours un esprit du premier ordre, n'est plus 
ce soutien de la philosophie et de la liberté , dont les 
efforts sont généreux et légitimes; le professeur de 4829 
BOUS le montre finissant par des hymnes mystiques em- 
preints d'une profonde mélancolie , où Ton voit qu'il 
désespère de 'la terre > l'abandonne aux Barbares et à la 
religion nouvelle, et se réfugie un moment en esprit 
daas la vénérable antiquité , avant de se perdre à jamais 
dans le sein de l'unité éternelle , suprême objet de ses ef- 
forts et de ses pensées. Et d'où vient ce changement dans 
l'esprit de l'éditeur de Proclus? C'est que, de 4820 à 
4829, bien des impressions différentes l'ont traversé. Après 
avoir adhéré exclusivement au rationalisme de Kant» 
après avoir effleuré l'idéalisme de Fichte , M. Cousin ne 
fut pas long-temps sans soupçonner et sans reconnaître 
que ces deux philosophies avaient fait place à deux sys- 
tèmes nouveaux , dont les auteurs étaient MM. Schelling 
et Hegel ; de loin , soit par des correspondances , soit par 
des visites de voyageurs , il lui en arrivait quelque chose. 
En 4824 , il entreprit un voyage en Allemagne , pendant 
lequel il fut enlevé à Dresde par la police prussienne et 
conduit à Berlin : on l'avait soupçonné d'être carbonaro 
et révolutionnaire. Dans la capitale de la Prusse ^ vous le 
savez , Monsieur , vos compatriotes environnèrent M. Cou- 
sin des témoignages du plus noble intérêt ; on s'entremit 
pour sa délivrance ; tant qu'il tïit captif , on le visita dans 
sa prison tous les jours. Par un heureux hasard, notre 
voyageur put utiliser sa captivité ; car il entra dans un 
commerce journalier avec l'école de M. Hegel ; M. Gans 
et M. Michelet de Berlin lui développaient , dans de lon-^ 
gués conversations, le système de leur maître; ils effa- 
çaient de son esprit le Icantisme et quelques errements de 
Fichte , pour y substituer les principes et les conséquences 
d'un réalisme éclectique , optimiste , qui se targuait de 
tout expliquer , de tout comprendre , et de tout accepter. 
M. Cousin sut tourner à cette philosophie avec sa promp- 

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74 DE l'éclectisme. 

» titude ordinaire ; il saisit sur-Ie -champ combien le chan- 
» gement était capital : il ne sera plus un philosophe Of^^ 
» sant, révolutionnaire, inquiétant pour les puissances, mais 
» un sage dominant tous les partis, tous les systèmes, et, 
» par son inépuisable impartialité , donnant des garanties 
» au pouvoir le plus ombrageux. Aussi , Monsieur , ses 
» amis de Paris , q«i ne pouvaient pas savoir les causes mé- 
» taphysiques qui avaient influencé Thôte de Berlin , evreot 
» à s'étonner de quelques changements ; et un journal ny^- 
» liste , le Drapeau blanc , écrivit que M. Cousin oKMtit 
» bien prouvé qu'il ne professait tn rien les doctrines âa 
» révolutionnaires. Je crois , Monsieur , que depuis cette 
» époque M« Cousin Ta prouvé bien plus encore. Cependaot 
» le séjour de notre professeur dans votre capitale devait 
» porter ses fruits : en 4826, il publia une collection d*ar- 
» ticles insérés dans le Journal des savants et dans lesir- 
» chives philosophiques, dont tous ne méritaient peut-^e 
» pas les honneurs d'une résurrection , et qui au surpltis 
» étaient inférieurs à la préface même qui les précédait. 
» Dans la préface des Fragments philosophiques, M. Coiisra 
» présenta son système , qu'il affirma avoir façonné dès i8l8. 
» J'aurais conjecturé, je l'avoue, que le voyage de 482^7 
» avait contribué en quelque chose , et que le rapport Iden- 
» tique de l'homme, de la nature , et de Dieu, qui commence 
» à y poindre, était une importation. La préface des Frag- 
» ments fut peu goûtée quand elle parut. Cette condensation 
» d'une métaphysique imparfaite qui se cherchait elle-mêuie, 
» et n'était pas maîtresse de sa langue , étonna sans in- 
» struire. EnGn , en 4828 , M. Cousin , rendu à sa chaire, 
» put s'y déployer à l'aise , et il eut le plaisir d'y exciter la 
j> surprise et l'admiration. Dans une introduction éloquente 
» de treize leçons, il développa, avec son imagination d'ar- 
» tiste et son talent d'orateur, quelques principes du système 
» de Hegel, qui semblaient sortir de sa tète et lui appar- 
» tenir. Du haut d'un dogmatisme dont seul alors 11 avait le 
» secret, il inspecta l'histoire^ les philosophes , les grands 
» hommes , la guerre et ses lois, la Providence et ses décrets. 
» il professa la légitimité d'un optimisme universel, et pro- 



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, ,, DE L'ÉCLECTISME. 7S 

» AMça^rau a#m de la philosopkie^ Fabsolution de rhis* 
» toire. Je sais, Monsieur, qu'à Berlin vous ne partagiez pas 
» Tenthousiasme avec lequel nous avons accueilli ces leçons ; 
» vous ne pouviez concevoir comment on importait ainsi 
» une doctrine sans en nommer Tauteur. IVL Hegel plaisanta 
a» de ce procédé avec une indulgence un peu satirique ; et 
» vousHuéme ; Monsieur, vous avez prononcé à ce sujet un 
a» mot fort dur,, que j'ai peine à écrire, le mot de plagiat. 
» Je ne pense pas , Monsieur , que sciemment M. Gou^ 
» ait voulu se parer de ce qui ne lui appartenait pas ; mais , 
a» emporté par son imagination, il a cru avoir conçu lui- 
» même ce qu'on lui avait appris. Dans ses improvisations, 
» il oubliait ses emprunts; et c'est de la meilleure foi du 
¥ monde qu'en amalgamant Kant et H^el , il se persuada 
» »¥Oir créé quelque chose. Cependant le vol métaphysique 
»> de Mé Cousin , je veux dire son ascension , ne fut qu'un 
)• phénomène passager : il redescendit vite sur la terre ; et , 
» soit qu'il eât épuisé en peu de temps son dogmatisme , so|t 
» qu'il craignit de n'être plus suivi dans ses excursions exotl- 
» qoes, il revint à l'histoire, déclara que la philosi^hie n'é- 
» tait plus à faire, mais était faite ; qu'il ne s'agissait que de 
^ ia rassembler ; qu'elle se partageait en quatre systèmes 
» principaux, le sensualisme, l'idéalisme, le scepticisme^ et 
4 te mysticisme, et qu'en dégageant ce qu'il y avait de vrai dans 
a> chacune de ces formes exclusives de la réalité , on retrour 
» ¥ait la réalité pure et complète. Voilée cette fois un éclech 
» Usme bien constitué. Ainsi vous voyez. Monsieur, que 
M M« Cousin a été tour à tour écossais, kantiste, alexandrin, 
» hégélien , éclectique : il nous reste à chercher s'il a jamais 
i> été et s'il est philosophe. » 

§111. 

M. Cousin homme politique. 

On a reproché à M. Lerminier d'avoir mis une chaleur fort 
peu philosophique, dit-on, dans ses attaques contre M* Coushif 

. y U...U, Google 



76 DB L*BCLECT1SMB. 

En vérité , nous ne voyons pas en quoi Tantenr des Lettrei à 
un Berlinois a mérité le moindre reproclie;car iln'afait 
que révéler on préciser des faits incontestés et incontestables, 
dans le seul but de montrer que Téclectisme de H. Cousin 
n'est pas autre chose que le nom pompeux donné par lui- 
même à ses variations successives. C'est absolument comme 
nous , qui disons : L'éclectisme n'est autre chose que la for- 
mule philosophique d'un homme dépourvu de tradition, et, 
par une conséquence nécessaire , d'idéal. Un tel homme est 
indifférent par nature; il peut avoir une belle , une vaste intel- 
ligence , mais son aspiration manque de base et de but , et par 
conséquent de règle. M. Lerminier , en nous montrant, l'his- 
toire en main, les variations déréglées d'une telle intelligence, 
complète la démonstration. Quand un système se réduit ainsi, 
faute de lien avec l'humanité , à n'être , pour tout dire , que 
le nom propre de son auteur , comment séparer ces deux 
choses, l'homme et le système , de manière que , frappant sur 
le système , il n'en rejaillisse pas quelque chose sur Phomme? 
Je déclare, pour ma part, que je regarde cela comme im- 
possible. 

Quoi qu'il en soit , on me fera certainement le même re- 
proche qu'on a fait à M. Lerminier. Il est donc nécessaire , 
avant même de continuer la réfutation du système , que Je 
m'explique sur les sentiments que j'ai pour Fauteur. 

Je l'ai beaucoup admiré, mais aujourd'hui je le plains. Je 
me rends cette justice que rien de personnel, rien qui sente 
Tégoisme et l'intérêt privé , ne m'aveugle à son égard et ne me 
passionne contre lui. Tout ce qu'il pourrait y avoir de personnel 
«n moi qui influât sur mon jugement, ce serait le ressentiment 
d'avoir été trompé. J'ai déjà exprimé ailleurs ce ressentiment 
légitime. « Nous avons eu, disais-je (Revue Encyclopédique, 
4854} , l'exemple de tant de déceptions , nous avons vu tant 
d'hommes abjurer leurs croyances, nous avons prodigué tant 
de fois mal à propos notre attention , notre estime, notre sym- 
pathie , notre admiration même ; oui , la génération présente 
a fait de si rudes expériences en ce genre, qu'elle ne doit plus 
se sentir que de la réserve envers ceux qui osent encore lui 
larler de philosophie et d'attachement à des principes. Ah! 

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DB l'Éclectisme. 77 

moi qui écris ces lignes , combien n'ai-je pas été trompé ! Oà 
soBt-flscessages dont jeune j'écoutais la parole avec un religieux 
transport , dont je ne m'approchais qu'avec respect , comme 
le sectateur d'une religion s'approche du dieu qui va parler et 
rendre ses oracles? Où sont-ils ceux qui m'ont fait entendre 
d'austères leçons de liberté et de vertu ? Ah ! je reconnais 
bien maintenant pourquoi , malgré l'attrait que je me sentais 
pour eux , je n'ai jamais reçu d'eux aucune véritable impul- 
sion; pourquoi la parole d'un philosophe ignoré (1), cette 
parole substantielle et claire, entendue une seule fois, m'a 
plas frappé et plus éclairé que n'ont fait leurs discours reten- 
tissants. Lui , s'il vivait encore, il serait encore avec le peuple, 
qu'il voulait régénérer : eux, ils sont passés dans les rangs de 
l'aristocratie; philosophes parvenus, ils ont crucifié la philo- 
sophie sur toutes les croix, ils l'ont accolée à toutes les Chartes; 
et aujourd'hui qu'il ne leur en reste plus que le cadavre, ils 
voudraient vendre ce cadavre à la religion du moyen-âge , 
menteurs à la fois envers la philosophie et envers le Chris- 
tianisme, Mais si ces hommes ont trahi la philosophie , c'est 
qne réellement ils n'en ont connu que le nom ; c'est à eux- 
mêmes qu'ils ont manqué, et non pas à la philosophie. » 

Oui, en effet (je fais de vains efforts pour arrêter une vé- 
rité qui veut s'échapper de mon cœur ) , j'ai connu M. Cousin 
prêchant les idées les plus révolutionnaires , je l'ai connu 
mêlé à l'insurrection du Carbonarisme, puis je l'ai connu rallié 
à la restauration. Vous aviez changé, dites-vous , vous aviez 
diangé de système à Berlin. Mais nous, nous n'avions pas 
changé. Voulez-vous donc être un tel tyran de la pensée , que 
le monde tout entier soit obligé de changer quand vous changez 
de système ? Changer , pour un philosophe , c'est développer 
son principe de certitude , ce n'est pas l'abandonner brusque- 
ment pour en prendre un autre. Où preniez-vous, je vous le 
demande , votre certitude quand vous combattiez dans nos 
rangs? où la prenez-vous donc maintenant que vous nous 
abandonnez? Vous avez changé, dites-vous : nous, encore 
une fois, nous ne changeons pas; nous avons toujours la 

(i) Saint-Simon. 

7. 

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78 DE l'éclectisme. 

môme foi dans la tradiiion de la révolutioii française : wms 
voulons continuer le combat. Nous ie continuâmes en effet, 
et la révolution de juillet arriva. Je me rappelle que, pendant 
ces journées, je vis entrer M. Cousin au journal que j'avais 
fondé avec mon ami M. Dubois. Ce jour, j'avais imprimé et 
signé le Globe, malgré les ordonnances. M. Cousin était in- 
digné, (c Vous compromettez vos amis , me dit-il. La restaa- 
» ration est encore nécessaire pendant cinquante ans. Quant 
» à moi, je déclare que le drapeau blanc sera toujours mon 
i> drapeau. » Je ris de ses prophéties. Un mois ou deux après, 
il inscrivait en tête d'un volume de sa traduction de Platon 
qu'il avait pris une part active à la révolution de juillet; il se 
vantait devant la postérité de s'être emparé hardiment de la 
municipalité de sou arrondissement , et 11 dédiait ce volume à 
la mémoire de Farcy , mort pour les lois 4). 

Si Farcy est mort pour les lois, nous combattions donc pour 
les lois , quand vous vouliez nous empêcher de combattre! 
, Mais pourquoi cette inscription adressée par vous à fa 
postérité à l'occasion de la mort de Farcy ? Farcy n'était plas 
de votre école quand il est mort en combattant. J'en atteste 
les dernières pages qu'il a écrites, et qui sont loin , bien loin 
de votre éclectisme (2). Farcy était un jeune homme génèrent, 
qui, voyant le peuple livré à la mitraille, trouva mauvais ce 
que vous faisiez, vous qui vouliez nous empêcher de com- 
battre, le dit à ses amis , le dit plusieurs fois hautement, et 
s'en alla mourir. Farcy appartient à notre cause, à notre 
tradition , et non à la vôtre. Sa mort est trop belle pour q«e 
nous ne la revendiquions pas, et pour que nous ne vous de- 
mandions pas de quel droit vous avez fait votre profit de son 
martyre. 

Vous avez fait pour Farcy ce que vous aviez déjà fait poor 
Santa-Rosa, de la même façon , dans une dédicace, quand 
vous avez falsifié l'histoire , en insinuant en tête d'un autre 

(i) C'est aussi ce que porte Tinscriplion consacrée à Farcy sur la 
place du Carrousel, et rédigée par M. Cousin. 

(a; Voyez dans le Globe de i83o, mois de juillet, un article de 
Farcy sur un ouvrage de Benjamin Constant, 

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DB L'bCLECTISMB. ^ . - ^^ 

Folume de votre Platon que Santa-Rosan'^ppartenakpas aa 
parti réYoIutioimaire, et qu*il n'avait agi que dans Fintérêt 
politique de la maison de Savoie. 

Vos dédicaces sont sans doute chose glorieuse pour ceux à 
qui vou^ les décernez; mais pourtant, quand ils ont cm 
focurir pour leur cause, vous avez tort de les faire mourir 
IK)w: le compte de votre éclectisme. , r 

Il est vrai encore que telle est sur vous la séduction de votre 
i^ystème , qu'il a presque eifacé dans votre mémoire le souvenif 
de votre propre passé. A peine vous rappelez-vous combien 
TOUS avez été révolutionnaire. Il ne m'étonneraitpas que vous 
eussiez perdu le souvenir du Carbonarisme , par cette raison 
que vous ne figuriez pas de votre personne dans nos ventesg 
Combien en effet se sont plaints (et je vous citerai entre autres 
Sdutelet, ce camarade de votre enfance et de la mienne» qui 
fat long-temps sous votre discipline , et qui s*est tué ayant 
perdu toute confiance généreuse et toute religion de la vie) , 
combien, dis-je , se sont plaints que vous ressembliez, à cet 
égard , à la femme de TËcriture quœ comedit^ et ter gens os 
sunm dicit : Non sum operata malum. 

Je crois , moi , que Ton vous juge mal , qu'il n'y a chez vous 
dans ces sortes d'oubli qu'une erreur involontaire, et que c'est 
le système auquel vous vous êtes à la fin fixé qui égare ainsi 
votre imagination , et vous fait passer l'éponge sur des années 
de jeunesse qui ne s'accordent pas bien avec ce système. Mais» 
cela^aot , je n'en déteste que davantage votre système. 

Quand nous lisons dans Thlstoirequ'un homme a abandonna 
un beau jour le parti auquel il appartenait , nous sommes 
parfaitement désintéressés dans le jugement que nous por» 
tons : c'est que cet homme a vécu dans un autre temps que 
nous. Mais si nous avions vécu s^vec cet homme, et appartenu 
au parti abandonné par lui , le jugement que nous porterions 
(le lui serait , quoi que nous fassions, empreint de notre per-> 
sonnalité ; car et nos espérances déçues , et le souvenir dou- 
loureux des amis morts à la peine, soit qu'ils aient été frappés 
dans le combat ou qu'ils n'aient pu supporter plus long-temps 
la vie ^ et même le regret que nous éprouvons de ceux que de 
mauvsûs exemple» doDuCs de haut ont fiai par égarer , nous 



80 DB L'fiCLBCTISMB* 

reviendraient malgré nous. Voilà , je le confesse , le cas où Je 
me trouve. Mais voilà aussi , je le répète, tout ce que je sens 
en moi de ressentiment personnel contre M. Cousin; car, du 
reste, je puis dire de lui : Nec beneficio, nec injuria cognitus. 

Je crois, en vérité, que j'aurais la même chaleur contre 
M. Cousin, en tant qu'il représente son système, lors même 
que je ne Taurais jamais connu personnellement. Il peut y 
avoir seulement, dans cette circonstance que je Tai connu, 
nn motif de plus pour moi de faire triompher contre lui des 
idées que je crois plus vraies que les siennes et plus profitables 
à l'humanité. 

Si je n'avais pas cette chaleur , ou si j'avais honte de la 
montrer , ou encore si j'employais la ruse pour la déguiser 
adroitement , je démentirais moi-même la doctrine que j'ai 
émise plus haut , que le philosophe n'est pas une pensée seu- 
lement , une pensée abstraite , mais une pensée entée sur un 
sentiment. 

Pour qu'un homme ait le droit d'en juger un autre , il faut 
que le sentiment au nom duquel il le juge soit pur de motifs 
égoïstes et intéressés : voilà la règle. Mais vouloir détruire le 
sentiment, vouloir que nous jugions indépendamment d'an 
sentiment , ceci est absurde ; et je ne connais en Tenté que 
l'éclectisme qui ait prétendu opérer dans le philosophe cette 
mutilation. 

Je m'interroge donc, je me scrute au fond du cœur, intui 
et in cute, et je me demande : 

Est-ce un sentiment personnel qui nous anime , quand nous 
reprochons à M. Cousin ses variations politiques? Non , c'est 
une conviction philosophique. Pour ne pas être blessé de ce 
qu'il a fait en politique , il faudrait que nous fussions nous- 
même de sa philosophie. Or son éclectisme philosophique 
n'ayant pas notre foi , son éclectisme politique ne peut avoir 
notre assentiment. Notre chaleur sur ce point est grande, il 
est vrai ; mais c'est que notre conviction est profonde. 

Est-ce encore une passion personnelle qui nous fait nous 
indigner contre M. Cousin , parce qu'il a déprécié , insulté la 
tradition philosophique du dix-huitième siècle , sans avoir à 
donner pour excuse aucun attachement sincère pour le Chris- 

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DE L*ÉCLBCTISMB, 81 

tianisme? Ebl que serions-nous donc, si nous n'avions pas 
un juste ressentiment pour les dénigrements que l'éclectisme 
a prodigués à la grande tradition française ! Avec quel aveu- 
glement , en effet, avec quel absurde dédain, les éclectiques 
ont traité les grands hommes dont la pensée a produit la ré- 
volution , et ne s'arrêtera pas là ! M. Cousin a été plus modéré 
peut-être que ses élèves; mais comment lui-même a-l-il 
traité nos pères , nos devanciers , ceux dont la pensée a en* 
gendre notre pensée? quel sentiment en a-t-il eu, quel hom- 
mage leur a-t-il rendu ? On trouve à peine dans ses ouvrages 
quinze ou vingt lignes consacrées aux penseurs de la France : 
et quelles lignes! Obligé de citer Voltaire, voici ce qu'il en 
dira : « Qu'est-ce que Voltaire , messieurs? Le bon sens uni- 
» verset et superficiel : or , à ce degré , le bon sens mène 
» toujours au scepticisme. ( Cours de l'histoire de laphiloso- 
» phie, tom, II, p. 12.) » Voilà comment M. Cousin comprend 
le scepticisme de Voltaire! Le scepticisme du dix-huitième 
siècle venant de ce que Vollaire n'avait qu'un bon sens super- 
ficiel [4)1 Obligé de citer Rousseau , il veut qu'on néglige 
«« ses premiers ouvrages, où Rousseau , dit-il, s'ignorait et se 
» cherchait lui-même (2) , » et il ne voit d'ailleurs dans Rous- 
seau a qu*un système brillant et prononcé de spiritualisme, 
I» sous des formes plus ou moins sévères. (Ibid, , p. 1 i.) » Il 
appelle Diderot un philosophe obscur, et s'étonne queRuhle 
ait consacré une si grande place dans son Histoire à cet 
homme « qui ne fut , dit-il , ni métaphysicien , ni moraliste , 
» ni politique, i Fragments , p. 4 42. ) » Ailleurs, Diderot n'est 
pour lui remarquable que « par ses idées sur la théorie des 
» l>eaux-arts; c'est un critique paradoxal et enthousiaste. 
»(Cot*r*, tom. II, p. 58.) » Voilà le dix-huitième siècle 

(<) Je me rappelle qu'ayant un jour cité Voltaire à M. Cousin, il 
me répondit : « Le citoyen Voltaire n'est pas un philosophe. » Ce 
n'est pas un psychologue de profession queYoltaire; mais avouer 
que ce ckoyenAk à produit dans le monde beaucoup de citoyens. 

(a) C'est apparemment le Discours sur l'inégalité des conditions 
qui ne plaît pas à M. Cousin. Quel dommage que le Contrat social 
ne soit pas aussi de ces premiers ouvrages! 

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82 DB L'ÉCLECTISME. 

pour M. Cousin ! Ainsi, tant que M. Cousin a occupé sa GhaÉ«, 
Yoilà les seuls hommages que les penseurs de la France aieat 
reçus de lui! Ah ! FAllemagne était plus équitable envers en 
que son disciple. Goethe ne trouvait pas que Diderot fût no 
philosophe si méprisable , et l'Allemagne ne trouTC pas appa- 
remment aujourd'hui que Voltaire soit un homme si super- 
ficiel , puisque tant de ses écrivains répètent maintenant le 
scepticisme de Voltaire ! Mais ce n'était §as assez poor 
M. Cousin de ne voir dans tout le dix-huitième siècle de pen- 
seur un peu respectable que Condillac , ce n'était pas assez 
que de sacrifier la pensée vivante du dix-huitième siècle et de 
la France aux élucubrations insignifiantes des psychologues 
de r£cosse et des moindres penseurs de TAUemagne : il fallait 
faire plus, il fallait courber ce géant, le dix-huitième siècle , 
avec toutes ses aspirations d'avenir , aux pieds d'un raaHre, 
et c'est ce que M. Cousin a fait. Mais aux pieds de quel maître, 
grand Dieu! le croirait-on? aux pieds de Louis XVIII. Ah! 
courtisan , c'était en 4829 que vous disiez à la jeunesse : « llBe 
» autorité supérieure a tranché la question. Celui qui a fait 
» la Charte a porté un jugement péremptoire sur le dix- 
» huitième siècle» Il a fait la part du bien et celle du maUil 
» a condamné ce qui était condamnable , il a légitimé ce qoi 
» était légitime... £n dernière analyse , tout examiné et pesé, 
» la part du bien et du mal équitabiement faite , il me semble, 
» et je n'hésite pas à conclure , avec mes deux honorabtes 
» collègues et amis M. Guizot et M. Villemain , que le dix- 
» huitième siècle en masse est un des plus grands siècles qui 
» aient paru dans le monde. La mission que lui imposait Fhis- 
» toire était d'en finir avec le moyen-âge; il a rempli cette 
» tragique mission, il n'a rempli que celle-là. Il a détruit, fl 
» n'a rien élevé ; il ne pouvait faire davantage. Sur l'abîme de 
» l'immense révolution qu'il a ouverte et qu'il a fermée, le 
)) dix-huitième siècle n'a guère laissé que des abstractions; 
» mais ces abstractions sont des vérités immortelles qui con- 
» tiennent l'avenir. Le dix-neuvième siècle les a recueillies; 
» sa mission est de les réaliser en leur imprimant une orgaoi- 

)) sation vigoureuse Cette organisation naissante est la 

» Charte , que l'Europe doit à la France 9 que la France doit 

. y U...U, Google 



DE L'ÉCLECTISME. 83 

» â la noble dynastie qui marche àsa lête. (Cours de l'histoire 
^ delà philosophie, xom. I, pag. 36-59;) » Quel amas de 
contradictions i Si le dix-huitième siècle est un des plus grands 
siècles qui aient paru dans le monde , si sa mission a été d'en 
finir avec le moyen- âge , s'il a accompli cette mission , il a donc 
détruit la religion de ce moyen-âge et l'organisation sociale de 
ce moyen-âge; et par conséquent , s'il n'a rien mis à la place , 
k mission en dix-neuvième siècle sera d'élever un nouvel 
édifice pour remplacer celui qui est tombé en ruines : il s'agit 
donc pour l'avenir d'une organisation religieuse et sociale à la 
fols. Mais quels yeux il faut avoir pour découvrir un tel système 
dans la Charte de Louis XVIII , et pour faire de ce monarque 
le Moise de l'avenir! Quel philosophe il faut être pour sou- 
mettre la philosophie à cette autorité supérieure^ pour 
regarder comme péremptoire le jugement qu'un tel homme 
a pu porter sur le dix-huitième siècle l Ah! vous prenez le 
transitoire pour le durable, vous êtes dupe d'un incident. 
Les abstractions du dix-huitième siècle, que nous avons re- 
cueillies sur les bords de l'abîme , sont , comme vous dites , des 
vérités inunortelles qui contiennent l'avenir. Mais l'avenir 
n'est pas ce misérable présent que des courtisans imbéciles 
adorent aux Tuileries. L'avenir , ce sera ce que , développée , 
produira la pensée du dix-huitième siècle. En dernière ana- 
lyse , tout examiné et tout pesé , pour parler comme vous , 
nous croyons que le dix-huitième siècle a visé plus haut et ira 
I^os loin que vous ne vous l'êtes imaginé dans vos chaires , 
vous et vos honorables collègues et amis M. Guizot et M. Vil- 
iemain, et plus loin aussi que ne l'a voulu sur son trône votre 
respectable maître Louis XYIII. 

Gomment veut-on que nous n'ayons pas de chaleur contre 
l'homme qui a fait mi pareil abus de la science, qui a mis aussi 
platement le dix-huitième siècle aux pieds de Louis XVIII, 
qtii a feit juger Voltaire, Diderot, Jean-Jacques, ces grands 
hommes^ par l'autorité supérieure de l'auteur de la Charte ( I )? 

(i) Cela nous rappelle un autre collègue de M. Cousin, M. Lc- 
maire, qui, ayant mis sous le patronage de Louis XYIII sa collection 
de classique», trop chèrement payée par l État, fit un poëme où Yir* 

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84 ' DE L^ÉCLECTISMfi. 

Gomment veut-on que nous n'ayons pas quelque indigna- 
tion quand nous voyons M. Cousin répéter aujourd'liui , et 
même avec plus d'assurance, ce qu'il disait sous la restaura- 
tion? Cette restauration, qui devait durer au moins cinquante 
ans suivant lui et ses collègues, étant tombée, ils ont fait à sa 
suite la quasi-restauration. Ne pouvant pas conserver le dra- 
peau blanc, ils ont consenti à reprendre le drapeau tricolore ; 
mais c'est pour eux tout de même. « Je persiste, dit M. Cou- 
» sin ( Préface de la deuxième édition de ses Fragments , 
» i855). Des convictions fondées, non sur des circonstances 
» passagères, mais sur une étude approfondie de l'humanité 
» et de l'histoire, ne s'ébranlent point au vent de la première 
» tempête. Trois jours n'ont point changé la nature des cho- 
» ses. » Il est vrai , trois jours n'ont pas changé la nature des 
choses ; ce qui est aujourd'hui ressemble beaucoup à ce qui 
était avant ces trois jours. Mais voulez-vous que je vous dise 
pourquoi ? c'est que vous avez professé l'éclectisme sous la 
restauration. Vous vous êtes mis, vous penseur, à la suite des 
choses, les choses sont restées ce qu'elles étaient. S*il ne 
s*élevalt pas d'autres penseurs que vous, la nature des choses 
ne changerait jamais. 

Il faut convenir que M. Cousin, de même que ses collègues, 
fait tous ses efforts pour que la nature des choses ne change 
pas. « Il est content, dit-il, de l'état présent du monde, et il 
» s'y tient. » On s'y tiendrait à moins, quand on n'a pas dans 
le cœur d*autre religion que l'éclectisme. M. Cousin n'est-il 
pas à la Chambre des pairs , au Conseil royal de l'université , 
à la Faculté, à l'Ecole normale, à l'Académie, au Journal des 
savants , à la Commission littéraire ? J'ignore si je n'oublie 
pas quelqu'une de ses fonctions. Où est le temps où il montait 
à sa chaire pour laisser tomber des paroles telles que celles- 
ci : « Je me rendrai à moi-même ce témoignage, qu'au milieu 
» des agitations de notre époque , parmi les chances diveises 
» des événements politiques auxquels j'ai pu être mêlé, mes 

gile, Horace et tous tes Latins venaient s'incliner devant ce même au* 
teur de la Charte. Lucrèce seul était privé de cette faveur, comme 
trop impie pour oser paraître devant le religieux Louis XVIII, 

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DE L'écLeCTISMfi. 85 

» tceox n'ont jamais dépassé cette enceinte. Dévoné tont en- 
M lier à la philosophie , après avoir eu Thonneur de soulTrii* 
» on peu pour elle , je viens lui consacrer, sans retour et 
n sans réserve, tout ce qui me reste de force et de vie. [Cours 
» de 1828.) » On le couvrait alors d'applaudissements. Alors 
aussi il parlait de son étoile philosophique. « Le public, disait- 
» il en 1828, verra mon but, mes desseins, et pour ainsi dire 
» cette étoile philosophique, etc. » Le public voit aujourd'hui 
ce qu'il ne voyait pas clairement alors. Il voit l'éclectisme à 
l'œuvre, il voit le système mis en pratique. Voilà donc où son 
étoile a conduit M. Cousin I 

n est vrai que M. Cousin nous dira qu'il est toujours dé- 
Yoné à la philosophie, et que c'est pour la plus grande gloire 
de la philosophie qu'il travaille en ce moment. Que pouvait-il 
faire de mieux , ayant formulé l'éclectisme , que de propager 
l'éclectisme ? Il lui fallait donc être une puissance ; or quelle 
puissance, en ce temps, a de l'éclat et de la solidité sans ar- 
gent ? U lui fallait donc de l'argent. Et pour être une puis- 
sance durable , il fallait s'allier avec toutes les puissances. Et 
M. Cousin s'est allié avec toutes les puissances. Il y a deux 
puissances surtout , deux très anciennes puissances , contre 
lesquelles la philosophie moderne avait toujours été en 
guerre ; ce sont les rois et les prêtres. M. Cousin s'est fait 
courtisan des rois et des prêtres. Il vote à la Chambre des 
pairs avec plus d'acharnement qu'aucun vieux courtisan dans 
les procès de régicides, oubliant qu'il lisait autrefois en secret 
à ses élèves les journaux de Marat , après qu'il avait dans sa 
leçon publique excusé les fautes du dernier des Brutus (1). 

(i) « Je connais les fautes du dernier des Brutus, je pourrais les 
» dire; mais il y a pour cet homme au fond de mon cœur une invin- 
» cible tendresse, n Phrase célèbre de M. Cousin dans un de ses cours, 
écrite dans les cahiers et gravée dans la mémoire de ses élèves. — Je 
n'aUaque pas Topinion du juge qtii siège au Luxembourg ; mais je 
demande s'il n'est pas bien malheureux que le même homme qui a 
prononcé cette phrase sur le dernier des Brutus , et quelques autres 
semblablet, devant la jeunesse studieuse qui venait étudier auprès de 
loi U philosophie, se soit montré le plus violent partisan des con- 

8 

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86 DE L*ÉCLBCTI8HE. 

Xlnd Juste Lipse, cet autre éclectique, revenu de ses erreurs, 
conseillait aux princes le fer et le feu. Mais, plus heureux 
que Juste Lipse, M. Cousin a Tavantage d'aj^liquer ses nou- 
veaux principes. Quant aux prêtres^ il n'aura de paix, dit-ea, 
que lorsqu'il sera parvenu à restaurer l'enscigneDïent de la 
vieille théologie, à rétablir la Sorbonùe, par exemple, ou 
quelque chose d'équivalent* En attendant, et ne trouvant pas 
que les prêtres fassent assez bien leur besogne , il compose 
lui-même des Catéchismes très orthodoxes, comme Juste 
Lipse écrivait V Histoire de Notre-Dame de Hall. En toute 
grande occasion ; il tire son chapelet, comme Juste Upse ti« 
rait le sien. Et devenu ainsi une puissance , revêtu d'armes à 
son usage, d'armes de toute espèce, invulnérable et monté sar 

damnations à mort dans les procès de révolutionnaires accusés àt 
régicide. N'est-il pas odieux, par exemple, que dans ie procès réceit 
de LaYBux, reconmi innocent par la Chambre des pairs, M. Cousin se 
soit levé six fois pour demander la mort? Il est vrai qu*en cas de 
condamnation la grâce royale était prête ; elle n*eut à s'exercer que 
sur une seule tète. Il est notoire aujourd'hui que des erreurs judio 
claires ont eu lieu ; il vient d*étre révélé , dans un procès qui se juge 
maintenant en cour d*assise8, que des hommes ont été eovoyésà 
réchafaud par une mépriae. Et M. Cousin a été de tous les opioini 
le plus véhément pour qu'on envoyât ces hommes à i'échafaud ! Qie 
n'a-t-il pas dit pour la condamnation à mort des accusés Pépin «C 
Morey 1 II avait élevé son vote à la hauteur d'une théorie. Il voulait 
montrer, disait-il, aux bourgeois, aux gardes nationaux, qu*on sau- 
rait aussi les frapper quand ils conspireraient; et il t contribué à £rirs 
frapper des hommes qu'on nous dit aujourd hui innocents des Isits 
qui leur étaient imputés! Et il avait fait autrefois, sinon Tapologie, 
au moins Texcuse de Brutus ! et il avait pris part à la conspiration du 
Carbonarisme I et il lisait à ses élèves en petit comité les journaux Ibs 
plus incendiaires des sans-culottes de gS ! et j'ai entendu moi-même 
M. Thters, à qui M. Cousin reprochait son admiration pour Robes- 
pierre, lui reprocher à son tour s'a tendre sympathie pourMarat! 
Qu'on ne parle plus des lâchetés du chancelier Bacon : je connais 
dans l'histoire de la philosophie des lâchetés plus grandes et sans 
compensation. 

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le latte 9 il nous dédaigne , et nous dit doctoralement : « La 
Ditiire des choses n'a pas changé ; quant à moi , je me con- 
forme à la nature des choses. » 

Mais ne voyez-vous pas que c'est là un cercle vicieux? 
GaouBent , encore une fois ^ la nature des choses changerait- 
eUe , si la philosophie s'emploie à arrêter le développement 
du monde? Si la pensée décrète l'immobilité, comment 
voulez-vous que l'humanité fasse des progrès? 

Le dernier mot de votre philosophie est une impasse. Vous 
dites : « L'humanité en est à tel point ; » et vous vous con- 
duisez de façon qu'elle ne puisse faire un seul pas en avant. 
C'est un cercle vicieux , je vous le dis encore , qu'un tel rai- 
sonnement. Vous êtes dupe de la plus étrange illusion que 
jamais penseur se soit faite. Narcisse se mirait dans l'eau, et 
il aimait son image. Vous , vous confondez , faute d'idéal , la 
philosophie avec le monde présent , et vous retrouvez partout 
votre philosophie dans le miroir de ce monde. Gomment , je 
vous le demande, en serait-il autrement? Vous ne donnez 
pas au monde plus qu'il n'a ; il vous rend juste tout ce que 
vous lui donnez. Cela doit être. Votre illusion est évidente. 

Vantez- vous donc maintenant de la preuve à posteriori 
qne le monde présent vous fournit ! Prenez un air de triom- 
phe pour nous dire que l'éclectisme fait tous les jours de nou- 
velles conquêtes; que «le nom d'éclectisme a retenti d'un 
w b<mt de l'Europe à l'autre , » depuis que votre voix l'a pro- 
noncé ? Proclamez-vous un grand philosophe , « parce que 
» l'esprit du dix-neuvième siècle s'est reconnu dans l'éclec- 
it tisme« ( Préface des Fragments, 4835. ) » 

Il a dû s'y reconnaître , en effet ; car c'était lui-même qui 
composait tout votre idéal. C'est lui que vous réfléchissiez : 
comment ne, se serait-il pas reconnu ? Vous avez appelé la 
nature actuelle des choses éclectisme, et la nature actuelle des 
choses vous répond éclectisme. 

Ce n'est pas là une philosophie. Que diriez-vous d'un pein- 
tre qui, au lieu d'un tableau, vous présenterait un miroir^ et 
vous dirait : Ce miroir est le chef-d'œuvre de l'art ; car il 
réfléchit parfaitement la nature ; ce miroir est donc en lui- 
même un tableau, une peinture? Vous diriez que cet homme 



88 DB L*ÉCLBCTISMB. 

est insensé, qu'une glace est un produit de l'industrie, et non 
de l'art. Vous êtes ce peintre, votre éclectisme est celte glace 
qui réfléchit la nature des choses et n'y ajoute rien. Votre 
prétendue philosophie est à la philosophie véritable ce que 
l'industrie est à Tart. 

Et M. Cousin est en ce moment le pouvoir éducateur de la 
France î II exerce un empire officiel , sans limite et sans con- 
trôle, sur renseignement de la philosophie, et par là sur 
toute Téducation publique. Quel professeur n*est pas sons sa 
tutelle , sous sa loi , sous son gouvernement ? Il use et abuse 
de son autorité. Il propage à son aise Téclectisme par la voie 
du Compelle intrare. Ah I quand nous pensons à ce que de- 
Trait être dans TÉtat le pouvoir éducateur, à ce qu'il sera dans 
l'avenir, l'éducation de nos enfants ainsi livrée à M. Cousin 
nous remplit le cœur de tristesse. Quoi! vous n'avez pas 
d'autre idéal que le fait présent, pas d'autre principe, pas 
d'autre foi, pas d'autre religion ; et vous êtes le pouvoir édu- 
cateur de la France I Au moins ne nous refuserez-vous pas 
le droit constitutionnel de réclamer contre votre magistra- 
ture, et de trouver que votre tyrannie philosophique est 
exorbitante. 

Le lecteur est à même de juger maintenant si les reproches 
que nous avons à faire à M. Cousin sont le produit d'une pas- 
sion personnelle , ou s'ils tiennent à des motifs sociaux et & 
notre conviction philosophique. 

Faut-il donc, à cause des personnes, ménager à tel point 
l'erreur, qu'on la laisse régner à son aise dans le monde ? 
Serons-nous aussi utiles que nous pouvons l'être à ceux qui 
souffrent , si nous craignons de faire de la peine à ceux qoi 
triomphent et qui oublient ceux qui souffrent? Quand on 
s'occupe des choses philosophiques, peut-on rien faire de 
mieux que d'imiter à propos dans leurs actions les grands 
maîtres de la philosophie ? Or les plus sages et les plus cal- 
mes des hommes u'ont-ils pas donné l'exemple d'une justice 
sévère? 

Certes, personne ne respecte plus que nous révolution 
sincère d'un philosophe. Nous comprenons à merveille qu'il 
y ait dans la vie d'un penseur diverses phases, que le génie 

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DB L^àCLBCTISHB. g9 

ait luk déTeloppement et revête successiTement des formes en 
apparence fort différentes, qu'il ait une enfance, une jennesse, 
une virilité , et que sa décadence nécessaire , révélant le fini 
de lliomme , inspire même du respect et de la piété. Mais 
une évolution qui n'est qu'une série de variations, et qui 
n'aboutit qu'à légitimer le fait et à immobiliser le présent, 
une évolution qui semble , en définitive , n'avoir eu pour but 
que l'élévation d'un bomme et sa fortune particulière , n'a 
rien à nos yeux de bien respectable. 

Il y a dans notre siècle d'autres bommes qui ont varié, qui 
ont passé par des phases diverses; il y en a un surtout qui a 
donné le sublime exemple d'un prêtre catholique aiiivant 
religieusement à la philosophie. Ceux-là sont respectables ; 
ils ont passé cherchant la vérité , la cherchant du fond du 
cœur, souffrant tout pour la trouver. Mais autant nousadmi- 
rons cette persistance d'une force qui épuise des formes péris* 
sables et reste une force, une force immortelle, autant nous 
plaignons cette faiblesse qui, dénuée de sentiment et d'idéal, 
change au gré des événements, et finit , de guerre lasse , par 
ériger le fait en philosophie. Si nous n'avions pas de senti- 
ment répulsif pour les variations de M. Cousin, nous n'au- 
rions pas assez de sympathie pour le courage de M. de La- 
mennais : 

Qui Bavium non odit, amet toa earmina, Mœvi. 

Oh ! si nous étions injustes envers le mérite de M. Cousin, 
envers son talent, son beau style, son éloquence ; si nous fer- 
mions les yeux sur les services qu'il a rendus, directement ou 
indirectement ; à la bonne heure, nous ne serions pas excusa- 
ble. Mais nous sommes si loin de contester tout cela , que 
personne n'admire plus que nous la haute intelligence qu'il 
avait reçue de la nature, le travail opiniâtre qu'il a employé 
pour la mettre en œuvre , et même jusqu'à un certain point 
les résultais partiels qu'il a obtenus ! Combien de fols il nous 
est arrivé, en jetant les yeux sur certaines pages de ses Uvres, 
de nous écrier que rien ne rappelait mieux la grandeur de 
Platon, et de regretter amèrement pour notre siècle que cet 

S. 

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00 , , DE L'ÉCLECTISME. ^ 

b^mme ^ qui parle si bien i^rfois la laogae de PlatOBi B'ail eu de 
Piattita que le langage. M. Coasin a servi paissamment à rani- 
mer les études en France; il a servi à. nous faire connaître les 
écoles étrangères ; il a combattu énergiquement lematérialisme; 
il a achevé de détruire le prestige grossier du sensualispj^ de 
CondlUac, quoique Thypothèse psychologique qu'il a opposée 
à ce système ne soit pas plus solide que cette hypothèse même; 
enfin il a parlé à la jeunesse de liberté et de vertu, et c'est 
beajicoup d'avoir parlé avec éloquence de liberté et de vertu : 
ces sortes de leçons ne s'oublient pas, même alors que le pro* 
fesseur les ouUie. Non , encore une fois , nous ne lui refusons 
aucun de sesmérites; nous lui accorderons même le génie , si 
Ton v«ut admettre que le génie et Tesprit faux peuveat aller 
ensemUe. Ce que nous lui refusons obstinément^ c'est la vérité. 
Il n'a jamMs entrevu , à notre avis ^ que des vérités partielles, 
es, ayant cousu ensemble ces vérités partielles , il n'a pas pro- 
duit un système de vérité^mais un système d'erreur. Achevons 
maintenant de le démontrer. 

- J'examinerai successivement ce que M. Cousin; af^eUe sa 
méthode , sa ^psychologie , son ontologie, sa aotion de lapftt* 
losophU et de Vfmtoire de iaphihsophie; puis jepasseni à 
son système proprement dit de V éclectisme. Je m?engage k 
prouver non seulement que M. Cousin a commis sur tous ces 
points les erreurs les plus capitales, mais encore que ses pro- 
positions sout généralement contradictoires. 



§ IV. 

De la méthode de M. Cousin. 



J'ai comparé ailleurs M. Cousin à un très habile ouvrier qui 
s'en irait voyager chez les antres nations, et rapporterait, de 
toutes sortes de machines qu'il aurait vues , des pièces très 
belles et admirhbiement taiUées, mais sans avoir pr^câsémeat 
pu deviner- le hen qui, dans les modèles, en faisait deS'iDa- 
chhies, Les pièces qu'il nous a montrées sont belles sans doute 



dby Google 



D£ l'Éclectisme. 91 

et polies avec art( mais elles ne jouent pas, et ne font, réu* 
nies, aucun mécanisme. £n un mot , M, Cousin n'a jamais eu 
de ses formules, et de Tusage légitime qu'on peut en faire, la 
profonde conscience qu*a de ses idées tout inventeur. Et je ne 
dis pas cela seulement des emprunts qu'il a faits à Fichte, à 
Schelling , à Hegel, dont il a pris tour à tour les philosophies 
diverses , à Tun le principe du moi volontaire et libre.dans 
toutes ses manifestations, «u second l'idée du moi développé 
dans riiistoire , au troisième la fatalité dans Thistoire, trois 
formules contradictoires au premier chef : je le dis encore des 
rapports qu'il a contractés avec les anciens philosophes dont il 
a publié des traductions ou des éditions, tels que Platon, 
Proclus, Descartes. 

Sans doute on reconnaît souvent dans ses écrits un homme 
qui a eu un long commerce avec Platon; mais ridée*mère de 
Platon , cette conception de Tldéal divin qui a engendré le 
Christianisme , a complètement échappé à M. Cousin. L'inspi- 
ration platonicienne a abouti en lui à produire Téclectisme, 
qui est la négation même de Tldéal; et il a maintenant l'esprit 
tellement fermé au sens du Platonisme, qu'il soutient, le 
croirait*on , dans le dernier de ses écrits philosophiques ( sa 
Préface de 1855) , que V éclectisme était déjà dans lapensée 
de Platon. Platon éclecUque, Platon père de l'éclectisme ! 
voilà une curieuse découverte. Moi, je croyais que Platon était, 
quanta ce qui regarde la tradition grecque, le père du Chris- 
tianisniie, et c'est ainsien effet que tous les Pères de l'Eglise 
ont considéré Platon. Mais M . Cousin i qui a traduit Platon , 
lui attribue réclectisme.^ Je ne pense pas toutefois q^uece 
nouvel enfant fasse jamais à Platon autant d'honneur que le 
Christianisme lui en a fait. 

U eu estdemême du résultat des conversations de M. Cousin 
avec Proclus et le^ Alexandrins. Inspiré par eux. M* Cousin 
nous dira que « la pensée dominante de sa vie a été de recon- 
» struire les croyances éternelles et d'arriver aussi à l'unité 
» ( i réface de \S2Q). » Mais Plotin et sesdisciples étaient des 
croyants, des croyants très fervents :M« Cousin lui-même 
en est convenu ; nous avons cité plus haut ses paroles très 
nettes, très positives, à ce sujet, Donc PloUn et ses succès-; 



03 DB l'éclbctishb. 

seurs , en an mot cette école néoplatonicienne que M. Coorin 
reconnaît d'ailleurs pour être « la fille très légitime de Platon 
» {Cours de 1828) , » ne voulaient reconstruire les croyances 
éternelles que pour arriver à une croyance , à une reUgîon , 
et n'auraient jamais imaginé, comme M. Cousin, que le 
moyen de reconstruire les croyances éternelles était de séparer 
absolument la philosophie et la religion ; ce qui est la destruc- 
tion même de toute croyance véritable. Mais il en a été , chez 
M. Cousin, de Finspiration de Proclus comme de. l'inspi- 
ration de Platon; et aujourd'hui, sans craindre de se mettre 
en flagrante contradiction avec lui-même, il affirme que a l'é- 
» clectisme était la prétention déclarée, légitime ou non, de 
» l'école d'Alexandrie. {Préface de 4855.) » 

Quant à Descartes , ses leçons n'ont pas été moins déce- 
vantes pour M. Cousin. Descartes a beaucoup parlé de mé- 
thode ; il a écrit , comme on sait , un Dmours de la méthode. 
Il était naturel , en effet , qu'un philosophe qui se mettait 
hors de toute communion spirituelle avec les autres hommes, 
qui se séquestrait de toute tradition , qui prétendait tout dé- 
couvrir par lui-même , se démandât quelles règles de vie il 
adopterait en attendant que son édifice fût construit, et quelle 
méthode il emploierait pour le construire. Mais l'immense 
influence que Descartes a exercée , avec son doute dirigé contre 
la Scolastique et avec ses systèmes, a égaré étrangement 
M. Cousin. Il en a conclu d'abord que le philosophe était à 
toute époque , par devoir et par nature , un douleur ; c'est 
qu'il n'a nullement compris le but final du mouvement carté- 
sien. A cette erreur, M. Cousin en a ajouté une autre : fl a 
confondu le doute anti-scolastique de Descartes avec la méthode 
proprement dite de Descartes, la méthode de l'évidence, la 
méthode des géomètres. Confondant ainsi deux choses très 
distinctes , il est arrivé à s'imaginer que Descartes était tout 
entier dans sa méthode. Il faut lire , pour y croire , les singu- 
lières assertions de M. Cousin sur Descartes. Je renvoie à son 
Cours de 1828. On y verra que a la philosophie moderne est 
» née en 4657 avec le livre de la Méthode; » que « les systèmes 
» de Descartes ne sont rien pour sa gloire ; » que Descartes , 
c'est uniquement n la réflexion libre élevée à la hauteur d'une 

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DB L^iCCBCTISMB. M 

>» méthode, et encore la méthode dans sa forme k plas aé- 
» yère, etc. » M. Coushi confondre le répète, le hardi cou- 
rage de Descartes allant bravement à la recherche de la vérité, 
avec le doute de Descartes ; et puis il confond le doute de Des- 
cartes avec sa méthode proprement dite. Les éloges qu^il pro- 
digue à ce grandhomme sont donc fondés sur deux équivoques. 
La première, c'est la répétition de Popinion , assez répandue, 
qui confond le génie inventeur et dogmatique de Descartes 
avec son doute dirigé uniquement contre la science de son 
temps. Mais la seconde appartient tout entière à M. Cousin , 
car il a renchéri sur le préjugé vulgaire. Il veut louer Des- 
cartes d'avoir été un hardi douteur , prenant, je le répète, la 
forme du génie de Descartes pour son génie même ; mais le 
louer ainsi n*eût pas été bien neuf, il y a long-temps qu*on 
célèbre le doute philosophique de Descartes. Que fait-il donc? 
Il le loue au titre de philosophe qui a eu une méthode, érigeant 
ainsi implicitement le doute en méthode; et puis il s'écrie que 
toute philosophie est une méthode , et que Descartes est le 
père de la philosophie moderne , parce que le premier il a eu 
une méthode. 

Eh! sans doute, une philosophie est une méthode , tout 
philosophe a une méthode. Mais , avant cette méthode , 11 y a 
l'inspiration du philosophe , qui lui fait employer cette mé- 
thode. Vous réduisez Descartes à n'être autre chose qu'un 
douteur qui pense avec une certaine méthode , et vous en 
concluez que tout philosophe est un douteur avec une méthode, 
que la philosophie est le doute et la méthode. Moi , je vous 
dis que le doute n'est qnt la forme de la pensée de Descartes, 
que cet homme sublime était le plus hardi et le plus dogma- 
tique des hommes. Descartes est un dogmatique qui vient 
dire au monde : « Avec la méthode des géomètres nous pou- 
vons tout découvrir , tout connaître avec certitude. Or on n'a 
pas encore employé cette méthode ; moi , je vais la pratiquer, 
et je vous engage à le faire aussL Commençons donc par 
douter, puisque jusqu'ici on a mal raisonné; ensuite nous ne 
douterons plus. » Voilà le sens de Descartes. M. Cousin tra- 
duit : « Le propre de la philosophie à toute époque est de 
douter; et ce doute même est une méthode, » M. Cousin 

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94 , .DE l'éclectisme. 

traduit mal. On dirait que M. Cousin n*a jamais lu attentive^ 
ment le petit livre dont il parle si fastueusement, la Méthode, 
Il Y aurait vu que les neuf dixièmes de ce traité sont employés 
à exposer les grandes découvertes que Descartes croyait avoir 
faites sur Texistence de Dieu, sur la nature des hommes et 
des animaux, et sur le monde physique; en un mot, que 
c'est un abrégé des ouvrages qui parurent plus tard, les 
Méditations, le Monde, le Tiaité de l'homme^ etc. Dy 
aurait vu aussi que Descartes, tout grand qu'il soit, n^em- 
brassa- et ne voulut embrasser qu'une partie de la connais- 
sance humaine; qu'engagé de foi comme il était dans le Chris- 
tianisme et dans Tordre politique- qui régnait de son temps» 
il s'interdit toujours les matières de religion et de politique, 
et que sur ces matières , loin de professer le doute , il professa 
au contraire la soumission la plus absolue. Descartes, ce n'est 
donc pas « la réflexion libre à la hauteur d'une méthode , et 
» de la méthode la plus sévère, » puisque le doute de Des- 
cartes ne s'étend, chez Descartes, qu'à cette sorte de science 
ou de philosophie que Descartes restreint si souvent dans ses 
écrits en la déOnissant « la connaissance des vérités qu'on 
» peut découvrir par la lumière naturelle. » Mais dans ce 
cadre même de l'ontologie pure et de la physique, croyez* 
vous que Descartes ait jamais pensé que la vraie méthode pour 
connaître était toujoursAe àouiev d'abord? Jamais Descartes, 
je le répète, n'a eu une pareille idée; il n'a préconisé leidoute 
que pour lui, pour son temps ^ s'hnaginant bien que, quand 
la vérité serait découverte, le devoirde tout philosophe serait, 
non de douter d'abord sur toute chose, mais de reconnaître 
et d'accepter les vérités découvertes et démontrées. Il a mis 
'ce doute en pratique, parce que son esprit de géomètre n'était 
nullement satisfait de la philosophie vulgaire qu'on enseignait 
dans les écoles et dans les académies , et parce que , plein de 
foi et d'assurance dans la méthode des géomètres, il se croyait 
certain, lui et tous ceux qui emploieraient cette méthode» 
d'arriver à toutes les vérités que comportait cette méthode. 
Do&c , bien loin que le doute lui parût la première oonditioa 
et le génie inspirateur d'un philosophe, c'était au contraire sa 
très grande assurance de la vérité en soi, et deTexceUcace de 

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DE l'Éclectisme. * 93 

la méthode géométrique, qui lui donnaient confiance. On 
pourrait tésumer te livre de la Méthode, par le mot d'Av- 
cilimède, *EvpT}x«, Tcti trouvé. Est-ce là essentiellement et 
fondamentalement prêcher le doute? non c'est au contraire 
prêcher la foi, la certitude , mais une foi nouvelle. Le doute, 
pour Descartes, c'est uniquement l'intervalle qui sépare s'es 
découvertes ou sa philosophie de la philosophie des écoles et 
des académies de son temps. Mais qu'il n'ait fait ses systèmes, 
comme le veut M. Cousin , que pour se donner le plaisir de 
voir où conduisait sa méthode , et par manière de divertisse- 
ment , cela est absurde. Au fond , Descai tes fut un inventeur 
qui « philosopha par ordre , » comme il dit souvent, et qui sut 
enchaîner des idées pour en faire des systèmes; voilà sa gloire 
et voilà sa méthode. Il douta sur ]a Scolastique, il fit grand 
bruit de son doute à ce sujet, parce que c'était là son point de 
séparation avec les idées régnantes , et il eut raison. Mais 
voir là l'essence même de la philosophie , dire que ce doute 
<^est tout Descaries , que Descartes a engendré l'esprit philo- 
sophique moderne , non pas par ses systèmes, mais unique- 
ment par sa méthode , et encore en tant que cette méthode 
est le doute, au lieu de voir que cette méthode recèle au coii- 
traire à l'état virtuel la confiance, l'enthousiasme, la certitude, 
c'est ne pas comprendre Descartes, et c'est ne pas comprendre 
non plus l'action de Descartes sur le monde. Bien loin de 
dire, comme M. Cousin , que Descartes est tout entier dans 
sa méthode , il faut dire , au contraire , que la méthode de 
Descartes n'aurait produit aucun effet sans ses systèmes. Il 
faut louer Descartes d'avoir été un grand inventeur de hardis 
systèmes; car c'est cette audace, celle noble assurance, sem- 
Mable à celle des Kepler , des Galilée , des Bacon , qui a fondé 
pour ainsi dire l'ère moderne et donné une nouvelle trempe 
à^ l'esprit humain. 

La philosophie n'est donc pas une sorte de machine appelée 
une méthode. La méthode est au contraire le produit de 
l'inspiration du philosophe, la forme de sa philosophie. Vous 
dites : tant vaut la méthode, tant vaut le philosophe. Userait 
bien plus vrai de dire : tant vaut le philosophe , tant vaut la 
méthode. Donnez la méthode de Descartes à un esprit comrn^ 

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96 DR L*ÉCLEGTISMB« 

Condillac : croyez-vons qu*il en sortira les Méditations? 
Buffon a dit : Le style, c'est Thomme; on peut dire dans le 
même sens : La méthode , c'est le philosophe. 

Qaoi qu'il en soit , il semble que , prenant Descartes pour 
Tunique père de la philosophie moderne , et la méthode de 
Descartes pour la méthode même delà philosophie , M. Cousin 
aurait dû se rattacher à cette méthode , et ne pouvait pas 
faire autrement que de s'y rattacher. Hé bien, non; M. Cou- 
sin n'a pris de son commerce avec Descartes , et de la con- 
ception qu'il s'est faite de ce grand homme, que cette idée, 
qu'un philosophe est avant tout un homme qui a une méthode, 
qui peut dire ma méthode , et il a voulu comme Descartes 
avoir sa méthode. 

Or quelle est la méthode de M. Cousin ? Ce n^est pas celle 
de Descartes , je le répète , ce n'est pas la méthode des géo- 
mètres; car c'est la méthode de Bacon , appliquée là où Bacon 
avait reconnu formellement qu'il ne fallait pas l'appliquer ; 
c'est , en un mot , la méthode des naturalistes transportée 
dans la vie du moi et du nous. Il est impossible d'attribuer 
plus de valeur à la méthode que ne l'a fait M. Cousin , et il 
est impossible aussi de se tromper sur la vraie méthode plus 
gravement que lui. 

Constatons bien que ce que M. Cousin entend quand il dit, 
à l'instar de Descartes, ma méthode, c'est tout simplement 
la méthode d'observation des naturalistes appliquée (nous 
verrons tout à l'heure comment) à la vie du moi et du nous. 
Cettte constatation ne sera pas difficile à faire ; car M. Cousin, 
après avoir passé par les écoles allemandes, et avoir répété 
les leçons de Fichte, de Schelling, de Hegel, voulant faire, 
de tout ce qu'il avait successivement adopté et professé , un 
ensemble original, où tout fût lié et marqué de son cachet, 
n'a trouvé , pour se trancher de ses maîtres , que la méthode. 
Les AUemands avaient procédé plutôt à la manière de Des* 
cartes, de Spinoza, de Leibnîtz, qu'à celle de Locke, de 
Condillac, ou des Écossais; ils avaient été plutôt ontologistes 
que psychologues , et ils avaient plutôt raisonné en géomètres 
qu'en naturalistes observateurs. M. Cousin , élève d'abord de 
M. Laromignière , et parti , dans le principe , de l'observation^ 

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DB L*j£CLBCTISMEr 97 

a prétendu rester fidèle à la méthode d'observaticm. Il a donc 
£dt, d'un côté , grand fracas de Timportance delà méthode, 
et il a bien voulu, sous ce rapport, amnistier le dix-huitième 
siècle, auquel Fapplication de la méthode des naturalistes aux 
questions philosophiques est empruntée; d'autre part, lia 
prétendu que cette méthode Tavait conduit à tous les résultats 
qd composent ce qu'il appelle son système, et c'est à ce titre 
qa'n réclame surtout un brevet d'originalité et d'invention» 

rouvre la Préface de 4826, où M. Cotisin a résumé et 
coordonné ses travaux; je trouve dès le début : 

« Mes premiers soins furent donnés à la méthode. Un sys- 
» tème n'est guère que le développement d'une méthode 
» appliquée à certains objets... Ouvrez l'histoire : tout philo- 
• sophe qui a respecté ses semblables, et qui n'a pas voulu 
» seulement leur offrir les résultats indécis de quelques rêves, 
» a commencé par un retour sur la méthode. Toute doctrine 
» qui a exercé quelque influence ne l'a fait et n'a pu le faire 
» que par la direction nouvelle qu'elle a imprimée aux es- 
» prits , par le point de vue nouveau sous lequel elle a fait 
» considérer les choses, c'est-à-dire par sa méthode. Toute 
» réforme philosophique a son principe avoué ou secret dans 
» un changement ou dans un progrès de méthode. Mon pre- 
» mier effort devait donc être d'examiner consciencieusement 
» le point d'où j'allais partir, la direction que j'allais prendre, 
» la méthode que j'allais employer, et qui contenait en elle 
» le» résultats de toute espèce , inconnus à moi-même , aux- 
» quels son application successive devait me conduire. » 

M. Cousin aurait pu nous dire plus simplement , et avec 
plus de vérité, qu'ayant commencé à étudier la philosophie 
sous M. Laromiguière , il avait dû naturellement accepter 
la méthode et les habitudes de l'école condillacienne ; mais 
M. Cousin ne veut rien avoir reçu , du moins sans contrôle. 
C'est Aonz volontairement , après mûres réflexions, et de 
dessein bien prémédité , qu'il a opté pour la méthode d'ob- 
servation : 

« La méthode d'observation est bonne en elle-même. Elle 
« nous est donnée par l'esprit du temps, qui lui-même est 
» Topuvre de Fesprit général du monde. Nous n'avons foi qu'à 

9 

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08 DB L*ÉCLECT1SME. 

» elle, nous ne pouvons rien que par elle; et pourtant en 
» Angleterre et en France , elle n'a pu jusqu'ieî qu^détral» 
» sans rien fonder. Parmi nous, son seul ouvrage en phlloso- 
» phie est le système de la sensation transformée* A^ k 
» tort? Aux hommes, non à la méthode. La méthode e^ir- 
» réproehahle, et elle suffit toujours, mais il faut Tap^ 
» quer selon son esprit. Il ne faut qu'observer, mais il f«« 
» observer tout. La nature humaine n'est pas impuissante; 
» mais il ne faut lui retrandier aucune partie de ses forces. 
» On peut arriver à un système qui dure , mais pourvu qu'on 
» ne se laisse arrêter d'abord par aucun préjugé systénaa- 
» tique. {Préface des Fragments, 4826. ) » 

Une fois en tram de célébrer la méthode expérimentale, 
M. Cousin ne s'arrête plus dans les éloges qu'il lui prodigoe. 
H va même jusqu'à reprocher à Bacon , le père de celte mé- 
thode, de n'en avoir pas compris ^excellence et l'universalité. 
Bacon avait dit une admirable vérité; il avait dit que la mé- 
thode d'observation n'était pas applicable directement à la vie 
du mot, « que nous pouvions observer la matière et lesca- 
» vrages de Dieu extérieurement à notre âme, parce que dans 
» cette contemplation le moi prend une forme en considérant 
» un objet, mais que si le moi ou l'âme se retourne sur elle- 
» même, comme une araignée tissant sa toile , l'âme reste 
» sans manifestation , sans forme , indéterminée [à l'état de 
» vide, comme disent les métaphysiciens indiens (4) ], cl ne 
» peut ainsi engendrer que des espèces de toiles, comme celle 
» de l'araignée, des toiles à fil délié, dont on peut admirer la 
» finesse et l'enchevêtrement, mais qui n'ont pas de solidité et 
» ne sont d'aucun usage. » M. Cousin est scandalisé de cet 
aphorisme de Bacon; il prétend que Bacon s'est trompé sor 
sa propre méthode, ou du moins sur la méthode dont on M 
attribue vulgairement l'invention. Si Bacon a dit cela, c'est, 
suivant M. Cousin , que Bacon n'a pas su faire usage en psy- 
chologie de la méthode expérimentale : 

« On a beaucoup célébré Bacon comme le père de la md- 
p thode expérimentale ; mais la vérité est que Bacon a tracé 

(i) Voy. rarlicle Contemplation de V Encyclopédie Nouvelle, 

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DE l'éclectisme. 99 

» ies^r^les et les firaeédés de la méthode expëmmentale dans 
M renceinte des seiences physiques et pas au-delà, et que le 
» premier il a égaré la méthode dans une route systémati- 

• qoe^ en la bornant aU monde extérieur et à la sensibilité. 
» Elle est de Bacon cette phrase : Mens humana, 9i agat in 
» materwm , naturam rerum et opéra Dei contemplanda, 
» pro modo materiœ operatur utque db eadan détermina^- 
» tur. Si ipsa in se vertatur,tanquam aranea ieœens te- 
» lam , tune demum indeterminata est , et parit teîas 
I» quasdam doctrinœ, tenuitate fili operisque mirabiles, 
9 sed quoad usum frivolas et inanes. » En général , Tob- 
» serTation de Bacon ne s'adresse qu'aux phénomènes sensi- 
» blés; rinduction appuyée sur cette base unique ne portera 
I» pas loin. La philosophie qui devait sortir d'une application 
» aussi incomplète de la méthode ne pouvait être qu'incomi- 
» plète elle-même, et tristement incomplète. Le système de la 
» sensation transfoi^mée était au bout de pareils conseils ,^ et 
» Bacon devait engendrer Condillac. Telle est l'importance 
» des aberrations de la méthode. Les plus légères traînent à 
a leur soite les erreurs les plus graves , que l'on ne peut plus 
n détruire qu'en remontant à leur principe* La premiète 
9 aberration de la vraie méthode philosophique vient de 
» Btacon ; ses conséquences ne s'arrêtent qu'à Condillac, au- 
** delà duquel il n'y a plus de place pour aucune abberration 
» nouvelle, soit en fait de méthode i soit^n fait de système, 

» Consent-on à la méthode incomplète de Bacon? il faut con- 

• sentir à toutes les lacunes du système de Condillac; la fai*- 
» Messe senle et l'inconséquence s'arrêtent au milieu^ Le 

• système de Condillac dans sa rigueur choque-t-il la nature 
» humaine et l'observation la moins attentive? il faut remon* 
ter jusqu'à Bacon et essayer de tarir le mal dans sa souree ; 
» il faut emprunter à Bacon la méthode expérimentale, mais 
» ne pas corrompre d'abord l'observation en lui imposant un 
» système. 11 faut n'empjoyer que la méthode d'observation, 
« mais l'appliquer à tous les faits, quels qu'ils soient, pourvu 
n qu'ils existent : son exactitude est dans son impartialité ^et 
» l'impaitialilc ne;Se trouve que dans l'étendue. Ainsi ptut-" 
» être se ferait J'alUance tant cherchée des sciences métaphy- 



400 DE L'ÉCLECTISME. 

» siques et physiques» non par le sacrifice systéinatique des 
» unes aux autres, mais par Punité de leur méthode appli- 
» quée à des phénomènes divers. ( Préface des Fragments, 
»4826.))> 

Voilà qui est dair, j'espère. M. Cousin est plus Baconien 
que Bacon lui-même, infiniment plus partisan de la méthode 
expérimentale. Bacon voudrait restreindre cette méthode aux 
phénomènes de la nature extérieure ; M. Cousin ne le veut 
pas : il appelle la réserve de Bacon « corrompre l'observation 
)> par un système. » Quant à lui, il cherche « ralliante des 
» sciences métaphysiques et physiques dans Tunité de la mé- 
» thode. » Et M. Cousin a persévéré jusqu'au bout et per- 
sévère encore dans son sentiment à ce sujet; car voici son 
dernier mot dans sa nouvelle Préface : 

Ici , comme ailleurs , comme partout , comme toujours, 
» je me prononce pour cette méthode qui place le point de 
» départ de toute saine philosophie dans Tobservation.... La 
» philosophie ne se distingue de la physique que par la 
» nature des phénomènes à observer. {Préface de 1855.) » 

La philosophie une science comme la physique! une 
science directement objective comme la physique, une science 
d'observation et d'expérimentation comme la physique et 
l'industrie ! Ah I vous n'avez pas, ce me semble , profité de 
vos maîtres I C'était bien la peine d'employer si souvent la 
langue de vos maîtres allemands, de parler si souvent da 
subjectif et de V objectif, pour arriver à cette belle conda- 
sion, qu'entre la philosophie et la physique il n'y a aucune 
différence de méthode, que le critérium de certitude est le 
même, que ce sont, en un mot, deux sciences à mettre sur le 
même pied, deux sciences à considérer au même titre! Mais 
dans la physique, l'objet est hors de nous, il appartient à un 
ordre de vie incommunicable à la nôtre. Dans la philosophie, 
au contraire, il s'agit avant tout de la vie du moi et du nous, 
de la vie humaine , soit individuelle, soit collective! Quoi! 
cela n'établit pas une difi'érence ! La vie subjective se fera 
sentir au sujet d'une façon directement objective, comme la 
vie des plantes, des animaux, et des astres ! Encore une fois, 
ce n'était pas la peine d'étudier, avec Kant» avec Fichte, 

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DE l'Éclectisme. 401 

i?ec Sctaelllng» le subjectif et V objectif, pour arriver là. 

Et vous dites que vous avez adopté cette méthode sciem- 
ment, après avoir mûrement délibéré , et sachant bien qu'en 
philosophie tout dépend du choix d*une méthode. Laissons 
les phrases : vous vous trompez vous-même quand vous vous 
imaginez que vous avez adopté de propos délibéré la méthode 
expérimentale. Vous avez reçu cette méthode de ce que Ton 
pourrait appeler la queue du Condillacisme ; car vous avez 
commencé par être disciple de Condillac ou de M. Laromi- 
guière , ce qui est à peu près la même chose ; et vous étant 
ensuite tourné contre Condillac, vous Tavez fait avec les 
formules de Fichte , sans avoir une inspiration propre et qui 
vous appartint ; et , ainsi différent en apparence , vous êtes 
resté pourtant avec la même méthode. Non , vous n'avez pas 
adopté volontairement la méthode dite de l'observation, vous 
Tavez reçue; elle n'est pas chez vous le fruit de vos médita- 
tions, ni un résultat de votre choix; vous avez emprunté 
cette méthode de philosopher aux habitudes scientifiques 
du dix-huitième siècle et du commencement du dix-neu- 
vième (4). 

Vraiment M. Cousin a la main malheureuse quand il est 
question du dix-huitième siècle \ S'agit-il de ce que ce siècle 
a de grand, de sublime, de vraiment divin, il n'est pas de 
mépris et d'insulte que M. Cousin ne prodigue au dix-hui- 
tième siècle ; il va, comme nous l'avons vu, jusqu'à prosterner 
dans la poussière où les courtisans aiment à s'agenouiller les 

(i) Je devrais citer un autre inaitre de M. Cousin, un Trai et pro* 
fond métaphysicien , M. Maine de Biran, qui a sans doute contribué 
beaucoup à égarer son disciple sur ce point. M. de Biran j comme je 
le dirai tout à l'heure, se servait de l'observation psychologique pour 
établir une graude vérité ontologique. M. Cousin, qui a emprunté 
les idées de M. de Biran sans les bien comprendre, a vu là une mé- 
thode , non seulement pour la psychologie , mais pour la philosophie 
tout entière. Il a été ainsi confirmé dans son choix de la méthode 
expérimentale à la façon du dix-huitième siècle. Tandis que, par son 
inspiration , M. de Biran tendait à sortir de cette fausse méthode , 
M. Cousin y est rentré. O imitatortst 

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402 DE l'éclectisme. 

grandes et immortelles figures de Voltaire, de Rousseau , de 
Diderot Mais s'agit-il de la partie erronée de Tesprit de ce 
même siècle, de la fausse application qu'on y a faite de la 
^ méthode des sciences naturelles en la transportant dans la vie 
du moi et du nous, oh l M. Cousin n'a pas peur alors de se 
rattacher au dix-huitième siècle : « L'esprit ^du dix-huitième 
» siècle, dit-il relativement à la méthode expérimentale, n'a 
» pas besoin d'apologie. (Préface de 4826.) n C'est, je le ré- 
pète, avoir la main malheureuse. Il y avait deux choses à 
considérer dans le dix-huitième siècle : son esprit novateur, 
son aspiration d'avenir, sa religion en un mot sous l'écorce 
de son incrédulité , sa foi à l'égalité , à la liberté , sa foi au 
progrès, à la perfectibilité, son aspiration vers un changement 
radical de la condition humaine, son éloignement des idolâ- 
tries diverses qui ont pesé jusqu'ici sur l'homme y cet élan 
en un mot de transformation et pour ainsi dire de métamor- 
phose qui a produit la révolution française , et qui ne s'ar- 
rêtera pas là. Sur tout cela , M. Cousin a fermé les yeux , 
complètement fermé les yeux. La Charte de Louis XVIII loi 
a paru le point culminant , le résultat définitif, et même le 
jugement péremptoire du dix-huitième siècle. Mais il y avait, 
^n revanche, à dépouiller la pensée vivante de ce siècle de la 
forme qu'elle avait revêtue, la tendance. au pur naturalisme, 
fruit de la méthode d'observation. Il fallait montrer combien 
cette méthode a égaré le dix-huitième siècle, comment elle a 
corrompu , autant qu'il était en elle , le souffle divin qui ani- 
mait, ce siècle. Il fallait enrouler le dix-neuvième siècle dans 
une autre voie , le rappeler à la vie collective , à la vie spùi- 
tueUe, par la méthode , non pas de l'observation, mais de Li 
conscience et du consentement unis. Et c'est précisément le 
contraire qu'a fait M. Cousin ; il a persisté, il persiste dans la 
méthode expérimentale. C'est là, dit-il, le chef-d'œuvre de m 
philosophie. Il traite la vie du moi et du nous à la manière 
des physiciens, par l'observation; et il s'applaudit d'avoir, 
dit-il, « reconstruit le dogmatisme en partant de la métboilo 
» du siècle. (Préface de 1853.) » Vous n'avez rien recon- 
struit ; vous avez pris à la tradition du dix-huitième siècle ce 
qu'il ne fallait pas lui prendre, ce qui n'est jamais fécond, une 

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. , î PE L'ÉCLECTISME. , , 405 

ferme l irài^apuê moriuum (fue les sièck» abandonnent en 
ceâauttd^re, coinme la dépouille mortelle que neu6i con^ 
ions â latterre en mourant, et vous avez délaissé l'esprit que 
cet» fovmé f ecélait. 

M. Cousin a écrit quelque part une belle page sur ce que 
lont Pun pour Tautre un siècle et un? philosophe qui consi- 
dère ce siècle: ti Selon moi, dit- il , l'bumanité est inspirée. 
» Le souffle divin qui est en elle lui révèle toujours et parfont 
9 toutes les vérités sous une forme ou sous une auti^e , selon 
» leB temps et selon les lieux. A côté de Thumanité est la 
» philosophie, qui l'écoute avec attention, recueille jes paPOr. 
» les,î les note pour ainsi dire, et, quand le moment de l'inspi- 
» ration- est' passé, les présente avec respe<it à l'artiste ad- 
«mh'able qui n'avait pas la conscience de son g^nie, et qui 
» souvent ne reconnaît pas son propre ouvrage. » Cela est 
vrai, cela est beau; quoiqu'il fallût dire aussi, ce que M. Cou* 
^m'a pas dk, que le philosophe qui observe l'humanité est 
inspiré tomme elle : mais dans le cas présent de M. Cousiri et 
du )cHx-hnitiènie siècle , je demande qui a manqué è son rôle^ 
éelliuflianitéott du jàhilosophe. le dix-huitième siècle a été 
t»ariiste 'admirable; mais le philosophe, au- lieu de re^ 
e«eHUr< « le soufite divin d en 'rejetant la « forme, » aitil 
fréiisément toutile eontrairc. tl a piis la forme , une forme 
ttansitcfiite*,: une forme éphémère , et il a négligé et méconnu 
l'inspiration. 

§v. 

Suite. 

' En entendant sortir de la bouche de M. Cousin cette éton- 
nante assertion, que la philosophie e»t une sdmce d'ohHV* 
f^ation^comme la physique; en le voyant ailleurs s'étonner 
naïvement qu'on lui ait reproché d'avoir abandonné les tra* 
éitioBs philosophiques de la Franoe^ et s'écrier avec as- 
rarance : « Il ne s'agit pas de savoir si la philosophie que 
• j'enseigne est allemande , anglaise , ou française, A-t-on 

.y...uuy Google 



104 DB L*éGLBCTISMB. 

» Jamais parlé â^une géométrie ou d'une physique ftaih 
» çaise? » en entendant , dis-je, de pareilles hérésies , Je 
m'écrierais Tolontiers à mon tour : Hdbemuê confitenitm 
retifn;nous avons ici la preuve, la preuve claire, évidente, pal- 
pable, que M. Cousin n*a jamais bien compris ni la nature ni 
le but de la philosophie. 

Que penserions-nous d*un artiste qui assimilerait Fart i 
l'industrie, et que devons-nous penser d'un philosophe qui 
assimile la philosophie à la physique? Nous dirions à Tartiste: 
Eh quoi! ne sentez-vous pas que toute production de votre 
art est le résultat de votre vie , que votre art est en vous, se 
fait en vous, qu'il palpite dans votre cœur et coule dans votre 
sang ; en un mot , qu'il prend sa source dans votre vie , et 
qu'il est votre vie même arrivée à pouvoir se transmettre à 
la nôtre ; tandis que, dans Tindustrie, c'est sur la vie du monde 
extérieur que vous agissez? Nous dirons de même au philo- 
sophe ; £h quoi ! ne vous sentez-vous rien sous la mamelle 
gauche ? Vauvenargues a dit : « Les grandes pensées viennent 
f» du cœur. » Platon avait dit : « Dieu nous a donné deui ailes 
» pour nous élever à lui, l'amour et la raison; en d'autres ter- 
» mes , le senthnent et le raisonnement; » ce qui est la même 
pensée que celle de Vauvenargues. Et vous allez commencer 
votre philosophie par supprimer le cœur, source des grandes 
pensées, suivant Vauvenargues ; vous allez briser une des deux 
ailes de Platon, l'amour, la charité, le sentiment ; en un mot, 
vous allez commencer votre philosophie par supprimer l'in- 
spiration I.Mais c'estj supprimer à la fois le but, la matière même 
de la philosophie, et le moyen , l'instrument de 4a philoso- 
phie. La philosophie est en vous , sachez-le , comme l'art est 
dans l'artiste. L'artiste, par un procédé divin, parvient à ex- 
traire de lui-même sa propre vie , à la manifester, à la com- 
muniquer. Vous, philosophe , faites de même. C'est de votre 
vie et avec votre vie que vous devez tirer votre philosophie. 
Il ne s'agit pas ici du monde extérieur à vous ; il s'agit de vous 
et de nous , de votre vie , de la nôtre , du lien qui nous unit 
entre nous et à notre Créateur, de notre union à tous au sein 
de l'humanité, de notre vie sociale commune, des droits et des 
limites de notre vie individuelle ; il s'agit de ]a vie qui coule 

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D£ L^ÉCLEGTISMB. 405 

en nous, et non de la vie qui coule hors de nous. C'est par la 
main du cœur , pour ainsi dire , que ces choses doivent être 
maniées , et non par la main du corps comme la vie du monde 
extérieur. Et pourtant, vous en venez à dire, après vingt 
ans de travaux , que la philosophie est une science d'obser- 
vation comme la physique , ou de pur raisonnement , comme 
k géométrie ! Mais en physique , en géométrie , qu'observez- 
vous et avec quoi observez-vous ? sur quoi raisonnez-vous et 
avec quoi raisonnez-vous? Dans la physique, vous observez 
les phénomènes d'une vie qui n'est pas en vous, qui n'est pas 
directement communicable à la vôtre , et vous observez avec 
vos sens. Dans la géométrie , vous raisonnez sur des objets 
définis dont la notion est également empruntée par l'abstrac- 
Hon au monde extérieur , et vous raisonnez encore avec vos 
sens; car vous raisonnez par le moyen de la comparaison, 
qui recèle toujours implicitement une sensation , et qui pro- 
duit en vous l'évidence , mais l'évidence sensible (i). Mais en 
philosophie, c'est votre vie subjective qui est votre objet. De 
quoi peut-il donc être question? de développer et d'exprimer 
celte vie subjective, et non de l'observer ? Et avec quoi pou- 
ver-vous la développer et l'exprimer ? avec elle-même évi- 
danment, puisque c'est elle qui est le sujet en même temps 
qu^elle est l'objet. Ne voyez -vous pas que vous ressemblez 

(i) Cest une idée assez répandue , que les géomètres raisonnent 
tordes notions, et non sur des sensations. Mais je maintiens ce que 
fai établi dans Farticle Conscience de V Encyclopédie Nouvelle, La 
dislinclion de Leibnitz entre la notion et la sensation est vraie , sans 
doute , mais il faut la comprendre. Leibnitz ne dit pas que la notion 
«liste sans la sensation ; il établit au contraire que , dans tout fait 
ktellectuel , il y a simultanément sensation , notion, et aperception. 
I^ géomètres raisonnent d'abord sur un cas particulier, où la sen- 
sation joue un rôle évident; puis ils concluent du particulier au gé- 
néral; et ils concluent ainsi en vertu de la notion, qui leur permet 
de définir les objets, et de Taperception , ou du sentiment du moi, 
qui leur montre qu'ils pourraient répéter la même opération dans 
Ums les cas semblables. Mais la sensation se retrouve toujours au 
débat et à la fin de tous leurs raisonnements. 

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406 DE L^ECLECTIS&IE. 

bien plus à Tartiste qu'au gcomèlrc ou au physicien ? Vous 
êtes semblable à Tarliste ; car, comme pour lui, voire objet c'est 
vous-même , c'est la vie qui coule en vous et au sein de ITiu- 
manité; vous ne différez même de Tartiste que par nn 
point , c'est que l'artiste est plus individuel et vous plus gé- 
néral , que l'artiste se concentre plus en lui-même , et que 
vous devez vous occuper davantage de tous les hommes: 
vous êtes pour ainsi dire l'artiste de l'humanité, l'ho- 
manité artiste. Cette assimilation de l'art et de la philosophie 
est si certaine , que tout le monde la fait pour ainsi dire 
instinctivement. Les grands poiites et les grands philosophes 
ont toujours eu ensemble d'étroites affinités ; il 3emWe 
qu'ils ont le même berceau , et qu'aux yeux des peuples ils 
habitent , après leur mort , les mêmes régions des Champs- 
ElysOes. Socrate et Platon s'appuyaient continuellement d'Ho- 
mère ; un vers du poëte était pour eux une autorité. Aristotc 
cherche souvent les définitions des choses les plus profondes 
dans Homère , dans Orphée , et dans les anciens poètes. 
Et quel philosophe moderne vaut mieux à citer que Dante, 
ou Shakspeare , ou Milton , ou , dans certaines matières , 
Molière et La Fontaine ? Le philosophe sans doute a hm 
aussi des affinités avec le physicien et le géomètre. Il rai- 
sonne, il observe : qui le nie? Est-ce que le poëte aussi 
ne raisonne pas et n'observe pas ? est-ce qu'il n'est pas de 
la nature de tout homme d'observer et de raisonner ? toat 
homme est à différents degrés physicien , géomètre , poëte 
Mais vous dites que le philosophe est un savant ; moi , je 
vous dis que ce n'est pas seulement un savant , mais que 
c'est un artiste quant au fond des choses. Vous dites qa*il 
n'a pour critérium de certitude que l'observation ; je vous 
dis , moi , que cette prétendue méthode est la destructioB 
même de la vie , que l'observation directe est une pure fo- 
lie , semblable à celle de l'anatomiste qui voudrait porter le 
scalpel sur son propre corps , et qui détruirait la vie pour l'é- 
tudier , en sorte que Bacon a eu cent fois raison de dire : 
« L'âme ne peut s'observer directement elle-même. » Je 
vous dis de plus que l'objet de la philosophie est bien au- 
trement large que la pure psychologie ; que lors même que 

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DE L^EGLEGTISME. 40T 

la psychologie aurait pour méthode l'observation (j'entends 
robservalion indirecte , et non pas Tobservatlon directe ) , il 
ne s'ensuivrait en aucune façon que la philosophie dût avoir 
pour méthode l'observation ; car la psychojogie n'est pas la 
phOosophie , c'est seulement une petite partie de la philo^ 
Sophie. Je dis donc qu'il est absurde de considérer la phi- 
losophie comme une science d'observation ; je dis que la 
philosophie participe à la fois de l'art et de la science ; que^ 
renfermant dans son objet Dieu , l'homme , et la nature ex-» 
lérieure , elle remonte à Dieu par l'inspiration s'appuyant 
sur le raisonnement et l'observation ; comprend l'humanité 
antérieure par l'inspiration unie à l'observation , qui prend 
alors le nom d'histoire, et au raisonnement ; donne à l'huma-* 
nîté à venir un idéal par l'inspiration unie encore au r^i- 
sounemcnt et à l'observation ; et enfin étudie la nature ex- 
térieure , toujours par l'inspiration unie à l'observation et au 
raisonnement , à l'inverse du physicien proprement dit , qui 
est plus observateur qu'artiste. Mais supprimez l'inspiration» 
vous n'avez plus ni artiste ni philosoplie. Si donc il était 
permis d'accoupler ces deux mots science et inspiration» 
je définirais la philosophie une science d'inspiration comme 
l'art , et non pas une science d'observation comme la pbyr- 
sique. 

J'ai traité ailleurs avec tant d'étendue la question de la 
méthode ou plutôt du principe de la certitude , qu'il ma 
répugne d'en parler ici en passant et imparfaitement ; et ce- 
pendant je me vois forcé , bien malgré moi , de résumer , en 
aussi peu de mots que je pourrai , ce que j'ai établi sur ce sut 
jet, afin de dissiper, s'il est possible, la prodigieuse erreur da 
M. Cousin. 

M. Cousin n'est pas le premier qui se soit trompé sur cette 
question de la méthode , bien que personne peut-être , je Iç 
répèle, ne s'y soit trompé autant que lui. Chacun sait que de- 
puis deux cents ans environ les diverses philosophies s'aheur- 
tent à la question de la certitude, sans la résoudre. Il y a en 
nous plusieurs sources différentes de connaissance ( en appc-- 
lant généralement connaissance les diverses révélations que 
nous avons de la vie } , ou plutôt il y a plusieurs mondes dll^ 

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408 DS L'fiCLEGTISMB. 

férents. L'erreur commune sur la certitude est de confondre 
ces sources différentes de connaissance, ces mondes divers, et 
d'appliquer indistinctement à tous ce qui ne convient qu*à un 
seul. De là tant de principes de certitude proclamés et rejetés 
avec une égale ardeur. 

Je n'entre point ici dans la question de l'utilité qu'il y a* 
eu à ce que des systèmes faux , bien que basés sur des prin- 
cipes de certitude relativement vrais , fussent nettement po- 
sés et impitoyablement appliqués. Telle est la condition 
humaine : nous n'accomplissons nos progrès qu'au moyen 
de certaines ténèbres; chaque époque a pour ainsi dire 
une portion de ténèbres nécessaires ; c'est la forme obligée 
de la pensée, c'est la face erronée de la vérité relative, 
dont j'ai parlé dans la première partie de cet écrit. Quoi 
qu'il en soit , sortis de la tradition catholique , qui était une 
méthode et un principe de certitude, nous avons eu la 
méthode protestante qui prenait pour base à la fois la ré- 
vélation et le sens individuel , puis la méthode cartésienne 
de l'évidence à la façon des géomètres , puis la méthode ba- 
conienne de la sensation ou de l'observation à la façon des na- 
turalistes. Le temps approche , suivant nous , où Fesprit hu- 
main sortira sans aucune peine du labyrinthe où l'ont égaré 
toutes ces méthodes ; il suffit pour cela qu'une distinction 
claire s'établisse, qui mette à sa place chacun des principes qui 
ont donné heu à ces systèmes. J'ai essayé pour ma part d'ou- 
vrir quelques fenêtres, comme dit Descartes, et de faire entrer 
du jour dans cette cave où les philosophes sont descendus 
pour se battre. Je crois avoir démontré ( \ ) que des cinq ou 
six principes de certitude mis en avant depuis deux siècles, et 
qui ont donné heu à autant de prétendues méthodes géné- 
rales , il n'y en a aucun qui n'ait sa vérité et même sa vérité 
exclusive et absolue. Tous sont vrais , mais tous ne s'appli- 
quent pas à tous les ordres de connaissances ou, pour mieux 
dire , à tous les modes de notre vie ; chacun a sa sphère. 

(i) Voy. les articles Certitude, Conscience^ Consentement ^ àt. 
\ Encyclopédie Nouvelle, et Tarticle De la doctrine du progrès con^ 
tinu dans la Revue Encyclopédique, 



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DB L*ëCLBCTlSM£. 409 

L'errear, encore une fois, est de les appliquer où ils ne 
sont pas applicables ; Terrenr est de ne pas distinguer les 
vies Téritablement différentes qui existent simultanément en 
nous. 

Trois aspects principaux de la vie , formant trois ordres 
toat-à-fdt divers, s^offrent clairement à nos regards : 4* la vie 
du monde extérieur à Phumanité ; 2- la vie humaine indlvi- 
duelk ; 5* la vie humaine collective. Un seul principe ne con- 
vient pas et ne suffit pas pour nous conduire dans ces trois 
vies diverses. Nous n'avons que Vexpérience pour pénétrer 
et nous diriger dans la vie des êtres d'une nature aussi étran- 
gèrcà la ndtre que sont les astres, les plantes, ou les anhnaux. 
Avec DOS semblables , au contraire , nous avons en commun 
une vieOllective. Entre eux et nous, le consentement devient 
donc à la fois une nécessité et un principe d'action. Quand 
dcMic, sortant de la relation avec la nature, nous entrons dans 
la relation avec les hommes, la principale règle que nous 
aymis pour nous diriger dans ce monde nouveau de ia vie est 
le consentement Toutefois le sentiment individuel , ou la 
coMcience , reste comme arbitre souverain de la vie humaine 
individuelle. Mais ces trois clefs des trois aspects de la vie 
ne s'exercent qu'à l'aide de principes supérieurs dont nous 
avons la faculté d'emprunter la lumière. Ces principes supé- 
rieurs sont la raûof» et la tradition. L'expérience emploie 
secondairement pour se diriger la faculté de raisonner. Le 
consentement se nourrit, à son tour, et se forme par l'évi- 
dence et la tradition. Enfin la conscience trouve son appui 
dans l'évidence, dans la tradition, et dans le consentement. 

La vraie méthode, en toute science , consiste donc à dis- 
cerner celui de ces critériums de certitude qui convient à la 
mattère en question et à s'y rapporter. Mais, une fois armés de 
ce principe de certitude , comment en faisons-nous usage ? 
En résulte-t-il, comme on se l'imagine , une méthode com- 
plètement différente , c'est-à-dire un emploi tout particulier 
d'une ou de plusieurs de nos facultés à l'exclusion de toutes 
les autres? Non. Sans contredit, de même que la matière dont 
il s'agit détermine le choix du critérium de certitude , de 
même le critérium de certitude déiermine les facultés dont 

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440 DB L*ÉCl4BGTI$MB« 

nous devons faire usage d'une façon prédominante pour m- 
ployer ce critérium de certitude. Mais cela veut dire seule- 
ment qu'il détermine l'emploi prédominant de telles ou teUts 
facultés , sans anéantir, sans exclure aucune de nos facqltifti 
Chaque mode de notre connaissance est une sorte d'escriQic 
particulière , mais qui ne diffère pourtant pas essentieUemeul 
de tout autre genre d'escrime. Un homme qui se bat k F^ 
fait de son corps , shion absolument Iç môme usage» du 
moins un usage analogue à celui qu'en fait un homme qoi se 
bat au sabre. 

Ainsi » parce que le critérium de certitude à employer sera 
Texpérience , il ne s'ensuivra pas que la méthode ne consiste 
que dans l'observation » puisque l'expérience emploie, secon-. 
dairement il est vrai, mais emploie nécessairement» pour 9e 
diriger, la faculté de raisonner qui est en nous. Or» la faculté 
de raisonner suppose non seulement la comparaison « q^, 
développée largement » donne lieu à ce qu'on nomme Fa- 
nalogie et l'induction » mais encore la mémoire » qui, égale- 
ment développée et largement appliquée » devient l'érudition 
et la connaissance des travaux antérieurs. £t de même, 
parce que le critérium de certitude à employer sera le cott- 
sentement , il ne s^ensuivra pas que la méthode ne consistera 
que dans la constatation de ce que pensent les autres hom- 
mes» puisque le consentement s'éclaire par l'évidence et se 
révèle par la tradition. 

On a faussé étrangement l'esprit himiain avec toutes les 
exagérations sur la méthode. On a voulu forcer l'homme à se 
fragmenter, à se tronquer, pour entrer dans le cadré des mé- 
thodes. Les uns l'ont réduit à n'être qu'une espèce de machiHC 
raisonnante , ajoutant syllogismes sur syllogismes. Les antres 
en ont fait un œil qui observe, un œil de lynx, qui ne laisse 
rien passer ; les autres, une mémoire traditionnelle, une sorte 
d'écho qui répète éternellement les leçons dupasse. L'homme 
n'est aucune de ces facultés isolées ; l'homme emploie tontes 
ces facultés, quel que soit le critérium de certitude auquel il se 
rapporte. 

Il n'y a de divers que le principe de certitude. La méthode 
proprement dite » c'est-à-dire le travail de Fintelligence , est la 

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BB L'éCLECTiSME. III 

mémç. Le principe de certitude , dis-je , est divers , suivant 
qu'il s^agit de la vïe du monde extérieur, ou delà vie humaine 
individueile , ou de la vie humaine collective. Mais quant à 
ce qu'on appelle proprement la méthode , c'est autre chose : 
b méthode est toujours l'emploi de toutes nos facultés, ap- 
proprié à l'objet de notre recherche. La méthode, c'est 
rhomme complet s'emparant d'un certain principe de certi- 
tude et y rapportant tout , mais employant pour cela toutes 
les facultés simples ou composées qui sont en nous : obser- 
vation, comparaison, raisonnement, mémoire, induction, 
analogie, analyse, synthèse. La méthode , en tant que mé- 
thode, est donc absolument la même au fond, qu'il s'agisse 
4e physique, ou de géométrie , ou de psychologie, ou de po- 
litique. Toutes les prétendues distinctions qu'on a voulu faire 
à ce SQjet sôht fausses. Nous sommes identiques à nous-mêmes, 
psychologiquement identiques, dans l'acte de la connaissance, 
quel que soit l'objet de cette connaissance. Je crois encore 
avoir démontré d'une façon irrécusable cette vérité (f). 

Mais par-delà le principe de certitude , par-delà la méthode 
qui consiste à bien employer ce principe , c'est-à-dire à le 
développer à l'aide des facultés de notre nature , et de toutes 
ces facultés sans exception, il y a l'être qui emploie ce principe 
et cette méthode , il y a le savant , le philosophe , l'homme en 
on mot, l'homme vivant. Or cet homme, ce n'est pas un 
axiome, ce n'est pas une méthode, c'est un homme. 

Et cet homme , c'est une inspiration , cet homme est 
inspiré. J'entends par là que cet homme est un sentiment qui 
cherche sa inanifestation , sa forme , sa pensée. 

Rien ne serait plus aisé que le perfectionnement des sciences 
et de la philosophie, si des méthodes et des axiomes suffisaient 
pour faire des découvertes. Mais écrivez les meilleurs traités 
«ir la méthode , puis donnez cela à lire à un homme dépourvu 
du sentiment qui fait trouver, et voyez s'il sortira de vos mé- 

(i) Voy. en particulier Farticle Conscience de V Encyclopédie 
Nowelle, où j*ai comparé les procédés de connaître d'un géomètre, 
d'un physicien , et d'un psychologue, et prouvé Tideutité psychologi- 
que de ces procédés. 

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442 DE L*éGLBCTISMB. 

thodes quelque chose. C'était bon pour Condfllae de p^uer 
ainsi , Condillac qui s'imaginait qu'en fait de science ou de 
philosopliie , tout était affaire de méthode, affaire de langue, 
comme il disait ; que Tanalyse était la clef de toutes les vérités 
possibles , indépendamment de tout autre élément de la nature 
humaine ; que , pour qui savait analyser, les vérités venaient 
s'enfiler toutes seules, les unes au bout des autres, indéfiid- 
ment , comme les grains d'un chapelet. Condillac disait une 
sottise ; j^aime mieux en croire Platon et Yauvenargues. On a 
demandé ce que c'était que le génie. Le génie, c'est un sen- 
timent qui cherche une forme, une manifestation, et qui te 
trouve. 

Ce sentiment qui cherche une forme , une manifestation, je 
l'appelle inspiration. Je dis, comme M. Cousin, que l'huma- 
nité est inspirée , que chaque siècle est inspiré. Mais j'ajoute 
de plus que le philosophe lui-même est insphré. Je n'exdos 
pas, comme lui, le philosophe de la condition générale; je 
ne le mets ni au-dessus ni au-dessous de l'humanité. Gda 
étant, que le philosophe s'occupe de la nature extérieure, 
son principe de certitude sera l'observation et l'expérience; 
qu'il s'occupe de vérités absolues , son principe de certitude 
sera l'évidence des géomètres; qu'il s'occupe de la société 
humaine, son principe de certitude sera le consentement de 
la société vivante : mais, quel que soit l'objet qu'il considère, 
toujours le sentiment se retrouvera sous sa pensée. Je prends 
les hommes qui passent pour avoir apporté le moins d'âme et 
de sentiment dans les matières philosophiques. Voilà Bayle, 
par exemple, qui prêche le scepticisme : j'ai démontré, à 
son article (I), que Bayle n'a prêché le scepticisme que pour 
établir la tolérance ; et il n'a tant cherché à établir la tolérance, 
que parce qu'il avait souffert de l'intolérance, parce qu'il 
avait vu sa famille proscrite et son frère mourir dans les 
dragonnades, Bayle n'eut peut-être pas d'autre passion, mais 
il eut celle-là. Il n'y a pas un seul grand homme qui n'ait eu 
un mobile de ce genre. Le géomètre lui-même , le grand 
géomètre est une passion , j'entends un sentiment , une force 

(i) Dans XEncyclopétiie I^ouvelU, 

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D& L'icLEcnsm. 443 

vive qui povrsiiit un idéal. Voilà Descart€s qui perfectionne 
)a géométrie ; croyez-vous que ce soit pour la géométrie elle- 
même? Non ; c'est que « ces longues chaînes déraisons toutes 
» simples et faciles , dont les géomètres ont coutume de se 
» servir pour parvenir à leurs plus difficiles^démonstrations , 
» lui ont donné occasion de s'imaginer que toutes les choses 

• qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes s'en- 
9 tresuivent en même façon, et que, pourvu seulement qu*on 
» s'abstienne d'en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, 
9 et qu'on garde toujours l'ordre qu'il faut pour les déduhre 
» les unes des autres , il n'y en peut avoir de si éloignées 

• auxqueUes enfin on ne parvienne , ni de si cachées qu'on ne 
» découvre. {Discours de la métltode, ) » Et c'est pour cela 
que Descartes se perfectionne lui-même en s'occupant de 
géométrie. Et pourquoi veut-il être si bon logicien , si bon 
géomètre? c'est qu'il a entrevu « qu'il est possible de parvenir 
» à des connaissances fort utiles à la vie , et qu'au lieu de 
» cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, 
9 on en peut trouver une pratique , par laquelle , connaissant 
» la force et les actions du feu , de l'eau, de l'air , des astres, 
» des cieux , et de tous les autres corps qui nous environnent, 
» aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers 
» de nos artisans, nous les pourrions employer en même 
» façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi 
» nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. 
» {Ibid,) » .^'ous la géométrie de Descartes se cache donc une 
sublime ambition de s'emparer de la nature et de s'en rendre 
possesseur. Descartes lie dans sa pensée le perfectionnement 
de la géométrie « au perfectionnement de la vie humaine, au 
» perfectionnement de la médecine , à l'affaiblissement de la 
» vieillesse (/Wd.), » et il conçoit « le dessein d'employer 
» toute sa vie à la recherche d'une science si nécessaire. {Ibid,) » 
Niera-t-on qu'il n'y ait un sentiment actif, vivant, passionné 
pour ainsi dire, sous cette géométrie? Le sentiment inspira- 
teur n'est-U pas aussi clair pour Descartes que pour Bayle? 
Qu'on nous dise donc encore que le philosophe ne ressemble 
pas à l'artiste ! La cause qui met en jeu leurs facultés est la 
même , et c'est toujours le sentiment. Aux deux extrémités 

lO. 

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114 DB L^éCLEGTISMB. 

de la nature humaine, vons avezrartiste et le géemètre. 
Entre les deux et participant des deux , les comprenant quel- 
quefois tous les deux , vous avez le philosophe. 

Le sentiment est toujours au fond des calculs les plus arides, 
des raisonnements les plus froids, chez le véritable philosophe, 
de même qu'il vit dans les œuvres de Fartiste en apparence 
les plus étrangères aux mouvements de son âme. Il y a, dans 
un conte d'Hoffmann, un agréable symbole de cette vérité. 
Un peintre est occupé à peindre un paysage; le diable, sous 
je ne sais quelle forme humaine , est derrière lui qui le regarde 
faire ; puis le diable s'écrie : « Tu es amoureux , très amoureux. 
— Eh ! comment le savez-vous? répond le peintre étonné.— 
Je le vois dans ce que tu fais. — Je peins des arbres ! — Ton 
amour se peint danà tes arbres , reprend le diable. Tu ne ver- 
rais pas ces arbres comme tu les vois, tu sentirais le paysage 
tout autrement si tu n'aimais pas. » On peut dire cèia'detont 
artiste , de tout philosophe , et même du physicien et du géo- 
mètre. Seulenaent, comme je l'ai déjà remarqué, le sentiment 
chez l'artiste est plus individuel, chez le philosophe plus gé- 
néral. L'artiste est lui-même , le philosophe se fait autrui. 
L'artiste sublime meurt, comme Le Tasse ou comme Dante, 
pour sa propre haine et ses propres amours, plus ou moins 
liés avec ce que l'humanité doit aimer ou haïr. Le sublime de 
la philosophie est de mourir pour le salut des autres, comme 
Socrate ou comme Jésus. 

Il ne faut donc pas parler de méthode particulière à la phi- 
losophie ; il est absurde de dire que la philosophie est une 
Science d'observation , ou qu'elle est une science de raison- 
nement , ou qu'elle est une Science d'observation et de rai- 
sonnement unis. Le philosophe emploie l'observation , mais 
la philosophie n'est pas une science d'observation. Le philo- 
sophe emploie le raisonnement , maïs la philosophie n'est pas 
une science de pur raisonnement. La philosophie , en tant 
qu'elle a pour objet spécial la vie humaine , a pour principes 
de certitude le consentement et le sentiment Individuel , ou la 
conscience. 

devenons maintenant à M. Cousin. Il faut convenir que la 
prétendue méthode de M. Cousin est là plus fausse et la plus 

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BB L'JSCLECTIftHB. 415 

absQide des exagérations possibles en fait de méthode. Qnoi ! 
il s'agit de philosophie , c'est-à-dire apparemment au premier 
chef de la vie du tnoi et du nous, de la vie humaine , soit 
indifiduelle , soit collective, et, au lieu de prendre pour 
critérium de certitude le sentiment et le consentement, aidés 
du raisonnement et de la tradition , M. Cousin va s'adresser , 
à qnoil* à Tobseryation, c'est-à-dire au critérium de certitude 
des physiciens et des naturalistes ! Puis il y avait trois choses 
qu'il fallait nécessairement distinguer : 4" le principe de cer- 
tltude ; ^ la manière d'employer ce principe , ou la méthode 
proprement dite; 5<> l'homme « c'est-à-dire le génie inspiré ou 
doué de sentiment , la force vive en un mot, qui se sert de ce 
principe et qui emploie cette méthode. M. Cousin a confondu; 
identiflé ces trois choses. Il a confondu la manière dont nous 
bisons usage d'un certain principe de certitude avec ce prin- 
cipe même; et ayant décidé que le principe de certitude en 
phflosophié était Tobservation , il en a conclu et en a fait 
conclure à ses élèves que la méthode même était l'observation, 
d'où est résulté l'insensé psychologisme de Tàme qui di- 
rectement s'observe et se considère. Enfin il a confondu le 
philosophe, c'est-à-dire la force vive, l'homme-sentiment 
(qu'on me pardonne ce mot] qui emploie la méthode et le 
principe de certitude , avec cette méthode même et ce principe. 
Or la méthode étant déjà confondue par lui avec le principe, 
et le principe étant l'observation , il en est résulté que le phi- 
losophe n'était plus qu'un observateur inerte , un homme qui 
recueille des faits par l'observation. Mais le physicien , le vé- 
ritable physicien, n'est pas même cela : comment voulez-vous 
(fie ce soit là la condition du philosophe ! 

Toutes les facultés de notre nature ont donc été anéanties 
dans cette prétendue méthode; et, sur la ruine de toutes nos 
facultés , M. Cousin a pu tout à son aise s'écrier qu'il ne voyait 
aucune différence essentielle entre la physique et la philo- 
sophie, s'étonner qu'on lui reprochât de n'a Voir ni sentiment 
patriotique , ni tradition française , et répondre naïvement à 
ce reproche : « A-t-on jamais parlé d'une physique ou d'une 
» géométrie française ? » 

Telle est la méthode de M. Cousin , et, s'il l'avait suivie , il 

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416 DB L*éCLECTISMg. 

serait resté dans la voie où M. Joafiroy s*est engagé à sa suite, 

la pure psychologie expérimentale. 

Mais M. Cousin n*y a pas même tenu , à sa prétendue mé- 
thode; il a laissé ses disciples , tels que M. Joufiroy, 8*7 
égarer, s*y abîmer, il les a laissés tissera leur aise les fis 
d'araignée que Bacon leur avait prédits comme Tunique fmit 
possible de leur labeur. Quant à lui , soit à la suite de Fkbte, 
soit à la suite de Hegel , il s'est frayé d'autres routes , et lia 
fait, sans aucune méthode, de Tontologie et des systèmes. Et 
maintenant il reproche assez aigrement à ses disciples de 
s'arrêter à cette observation dont il leur avait fait un précepte. 
Il les plaint de demeurer si long-temps dans ce qu'il appelle 
le vestibule ou l'antichambre de la philosophie. « On se 
» trompe , dit M. Cousin dans sa nouvelle Préface ^ quand on 
» dit que la vraie philosophie est une science de faits , si 00 
» n'ajoute que c'est aussi une science de raisonnement. Elle 
» repose sur l'observation , mais elle n'a d'autres limites que 
» celles de la raison elle-même , de même que la physique 
» part de l'observation , mais ne s'y arrête point... La philo- 
» Sophie abdique , elle renonce à sa fin , qui est l'intelligence 
» et l'explication de toutes choses par l'emploi légitime de nos 
» facultés , quand elle renonce à l'emploi illimité de la raison... 
» Borner la philosophie à l'observation , c'est , qu'on le sache 
» ou qu'on l'ignore , la mettre sur la route du scepticisme. » 

O la savante méthode que celle de M. Cousin ! il va jusqu'à 
permettre et prescrire de joindre le raisonnement à Tobscr- 
vation! Mais il n'en persiste pas moins à dire et il a solo 
d'ajouter que « la philosophie ne se distingue de la physique 
» que par la nature des phénomènes à observer. » C'est qu'il 
veut avoir à lui seul tous les honneurs : si M. JoulTroy ou tout 
autre fait de la psychologie expérimentale, M. Cousin peut 
dire que c'est lui qui les a lancés dans cette excellente voie, 
que c'est lui qui le premier a défini la philosophie une science 
d'observation , de pure observation , et pas autre chose. Mais 
si , de cette observation prolongée indéfiniment , il ne résulte 
en effet que des toiles d'araignée , M. Cousin s'écrie que ce 
n'est pas là sa méthode , que « la philosophie n'a d'autres 
» limites que celles de la raison elle-même, v Allez plus loin 

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DB L*éCLECTISME. 447 

oicore, M. Cousin , et reconnaissez que la philosophie ne 
pirtidpe pas seulement de la natur e de la science, mais de la 
nature de Fart; que ce n'est pas seulement une affaire d'ob- 
servation et de raisonnement , mais aussi une affaire de sen- 
timent. Vous en êtes venu*, d'une Pr^/ierce à l'autre, jusqu'à 
dire que « la philosophie est l'intelligence et l'explication de 
» tomes choses par ïemploi légitime de nos facultés. » Re- 
gardez-vous le sentiment comme une faculté dont l'emploi soit 
illégitime? Et si vous admettez cette faculté au nombre de 
ceUes dont l'emploi est légitime, ne voyez-vous pas que le 
premier terme de votre définition doit être changé, qu'il ne 
s'agit pas seulement de comprendre et d'expliquer, mais de 
sentir; qu'il faut revenir à la doctrine de voire Platon, cher- 
cher le Beau et le Bien , avoir un Idéal, et provoquer l'hu- 
manité à le suivre ; en un mot , que la philosophie n'a pas 
seulement pour but « l'intelligence et l'explication de toutes 
» choses, » mais le développement de toutes choses, l'amé- 
lioration de Tâme humaine et le perfectionnement du monde I 



§vi. 

De la Psychologie de M. Cousin. 

lime parait fort douteux que , même dans le cadre restreint 
de la pure psychologie, M. Cousin ait jamais eu une idée 
nette et précise de ce qu'il entend par sa prétendue méthode 
d'observation. Mais d'abord , qu'est-ce que la psychologie, et 
quelle {dace occupe-t-elle dans la philosophie ? 

Puisque M. Cousin appelle lui-même la psychologie le 
simple vestibule de la philosophie , il nous permettra de n'en 
pas faire plus d'estime que lui , et de ne la considérer en effet 
que comme une sorte de préliminaire aux matières et aux 
questions de la philosophie. 

La psychologie est à la philosophie ce que l'anatomie est à 
la physiologie et à la médecine. Pour connaître le corps vivant, 
le» médecins étudient le corps mort , c'est-à-dire Tordre, 



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118 DB L*liCLBCTISIie. 

Tenchalneineiit , les rapports des divers organes qui composeat 
ce corps. Mais ce quUls étudient ainsi , ce n'est pas la fie , . 
c'est ce qui reste après la vie , ce que la vie a fait, ce qu'eDea 
habité, ce qu'elle a délaissé ; c'est sa trace , ce n*est pas eDc 
Et de même, pour étudier l'esprit vivant, les philosopb€s 
étudient pour ainsi dire l'esprit à l'état de mort , c'est-à-dire 
l'ordre , l'enchaînement , les rapports des divers organes qoe 
manifeste cet esprit; c'est ce qu'ils appellent les opérations oa 
facultés de l'entendement. Mais, avant le dernier siècle, on 
ne s'était jamais imaginé que cette espèce d'anatomie fAt la 
vraie science de l'âme , la physiologie de l'âme , la connais- 
sance même de l'âme vivante. On sentait trop que ces opé- 
rations supposaient un être qui les faisait , que ces facultés 
étaient plutôt la demeure de l'âme que l'âme même, comme 
le cadavre est , pour ainsi dire , l'enveloppe extérieure , appa- 
rente , observable , du véritable corps vivant. Aussi ne s'ar- 
rêtait-on guère à cette étude , et on ne lui avait pas même 
donné de nom particulier. On la regardait seulement comme 
un préliminaire indispensable de la logique. En tête de la 
logique se trouvaient quatre pages de considérations sur les 
facultés ou opérations de l'esprit; puis on passait à la logique, 
qui n'était elle-même que l'instrument, l'organe de la philo- 
sophie. J'ai dit ailleurs et je maintiens que ces quatre pages, 
dans les anciens ouvrages de logique , contiennent plus de 
vérités et infiniment moins d'erreurs que tous les livres des 
psychologues de nos jours. 

Mais il est arrivé au dix-septième siècle que le problème de 
l'origine de nos connaissances a été mêlé à l'étude même des 
facultés ou opérations de l'âme ; et de là , au dix-huitième siè- 
cle , un remaniement des matières philosophiques , un classe- 
ment nouveau qui a mis en première ligne la considération des 
fkcultés de l'entendement, en tant que représentant l'enten- 
dement lui-même, l'entendement observable. Les quatre pages 
de prolégomènes à la logique, une fois qu'on y eut introduit 
cette question de l'origine de nos connaissances, ont pris on 
immense intérêt, et ont servi de ralliement à toutes les études 
des philosophes. 

Ce n'est pas ici le lieu d'expliquer comment le problème 

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Dfi L'fiCLBGTlSHfi. 449 

psychologique de rorigine de nos connaissaiices a pris tant 
d'importance depuis deux siècles , et a en quelque sorte ab- 
sorbé la métaphysique tout entière. Cette révolution , amenée 
d'ailleurs par tous les événements de Thistoire moderne, a tenu 
principalement à ce que le Christianisme, une fois constitué, 
a voulu immobiliser sa forme , et a étouffé , par des condamna- 
tions brutales , toute discussion qui pouvait de nouveau mettre 
en question ce que Ton regardait comme décidé. Gomme un 
fleuTe que l'on empêche de couler se creuse un nouveau Ht, 
ainsi Fesprit humain , voyant que la forme religieuse tendait 
à s'immobiliser, et ne lui permettait aucun développement , 
s'est éloigné de la religion constituée , et s'est creusé, à l'écart, 
de nouvelles issues. L'Église n'ayant pas voulu soufirir la dis- 
cussion sur le fond des choses , par crainte pour son symbole , 
les penseurs ont été obligés de prononcer une sorte de divorce 
provisoire entre la religion et la science. Ils ont abandonné , 
s'y voyant forcés, le règlement des âmes, la conduite de la vie , 
et ce qu'on pourrait appeler l'hygiène et la médecine morale , 
à rËglise constituée , et ils se sont rabattus sur l'anatomie de 
l'âme. Cette grande séparation, préparée long- temps avant 
Descaites, se marqua surtout de la façon la plus éclatante chez 
Descartes , qui , tout en faisant profession de soumission ab« 
solne à TEglise dans toutes les matières religieuses, soumission 
en effet bien réelle chez lui, considéra l'étude de l'âme et de 
ses (acuités comme un domaine où son investigation pouvait 
s'exercer librement, sans préjudice pour ses sentiments reli- 
gieux. Il est résulté de là que la philosophie s'est, par un long 
détour, éloignée de la religion pour se concentrer en apparence 
sur le problème psychologique. Mais tout se tient : aussi à 
peine se fut-on occupé de cette étude , comme d'une étude à 
partiel qui ne portait atteinte ni à la morale ni à la religion 
établies, que l'on vit paraître comme conséquences les sys- 
tèmes de Malebranche, de Spinoza , de Locke, de Berkeley; 
d'où résultèrent plus tard et le scepticisme universel de Hume, 
et le sensualisme de Condillac, et le matérialisme de Cabanis. 
Ainsi la reUgion fut tournée pour ainsi dire. La théologie fut 
reléguée dans les chimèréis, et toute philosophie parut résider 
dans l'étude des facultés ou opérations de l'esprit humain. Les 

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4i^ DB L^ÉGLBCTtSMB. 

bommes vraimeat grands et Traiment forts qui ont travaillé à 
cette œuvre ont tous parfaitement senti , dans la mesure de 
leur génie et de leurs sentiments religieux» qoe le vrai pro- 
Uème qu'ils poursuivaient n'était pas un problème de pure 
psychologie, qu'il ne s'agissait pas, au fond, de l'anatomie de 
l'âme , mais de la physiologie de l'âme , pour arriver à la mé- 
decine et à l'hygiène de l'âme. Aussi les uns en restant chré*> 
tiens, les autres en s'éloignant du Christianisme , ont toujonn 
visé à quelque chose qui dépassait la pure psychologie. Mais 
les faibles se sont persuadé que la psychologie était tout par 
elle-même , que c'était là une science qui méritait qu'on s*y 
attachât des siècles entiers ; et ils ont ainsi perdu de vue la 
philosophie même pour une petite portion de la philosophie; 
ils ont , pour employer l'expression de M. Cousin, fait âectioa 
de domicile dans le vestibule de la philosophie , au lieu de pé- 
nétrer plus avant. 

Ce fut Wolf, je crois, le méthodique Wolf, qui commença ï 
séparer de la logique les quatre pages de prolégomènes, et à 
les désigner sous le nom grec de psychologie (4). Or psycholo- 
gie voulant dh*e science de l'esprit, ce nom vague et général 
dut encore donner plus d'importance à cette étude et la faire 
confondre avec la philosophie même. 

Mais ce sont les Écossais qui ont surtout contribué à étouier 
le senthnent de la vraie philosophie sous la recherche glaciale 
et inféconde de ce qu'on nomme la science de Fesprit ou k 
psychologie. A la suite de la discussion de Descartes, de Gas- 
sendi , de Locke , discussion au milieu de laquelle s'étaieat 
produits les systèmes de Malebranche, de Spinoza, de Beite- 

(i) Je ne veux pas dire que ce mot fût nouveau dans l'uiagfs; 
mais jusque là il avait été pris dans une acception différente. Le 
cadre général de la philosophie se divisant en logique, ontologie, et 
pneomatologie , qui comprenait les différentes natures spiritudles, 
c'est-à-dire l'âme humaine, les anges, et Dieu, plusieurs savants de la 
Renaissance, platoniciens ou autres, avaient, au seizième siècle, traité 
la pneumalologie humaine sous le nom de psychologie. On conBâit 
divers ouvrages publiés en Allemagne sous ce titre. Mais ce n*élait 
pas là de la psychologie comme on l'entend depuis Wolf. 



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D8 L'ëCLBGTISHB. M4 

ley ,^et qai avait abonti finalement an scepticisme de Hnme , 
les Ecossais, effrayés des incertitudes de la philosopliie ainsi 
concentrée dans le terrain psychologique , et frappés des pro- 
grès que les sciences physiques faisaient alors, s'Imaginèrent 
que la première chose à faire en philosophie était de réunir 
pendant plusieurs siècles des faits de psychologie. Ils man- 
quèrent ainsi à la fois à la philosophie et à la psychologie même. 
Car réduke la philosophie à l'état d'observation , c'est détruire 
la vie du mot et du nou$ , c'est anéantir la vraie philosophie ; 
et quant à la psychologie proprement dite , il est évident que 
les Ecossais , en excluant de leur recherche la considération 
du corps, en ne s'aidant pas directement de ces sciences natu- 
relles sur le patron desquelles ils prétendaient se modeler, ont 
rendu cette recherche stérile et impuissante. En effet, il n'est 
pas une seule des opérations de l'esprit qui ne soit liée à des 
opérations du corps. De là la nécessité d'une étude plus vaste , 
comprenant à la fois l'âme et le corps, comprenant l'homme 
tout entier étudié d'une façon externe. C'est ce que les disci- 
ples de Cabanis et de Gall ont compris à leur manière, lors- 
qu'ils ont opposé à la psychologie la phrinohgie ou Van- 
ihropologie. 

Quoi qu'il en soit, la psychologie proprement dite est bien 
certainement une science d'observation. Cela veut dh-e qu'en 
cette matière le critérium de certitude du philosophe est rol>- 
servation. Cela ne veut pas dire que le philosophe ne soit qu'ob- 
servateur lorsqu'il observe ainsi ; car il est là , comme tou- 
jours, et il ne peut pas ne pas être à la fois sentiment et pensée : 
seulement son critérium de certitude en cette matière est l'ob- 
servation. La méthode en psychologie proprement dite ne doil 
donc pas prendre le nom de pure méthode d'observation , à 
moins que l'on n'explique positivement que , concurremment 
avec le principe de certitude , qui est en cette matière l'ob- 
servation, il y a la méthode proprement dite , qui est l'emploi 
de toutes nos facultés sans exception . et qu'il y a en outre le 
sentiment on Tinspiration propre du philosophe. 

Maïs, au-delà de cette psychologie qui examine et constate 
les facultés ou opérations de l'âme (et qui , pour faire désor- 
mais quelque progrès , doit , je le répète , embrasser de plus 

zx 

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iià DB L'JBCLEGTISMB. 

en plus la considératian du corps et des organes corporels) , 
il y a une autre psychologie qui considère ces facultés en exer- 
cice, et qui correspond pour ainsi dire à la physiologie, comme 
la première correspond à Tanatomie. C'est la physiologie de 
Fâme, c'est la science de Tâme en tant que vivante , opérante, 
agissante. 

Quel est le critérium de certitude dans cette psychologie 
supérieure? Est-ce encore l'observation? Oui, assurément. 
Mais si, pour la psychologie inférieure, la méthode même 
n'était pas une pure observation , mais remploi de toutes nos 
facultés, à plus forte raison ici, où il s'agit de la vie se saisis* 
sant pour ainsi dire elle-même , et n'étudiant pas seulement 
ses facultés , mais le jeu de ses facultés, la méthode n'est-elle 
pas l'observation, mais remploi de toutes nos facultés. Le phi- 
losophe, en effet , ne ressemble jamais moins au physicien que 
dans cette sorte d'observation qui s'élève aux sources mêmes 
de la vie. 

M. Cousin a confondu ces deux psychologies, et il s'est 
contenté de dire que la méthode en psychologie était l'obser- 
vation. 

Mais comment l'entend-il ? 

On peut entendre l'observation en psychologie de trois 
manières. 

4® On peut l'entendre comme tous les philosophes sans ex- 
ception l'ont ent^due jusqu'aux Ecossais et à M. Jouffroy, 
c'est-à-dire l'entendre d'un retour ou réflexion que l'âme fait, 
non pas sur elle-même , mais sur ses opérations antérieures, 
retour où elle prend conscience de ses actes propres en exa- 
minant leurs résultats, eu séparant dans ces résultats ce qui 
est d'elle , et par conséquent ce qui est elle , d'avec ce qui n'est 
pas elle, en un mot en distinguant le moi et le non-moi. 

2» On peut Tentendre comme les Écossais, qui, à la suite 
des physiciens , avaient imaginé de réunir un grand nombre 
d'observations puisées dans l'histoire et les voyages, et d'eu 
tirer indirectement , par voie de comparaison et d'induction , 
non seulement la psychologie , mais la philosophie tout ea- 
tière. 

3« On peut enfin l'entendre comme M. Jouffroy, qui a ima^ 

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<DB VÛCLUCTiSUÉ. 425 

giné que le moi pouvait contempler le moi , se contempler lui- 
même directement et pour ainsi dire face à face. 

Je demande à M. Cousin pour lequel de ces trois modes 
d'observation il opte, s'il en adopte un , ou deux , ou tous les 
trois. 

M. Cousin , je le sais bien , nous dira et nous répétera à sa- 
tiété que « les faits sont le point de départ de la philosophie 
» (Préface de 4826); » que « les faits n'existent pour nous 
» qu'autant qu'ils arrivent à la conscience {Ibid.) ; » que « les 
» phéoomènes propres de la physique sont ceux de la nature 
» extérieure , de ce vaste monde dont l'homme est une si petite 
» partie , tandis que les phénomènes propres de la philosophie 
^) sont ceux de cet autre monde que chaque homme porte en 
» lui-même , et qu'il aperçoit à l'aide de cette lumière inté- 
» rieure qu'on appelle la conscience , comme il aperçoit l'autre 
» par les sens {Préface de 4835) ; » il nous parlera , dis-je, 
tant que nous voudrons , de conscience , d'observation inté- 
rieure , de phénomènes à observer ; il se représentera même 
comme un grand praticien dans cet art de s'observer ; et nous 
saurons de lui « que les années et l'exercice lui ont révélé bien 
» des degrés divers de profondeur dans la méthode psycholo- 
» giqae, ( Préface de 4855. ) » iVIais tout cela ne Suffit pas 
pour répondre à la question que nous avons posée. Comment 
M, Cousin entend-il l'observation en psychologie ? qu'enténd-il 
par l'observation psychologique ? On va voir que M. Cousin 
ne le sait pas bien précisément lui-môme. 

M, Cousin a eu trois maîtres en psychologie , comme il nous 
rapprend (Pre/ace de 4855), MM. Laromiguière , Royer- 
Collard , et Maine de Biran ; et il a pris confusément de ces 
trois maîtres trois modes d'observation assez divers , sans s'a- 
percevoir de la différence. Et comme ces trois psychologues 
appelaient du même nom leurs diverses méthodes , que tous 
trois vantaient l'observation , M. Cousin a confondu sous ce 
nom trois points de vue différents. 

4* M. Laromiguière , sorti de l'école de Locke , n'entendait 
par observation rien autre chose que l'examen rétroactif que 
l'âme fait sur ses diverses opérations. Il s'agissait donc pour 
lai de bien décrire les diverses opérations de l'âme , telles que 

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424 DE l'éclectisme. 

la sensation» la mémoire, Tlmagination» la raison on le rai- 
sonnement , la volonté , etc. Mais dans cette description , on 
dans cette analyse, il ne s'agissait pas d'une observation directe 
de l'âme par elle-même. Il s'agissait d'une observation Indi- 
recte, d'une observation à distance, et faite , non pas sur Fâmc 
elle-même, mais sur les opérations de l'âme , ce qiii est bien 
différent, ou plutôt encore sur les produits antérieurs de l'âme, 
produits où se mêle nécessairement autre chose que Tâme, 
c'est-à-dire où se mêle l'objet de l'âme , l'objet auquel le sujet 
(ou l'âme) s'est attaché, et avec lequel ce sujet s'est associé 
pour produire la combinaison que l'âme ensuite examine et 
décompose, afin de reconnaître ce qui est d'elle, ce qui lui 
appartient, et ce qui n'est pas d'elle, ce qui appartient à l'objet 
Cette faculté de saisir les phénomènes antérieurs de notre es- 
prit, afin de discerner les opérations de ce même esprit dans 
la production de ces phénomènes , est ce que Locke appelait 
réflexion. « Outre les idées , dit Locke , que nous recevons par 
» les sens, nous avons la perception des opérations de notre 
» âme sur ces mêmes idées ; opérations qui , devenant l'objet 
» des réflexions de l'âme , produisent dans l'entendement une 
» autre espèce d'idées que les objets extérieurs n'auraient pu 
» lui fournir. Telles sont les idées de ce qu'on appelle peree^ 
» voir, penser, douter, croire, raisonner, connaître, vou- 
» loir, et autres dénominations exprimant les différentes ac- 
» lions de l'âme , de l'existence desquelles étant pleinement 
» convaincus, parce que nous les trouvons en nous-mêmes, 
» nous recevons par leur moyen des idées aussi distinctes que 
» celles que les corps produisent en nous lorsqu'fls viennent 
» à frapper nos sens. C'est là une source d'idées que chaque 
» homme a toujours en lui-même ; et quoique cette faculté ne 
» soit pas un sens , parce qu'elle n'a rien à faire avec les objets 
» extérieurs , elle en approche beaucoup , et le nom de sens 
» intérieur ne lui conviendrait pas mal. Mais comme j'appelle 
» Tautre source de nos idées sensation , je nommerai celle-ci 
» réflexion , parce que l'âme ne reçoit par son moyen que les 
» idées qu'elle acquiert en réfléchissant sur ses propres opé- 
» rations. {Essai sur l'entendement, liv. IL) » Voilà donc 
ce que c'est que l'observation psychologique pour Locke et 

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DS l'bclbctisub. 42^ 

pour son école. L'âme accomplit certaines opérations, puis elle 
réfléchit sur ces opérations , et de là elle déduit les idées de 
percevoir y penser, raisonner, vouloir, etc. Mais toujours est- 
il qael^ opérations sur lesquelles rame réfléchit ont précédé 
cette réflexion. J'ai déjà prouvé ailleurs (1) que, jusqu'à ces 
derniers temps , tous ceux qui avaient philosophé sur Fesprit 
hamain, sans exception, avaient entendu Fobservation de Tàme 
par elle-même , le Connais-toi toi-même de Socrate , dans le 
Blême sens que Locke , c'est-à-dire dans le sens d'une obser- 
Tation à distance et faite , non pas sur Pâme , mais sur les opé- 
rations ou plutôt sur les produits antérieurs de Tâme. Tous les 
philosophes, je le répète, avaient entendu ainsi Tohservation 
psychologique. Quelques uns même avaient dit positivement 
que tout autre mode d'observation était une pure folie. En ef- 
fet» ce n'est pas seulement Bacon qui a affirmé que Tâme ne 
peut s'observer directement elle-même. Locke affirme positi- 
vement la même chose. « Il n'est point , dit-il , de bien sans 

• mélange, et l'entendement, qui nous élève au-dessus de 
» tous les êtres, porte avec soi une marque de faiblesse bien 
» propre à nous humilier; car tandis qu'il nous sert à observer 

• et à connaître toutes les. autres choses, il est incapable de 
» s'observer et de se connaître jamais directement lui-même. 
» C'est pourquoi il faut de Tart et des soms pour le placer à 
» une certaine distance, et faire en sorte qu'il devienne ainsi 
B hidirectement l'objet de ses propres contemplations. {Ibid.)y> 
Et qu'on ne dise pas que l'école de Leibnitz difi^ère , sur ce 
point, de l'école de Locke; car le Traité de Wolf, dont j'ai 
parlé plus haut, fonde précisément la psychologie expérimen- 
tale sur cet axiome que l'esprit ne peut étudier directement ses 
propres opérations , en sorte que ce n'est , pour employer l'ex- 
pression même de Wolf, que « par des sentiers coupés de dé- 
9 tours que l'on peut parvenir à l'observer et à le saisir. » 
Voilà donc la méthode expérimentale dont parlait M. Laro- 



(i) Râvue Encjrchpédiçue, i833, articles Delà Philosophie éclec- 
tique enseignée par M. Joitffrojr, Yoy. ces articles réunis à la fin du 
présent volume. 

iz. 



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4M Ml L'âCLBCnsUB. 

m{gti1ère à M. €o«isia ; ear M. Laromiguière n'en comiatSMH 
pas d*autre. 

2* Le second mattre de M. Cousin , M. Royer-Cdlard , 
entendait par méthode d'observation la méthode écossaise. 
Or les Ecossais, que nous sachions , n'ont jamais différé, 
sur ce point , de Locke , de Técole duquel ils se font gloire 
d'être, tout en prétendant corriger ses erreurs. Pour les 
Ecossais , la méthode d'observation est , au suprême degré, 
une méthode d'observation indirecte. Car, à Tobservatimi 
indirecte et à distance que nous pouvons faire sur nous- 
mêmes, comme Ta entendu Locke, les Ecossais ajoutent 
une autre observation encore plus indirecte , puisqu'elle 
s'exerce non pas en nous et sur nous-mêmes, mais exté- 
rieurement à nous et d'une façon tout objective , sur d'au- 
tres hommes , d'après les récits des historiens et des voya» 
geurs. Ce que Ton appelle donc la méthode écossaise <esi 
au suprême degré une méthode objective , quoiqu'elle parte 
du même principe que l'observation interne dé Locke. Lotkt 
disait : NÎus pouvons, en réfléchissant sur nos opérations «g- 
com|)lies , nous assurer de la vraie nature de l'esprit hu- 
main. Les Ecossais ont étendu cette méthode , en disant : 
Ne vous observez pas seulement vous-même, dans la mesure 
où il est donné à l'homme de s'observer , c'est-à-dire infr 
rectement , mais observez vos semblables de tous les temps 
et de tous les pays ; la philosophie ne résultera que de cette 
étude continuée long-temps, avec constance. Voilà le trait 
caractéristique des Ecossais , voilà leur méthode d'observa- 
tion ou d'expérimentation ; ce qui ne veut pas dire , encore 
une fois , que les Ecossais aient rejeté l'observation que nous 
pouVons faire sur nous-mêmes , c'est-à-dire sur nos actes et 
sur nos sentiments ; loin de là , ils ont admis et cherché à cul- 
tiver cette source de savoir : mais , enfin , c'est précisément 
pour sortir de cette observation interne et isolée qui leur pa- 
raissait stérile et insuffisante , qu'ils ont prétendu nécessaire 
de rassembler pendant des siècles des faits de toute espèce en 
explorant le monde et l'histoire; et c'est réellement à cette 
excursion hors de l'observation interne qu'ils ont donné leiif 
nom. Ainsi M. Cousin n'a encore pu entendre parler , à l'é- 

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eolede M. Royer-Gi^ard, interprête dé» Ecossais, qne d'tme 
observation indirecte et très indirecte. 

S» Le troisième maître de M. Cousin , M. Maine de Biran, 
parlait de l'observation dans un sens différent en apparence 
de celui de Locke ; car il prétendait s'observer directement 
liri-même, et rien, dans ses écrits, n'est plus fréquent que de 
le voir en appeler à robservaiiôn directe : è'est son argumen- 
tation ordinaire. Il faut expliquer dans quel sens M. de 
Blran s'observait ainsi, et s'observait légitimement, mais' 
commetit il a occasionné une étrange erreur chez ceux qui 
l'ont mai compris. 

M. Maine de Biran était un vrai métaphysicien. M. Royer- 
O^ard, parlant au nom de toute l'école psychologique, a dit 
de lui : « C'est notre maître à tous; » et il a dit vrai. L'école 
{)sycbologique> et M. Cousin en particulier, n*ont fait que ré- 
péter, exagérer et dénaturer les écrits trop peu nombreux de 
M. de Blran. M. dé Biran , donc , avait l)ekucoup étudié ' 
Leibnitz , et s'était profondément pénétré de deux idées de ce 
grand homme. En ontologie , ou plutôt dans cette sorte de 
psychologie supérieure que nous avons distinguée de la psy- 
chologie proprement dite, M. de Biran avait toujours présente 
à Tesprit l'idée de force , l'idée que nous sommes une force ; 
qae hdtre persistance à travei-sles phénomènes n'est autre que 
h persistance de cette force ; que ces phénomènes mêmes ne 
sont que la manifestatioii de cette forcé , et qu'ils sont causés 
par la rencontre que fait notre force d'autres forces cachées 
en essence sous toutes les apparences dé cet univers et au fond 
de tous les phénomènes. En psychologie proprement dite; 
M. de Bîran avait admirablement compris' la distinction de 
l'idée ou sensation, de la notion , différente de l'idée, et de ce 
que Leibnitz appelait Vapérception ^ revenant à ce que Des- 
cartes noihmait en latin conscîentia. Dans tous les raisonne- 
ments, donc , de M. de Biran , se montre cette doctrine que 
nous sommes avant tout une force, et que, dans chaque phé- 
nomène , nous avons apercepiîon Ou conscience dé nous- 
mêmes , en môme temps que lious avons idée de l'objet et 
notion intellectuelle. Regardez - vous vous - même , disait 
M. de Biran , vous verrez que l'aperceplion , comprenant 

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itt DB L'éCLBCTIfMB. 

k coBseienee de rous-même , apparaît dans tout phénomèiie. 
Cela voulait dire qae dans tout phénomène un esprit vrai- 
ment métaphysicien pouvait retrouver la preuve de cette 
vérité enseignée par Leibnitz , qu'il y a dans tout phéno- 
mène trois choses, la sensation , la notion , et Taperception. 
C'était donc une vérité ontologique, à savoir la réalité du sa* 
jet comme force et son intervention dans les phénomènes, 
que M. de Biran enseignait, et non une méthode psychologi- 
que. La conscience psychologique de M. de Biran se réduisait 
à ceci , que nou$ savons que dans tout phénomène nous 
avons conscience de nous-mêmes. Mais il était bien entendu ^ 
que cette conscience de nous-mêmes est inséparable de Tob- 
jet qui la fait naître , inséparable par conséquent du phéno- 
mène. Si Ton doute de Texplication si simple que nous don- 
nons de la doctrine de M. de Biran , qu'on ouvre , presque 
au hasard , le volume de ses œuvres ; on y trouvera facilement 
• des énoncés de ce principe , que la conscience est inséparable 
du phénomène, aussi clairs, aussi positifs, aussi irréfragables 
que celui-ci par exemple : « Toute force productive est es- 
» smtielkment simultanée avec l'effet ou le phénomène en 
» qui et par qui elle se manifeste. La cause absolue objective 
» est , à la vérité , avant comme pendant et après son effet 
» transitoire. Mais la cause de conscience, ou subjective, mot, 
» ne commence à exister pour elle-même et ne dure que 
» pendant son effet immanent. La durée de Feffet actuel, 
» constitutif de Fétat de veille, mesure seule la durée du moi. 
» ( Nouvelles Considérations sur les rapports du physique 
» et du moral de l'homme, p. 578. ) » J'espère que Ton ne 
peut rien désirer de plus affirmatif et de plus clair que cette 
formule. 

M. de Biran n'était donc pas au fond en désaccord avec 
Bacon , avec Locke , avec Wôlf , ni avec aucun autre philo- 
sophe, sur ce principe, que le mot ne peut s'observer directe- 
ment lui-même , puisque, suivant lui , la force ou le mot ne 
commence à exister pour elle-même et ne dure que pendant 
son effet immanent, c'est-à-dire pendant le phénomène. Seu- 
lement il remarquait et faisait remarquer que le mot appa- 
raissait dans tout phénomène. 

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D« L'iSCLBCnSHB. lit 

Or , M. Haine de Biran , une fois bien en poaseiBioo de 
cette rérité , que tont pliénomène suppose la préeiistence du 
moi, de même qa'il révèle la virtaalilé du mot, et ayant 
à lutter contre le sensuali$me et le matérialisme, ne crai- 
gnait pas d'en appeler sans cesse à l'observation , à Texpé- 
rimentation. Sans cesse donc il prenait les pbénomènes , les 
analysait , et retrouvait toujours le moi , la force, manifestée 
par l*aperception ; mais en même temps il ne niait pas que 
dans l'aperception se manifestât aussi l'objet du phénomène, et 
qu'ainsi cette double manifestation du sujet et de l'objet se 
retrouvât dans leur rapport , qui était réellement la con- 
science, comme disait Bescartes, ou l'apereepltoti, comme 
disait Leibnltz. Seulement, par la nature et par la tendance 
de sa pensée , dirigée contre Gondillac et Cabanis, M. de Bi- 
ran , dans l'expression , était plus occupé de montrer le mai 
que le non-moi; l'aperception , en tant que se rapportant au 
moi, l'intéressait plus que l'aperception en tant que se rap- 
portant au non-moi. De façon que lorsqu'il parlait ou écri- 
vait , un esprit peu solide pouvait aisément faire confusion , 
et prendre la conscience ou l'aperception pour quelque chose 
d'isolable du phénomène. 

Telle était, dis-je, l'observation de M. de Biran. Ce n'é- 
tait réellement pas une observation directe dans le sens où les 
psychologues , égarés à sa suite , l'entendent aujourd'hui , 
puisqu'elle avait an contraire pour but de montrer dans tout 
phénomène le mot et le non-^moi, le sujet et l'objet, réunis et 
se manifestant tous les deux dans l'aperception ou conscience* 
Loin d'enseigner que la conscience fût quelque chose d'iso- 
lable du phénomène, M. de Biran enseignait au contraire que 
la conscience ou l'aperception était une résultante du phéno- 
mène , ne commençait qu'avec lui , et cessait avec lui. Loin 
d'imaginer que la conscience fût une sorte d'instrument pour 
scruter les faits intérieurs de notre âme , il la voyait résulter 
de ces faits , les accompagner, en dépendre , et non pas les 
précéder et les gouverner. 

En quel sens donc peut-H>n soutenir que M. de Biran em- 
ployait l'observation directe? C'est uniquement , je le répète, 
en ce sens que M. de Biran vérifiait en lui-mêtoe sur tout 

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fM l)Ë L'ÉCtBCTlSlttt. 

phénomène sa proposition ontologique qne le moi t\ le nôfi' 
tnoi se retrouvent dans tout phénomène combinés ensemiyhf 
dans l'aperception ou conscience. 

Donc M. de Biran , pas pins que M. Laromîgulère ou 
M. Royer-CoUard, n'a enseigne à M. Cousin Tobservation 
directe et simultanée de Pâme par elle-même au milieu de ses 
manifestations, M. de Biran, loin d'avoir enseigné à M. Cou- 
sin une pareille erreur, ne lui a enseigné qu'une grande et 
belle vérité ; et cette vérité, loin d'être en désaccord aveclldéc 
de Locke , de Wolf , et de tous les philosophes sans excep- 
tion , sur la manière dont l'esprit se connaît lui-même , n'en 
est au contraire que la démonstration et l'extension. Locke 
avait dit : Nous avons conscience des opérations de notre 
âme. M. de Biran se demande pourquoi nous avons cette 
conscience de nos opérations, et il répond : Parce que , dans 
tontes nos opérations, now^avon^ conscience dé nous-inémes* 

4° Mais , après les maîtres de M. Cousin, vient son disciple 
M. Jouffroy ; et voici ce que ce dernier nous apprend. 

Ni Loclce , ni Reid , ni Wolf , ni personne jusqu'ici , n'a 
compris l'observation en psychologie, La psychologie est une 
science à faire , parce que la vraie méthode est révélée pour 
la première fois. 

Or cette vraie méthode que M. Jouffroy nous révèle, h 
voici. Le moi s'observe directement. N'est-il pas vrai , dit 
M. Jouffroy , que vous voyez le monde extérieur avec vos 
yeux, avec vos sens : hé bien, de même vous voyez ce qui se 
passe en vous avec votre conscience. Il y a psychologiquement 
deux natures, celle du physicien et celle du psychologue. Le 
physicien observe avec ses sens et avec ses lunettes ; le psy- 
chologue a une sorte d'oeil et de lunette qui s'appelle con- 
science, et qu'il braque... . 

Sur quoi? demanderons-nous à M. Jouffroy. 

M. Jouffroy nous répond : Sur lui-même. 

Ainsi , suivant M. Jouffroy , le moi^ par le moyen de la 
conscience, connaît le moL 

Oui , répond M. Jouffroy. 

Mais, peut-on lui dire, là où il n'y a que le moi qui observe 
01 que le moi qui est observé , il n'y a que le moi. En ce cas, 

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PB L'éCLECTl«llli« Mi 

qa'estH:^ donc ^ué là consdence? Âssarément C6 ne peat pas 
être autre chose encore que le mot. M. Jonifroy est forcé d'ai 
convenir. 

Donc, en définitive, M. Jouftroy nous apprend que le moi, 
par le moyen du moi, connaît le moi; 

On bien , en variant les termes , 

Que la conscience, par Tintermédiaire delà consdeiice^ étu-^ 
die et connaît la conscience. 

Lorsque parut le livre où M. Jouffroy a exposé cette mer- 
veilleuse méthode d'une science nouvelle , le savant et pro« 
fond M. d*£ckstein ne put faire autre chose qu'en nier la 
réalité au nom de la raison humaine. « Tout en admettant, 
disait M. d'Eckstein , le moi à titre de conscience et comme 
an fait primitif, on prétend analyser ce mot intellectuelle- 
ment, ainsi que le chimiste analyse matériellement les objets 
physiques. Reste à savoir si Top peut jamais tirer un ensem- 
ble d'idées du sens de ce mot approfondi par l'observation de 
ceue conscience ainsi analysée , et si , spéculativement par- 
lant, il est possible de procéder sur notre intelligence comrne 
on procède en physique sur notre corps. L'homme peut-il 
opérer en lui une abstraction complète de toutes ses facultés 
\ivantes , de toute son organisation spirituelle ? En effectuant 
ainsi lui-même cette opération , peut-il en même temps <^ 
server la formation successive de ses idées? Le résultat de 
cette entreprise ne serait-il pas plutôt une vaine illusion que 
nous évoquons péniblement dans notre esprit par rabstractton 
et par l'analyse ? Si je veux découvrir l'organisation matérielle 
de rhonmie , il faut que je Tétende mort sur un banc d'ana- 
tofflie ; mais si je veux mettre au jour son organisation intel- 
lectuelle , comment ferai-je pour ne pas penser avec toutes 
les forces démon esprit à la fois? Quelle vérité peut-il ré- 
sulter de l'étouffement provisoire du génie de l'homme , tan- 
dis que Ton est péniblement aux aguets de la formation de sa 
pensée? (Le Catholique, tom. IIL ) » 

Mais M. d'Eckstein eut beau crier à Tillusion , M. Jouffroy 
n'en continua pas moins à professer sa méthode , et la clarté 
saperficielle de ses écrits contribua à la répandre. C'est ce 
qu'on appelle aujourd'hui psychologie, méthode psychologi- 

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iSà DB L*BCLBCTISME. 

que, obflcrvatioB des faits de conscience (4). Le mot qui ob- 
serve le moi par le moyen du mot, tel est le non-sens qui fait 
aujourd'hui la base de renseignement de la philosophie en 
France. Il faut avouer que le sentiment de la métaphysique 
avait été terriblement effacé dans notre pays par Tenvahisse- 
ment des sciences physiques , puisqu'une pareille absurdité a 
pu prendre faveur. Certes, un enfant de dix ans renverserait 
le système de M. Jouffroy, en faisant à son professeur cette 
simple observation : ïl est impossible de penser qu'on ne 
pense d quelque chose ^ et si Von pense à quelque chose, on 
pense d cette chose , et Von ne s'observe pas penser. 

Mais il s'agit de M. Cousin. Maintenant donc je re* 
prends la question que j'adressais plus haut à M. Cous:n , 
et je lui demande comment il entend Tobservation en psy- 
chologie. 

Entendez - vous la chose comme votre premier maître 
M* LaronUguière , et comme toute Técole de Locke , à sa- 
voir que Tâme ou le moi accomplit certaines opérations à l'oc- 
casion du non-moi , et qu'elle a connaissance de ces opéra- 
tions par la réflexion , non pas au moment même où ces 
opérations s'accomphssent , mais subséquemment à ces opé- 
rations ; en sorte que la réflexion sur nous-mêmes est une 
opération sui generis qui nous fait nous saisir nous-mêmes 
dans notre passé , c'est-à-dire dans les actes antérieurs de 
notre intelligence? 

Ou bien entendez-vous l'observation en psychologie comme 
votre second maître M. Royer-CoUard , et comme l'école 
écossaise, à savoir que, de même que les physiciens observent 
le plus grand nombre de phénomènes possible et cherchent 
ensuite à les ranger sous des lois communes, de même le phi- 
losophe doit étudier l'esprit humain en rassemblant la plus 
grande masse possible de faits moraux , observés , soit exté- 
rieurement à l'observateur dans l'histoire et les voyages , soit 
d'une façon intime dans l'histoire même et la vie antérieure 
de l'observateur, mais étudiés alors à distance et non pas au 
moment où ils s'accomplissent ? 

(x) Voy. l'article Conscience de {Encyclopédie ?fouvtlh, 

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tm L'éCLgGTISMS. 43$ 

Oa enctHre entendez-Tous Tobsenratioii oomme votre troi- 
sitee maître M. Maine de Biran, qui, concomitamment 
avec le phénomène , prétendait s*d>server , mais en ce sens 
seulement qa*il constatait la présence du moi dans le phéno- 
mène , ne prétendant pas autre chose, et appelant conscience 
le réêûltat du phénomène ? 

On bien» enfin» entendez-vous l'observation comme votre 
disciple M. Joaffroy , qui a imaginé que la connaissance se 
divisait, sons le rapport de notre mode de percevoir et de con- 
naître , en deux ordres tout-à-fait distincts , répondant à deux 
états psychologiques différents , que le physicien connaissait 
avec les sens du corps et le philosophe avec une sorte de sens 
immatériel appelé conscience; et qni, an lieu de faire de la 
conscience» comme Leibnitz, Bescartes et M. de Biran, le 
résultat du phénomène, prétend au contraire en faire quelque 
chose d'indépendant du phénomène? 

Noos allons voir comment M. Cousin répond à cette 
qiestion. 

s VIL 

Suite. 



M. Gou»n a été Tintermédiaire entre la métaphysique de 
IL de Biran et les puérilités de M. Jouffroy. Egaré entre son 
maître et son disciple , il serait fort difficile de dire duquel il 
participe davantage, et par conséquent fort difficile dedéiinir 
ce qu*il entend par l'observation en psychologie. Essayons 
cependant de montrer ce qu'il a pris de Tun et ce qu'il a donné 
à l'autre. 

M. Cousin peut être un excellent traducteur de phrases , 
mais il est un détestable traducteur d'idées. De même qu'il a 
mai entendu Descartes sur la méthode , il a mal entendu 
M. de Biran sur la psychologie. Voyant toujours ce profond 
métaphysicien parler de conscience dans le sens que nous 
avons exposé plus baut, il s'est mis aussi à parler de coq- 



dby Google 



134 W L'iCLECTI3ME. 

science; mais dans un tout autre seus. Au lieu qu£ M. dp 
Biran entendait que dans tout phénomène bous avons con- 
science de noufr-mémes , ce qui revient à dire que le sujet 
existe aussi bien que Tobjet et mêlé à Fobjet dans tout phé- 
nomène , et que nous le savons directement en réfléchissant 
sar nous-mêmes à l'occasion de tout phénomène , M. Cousin 
traduisit que nous avions librement conscience des phéno- 
mènes qui se passent en nous» comme si la çoiisdencè était 
séparée et séparable des phénomènes. Il prit donc une vérité 
ontologique admirable pour une méthode psychologique , et 
il se mit à parler en phrases ronflantes de la conscience, du 
théâtre de la conscience , à faire apparaître les phénomtoes 
sur le théâtre de la conscience. La conscience devint, dans 
son langage métaphysique , uhe espèce de scène de théâtie ou 
le moi , comme un spectateur oisif, ou plutôt comme un tyran 
de mélodrame , faisait paraître et dispai*altre tous tes phéno- 
mènes évoqués à sa volonté. Alors le moi volontaire et libre 
prit possession de lui-même , c'est-à-dire non pas seulement 
du sentiment de son existence , mais de lui manifesté , dans la 
conscience. Il faut citer; je choisis un des plus simples échan- 
tillons de renseignement de M. Cousin sur ce point : 

« Les faits , dit M. Cousin , voilà le point de départ , shion 
» la borne de la philosophie. Or les faits , quels qu'ils soient , 
» n'existent pour nous qu'autant qu'ils arri ven t à la conscience. 
» C'est là seulement que l'observation les atteint et les décrit 
» avant de les livrer à l'induction , qui leur fhit rendre les 
» conséquences qu'il renterment dans leur sein. Le champ 
» de l'observation philosophique , c'est la conscience , ïi n'y 
» en a jiàs d'autre ; mais dans celui-là il n'y a rien à négliger; 
» tout est important , car tout se tient , et une partie mau- 
» quant l'unité totale est insaisissable. Rentrer dans la con- 
» science et en étudier scupuleusement tous les phénoniimes , 
» leurs différences et leurs rapj)orts, telle est là première 
» étude du philosophe ; son nom scientifique est la psycho- 
» logîe, La psychologie est donc la condition et comme le 
» vestibule de la philosophie. La méthode psychologique 
» consiste à s'isoler de tout autre monde que celui de la con- 
» sdence pour s'établir et s'orienter dans celui-là, où tout est 

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DE L*éGLECTIâME. 455 

» rMté, mais où h réafité est si diverse et si d^feate ; et le 
» latent psychologique consiste à se placer à volontë dans ce 
« monde tout Intérieur , à s'en donnëi' le spectacle à soi-même^ 
» et à en reproduire librement et distïnctetnent tous les faltd 

> qaeles circonstances de la vie n'amènent guère que fortui- 
» tement et* confusément. (Préface âes'Fragmewti^ 4à20.) » 

Voyez-vous leê faits qui arrivent à laconscimce^l^ con- 
science qoi est un champ d'observation ! apercevez- vous le 
psychologue rentrant dans sa conscience; le voyez-vous 
ii'itolant de tout autre monde que celui de la conscience pour 
i'étaUir et s'orienter dans celui-là , se plaçant ci volonté 
daos ce monde tout intérieur , s'en donnant le spectacle à 
^oi-méme , et en reproduisant librement et distinctemetit 
tons les faits I 

Voilà les malheureuses métaphores qui ont perdu M. Jouf- 
ffoy. 

Jamais M. de Biran n'avait parlé ainsi en figures : c'est 
([u'it savait ce qu'il voulait dire , et que M. Cousin ne le sait 
{(uère. J'en vais donner la preuve immédiatement. Il suffit 
soavent avec M. Cousin de passer d'utie page à l'autre pour^ 
trouver les plus étranges contradictions. Ce que je viens de 
riier est extrait de sa Préface de 1826 ; voici ce qui se trouve 
snr le même sujet dans sa Préface de 4855 : 

« Les phénomènes du monde intérieur paraissent et dispa- 
« raissent si vite , que la conscience les aperçoit et les perd 
« de vue presque en même temps. Il ne suffit donc pas de 

* les observer fugitivement et pendant qu'ils passent sur ce 
» théâtre mobile , il faut les retenir par l'attention le i^us 
» long-temps qu'il est possible. On peut davantage encore; 

> on peut évoquer un phénomène du sein de la nuit où il s'est 
» évanoui , le redemander à la mémoire , et le reproduire 
» pour le considérer plus à son aise ; on peut en rappeler telle 
» partie plutôt que telle autre , laisser celle-ci dans l'ombre 
» pour faire paraître celle-là , varier les aspects pour les par- 
« courir tous et embrasser l'objet tout entier : c'est là l'office 
» de la réflexion. La réflexion est à la conscience ce que lés 
» fostruménts artificiels sont à nos sens. Ce n'est pas assez 

* d'écoulçr la nature, il faut l'interroger; ce n'est pas as- 

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456 DE L'éctBCTISMB. 

» sez d*obsenrer, il faut expérimenter {Préface de 48S5.)i 
Voilà encore des métaphores , et ce passage est tout aiusi 
figmré que le premier. Mais quelle différence pour le fond! 
Suivant la première Préface, rien ne semblait plus aisé que 
Texerdce du psychologue. A entendre M. Cousin, c'était 
une véritable volupté. Le psychologue se plaçait à volonté 
dans ce monde tout intérieur , il s'en donnait le spectacle à 
soi-même , il en reproduisait librement et distinctement tons 
les faits. Mais dans la nouvelle Préface combien tout est 
changé ! Définitivement , il ne parait pas que la chose soit aussi 
facile que M. G>usin nous Pavait dit d'abord. Les phénomènes^ 
dit-il maintenant, paraissent et disparaissent si vite, que 
la conscience les aperçoit et les perd de vue presque en mim 
temps. Quoi ! le théâtre est si mobile ! Mais comment donc le 
psychologue pouvait-il, ainsi que vous nous le disiez, se 
donner à son aise le spectacle à soi-même? Dans votre pre- 
mière Préface, l'observateur avait la faculté de reproduire à 
volonté les faits ; il les reproduisait , disiez-vous , librement et 
.distinctement. Nous le voyions donc s'établir et s'orienter, 
suivant votre expression, et promener paisiblement son regard 
interne , comme dirait M. Jouffroy , sur tous les phénomènes. 
Il nous semblait , en vérité , voir un astronome promenant i 
volonté son télescope sur les constellations du ciel par im 
temps pur et serein. En un mot , votre première Préfaceéiàii 
en parfaite harmonie avec la Préface où M. Jouffroy a exposé 
sa méthode , et elle nous rappelait tout-à-fait ces romans do 
même psychologue (sur le sommeil, par exemple) où l'âme 
n'est jamais plus à son aise que lorsqu'elle se considère et se 
contemple elle-même ; rien ne la presse, rien ne la gêne dans 
cette considération ; elle en prend tout à son aise. Mais il 
parait maintenant qu'il n'en est pas ainsi. Les phénomènes 
passent vite , très vite ; la conscience les aperçoit et les perd 
de vue presque en même temps. Au lieu d'une cour orientale 
où le mot régnait en sultan, nous avons maintenant une espèce 
de chasse bien dlfficUe; nous sommes obligés de traquer les bits, 
deieur tendre des embûches , de les surprendre , et encore ils 
nous échappent. Vraiment j'ai peur que si M. Cousin fait 
jamais une troisième Préface ^ il ne nous annonce qn'il a dé- 



DE l'éclbctisme. 457 

couvert à Tobsenration psychologique du tnot par le regard 
interne des difficultés nouvelles et tout-à-fait insurmontables. 
Il faudra alors fermer toutes les chaires de psychologie où l'on 
enseigne à nos enfants à s'observer eux-mêmes après avoir 
préliminairement étouffé, comme dit M. d'Eckstein, toute vie 
dans leur cœur . toute doctrine dans leur âme. 

Mais que dire de celte assertion : « Les phénomènes du 
monde intérieur paraissent et disparaissent si vite , que la 
conscience les aperçoit et les perd de vue presque en même 
temps. » Voilà un mot presque qui est vraiment précieux. 
Quel métaphysicien négligé que M. Cousin , quand il écrit de 
ce style figuré ! Est-ce en même temps que cela a lieu , ou 
n*est-ce pas en même temps ? Il n'y a pas de presque dans 
ces sortes de choses. 

Et puis , que veut dire ce qui suit ? M. Cousin parle d'at- 
tention , de mémoire , de réflexion. Mais la conscience ne suffit 
donc pas pour que le moi s'observe ? Voilà le mot obligé de 
faire attention. Attention à quoi? Nous faisons attention quand 
nous avons un sentiment et que nous percevons un phéno- ' 
mène. Mais alors notre attention est liée à ce phénomène; ce 
phénomène est l'objet , et nous qui sommes attentifs nous 
sommes le sujet. Ici le phénomène étani censé se passer devant 
la conscience ou le moi, et ce phénomène étant un fait de 
conscience ou du mot , il s'ensuit qu'attentifs à l'objet du 
phénomène nous devons encore être attentifs comme obser- 
vateurs. Mais l'attention que nous portons comme observateurs 
ne détruit-elle pas l'attention que nous portons à l'objet du 
phénomène ; ou réciproquement l'attention à l'objet du phé- 
nomène n'anéantit- eUe pas l'observation? M. Cousin le sent 
bien , et , pour échapper à cette évidence » il se paie de mots. 
Comprenant que ce combat inévitable de l'observation et du 
phénomène anéantit l'un ou l'autre, il ne peut se dissimuler 
que les phénomènes passent vite , comme il dit , et disparais- 
sent devant le mot aussitôt que le mot ou la conscience se fait 
observateur. Mais que fait-il pour s'en tirer? Il appelle l'at- 
tention à son secours. Or l'attention redoublée , triplée , cen- 
tuplée, ne fera pas autre chose qu'anéantir plus sûrement, 
s'il est possible ) le phénomène. Cela est évident; car c'était 

19. 

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138 DE l'bglectismb. 

précisément rattention qui rendait votre expérimentation 
impossible , parce qu'il faut nécessairement qu'elle se porte 
ou sur l'objet du phénomène , et alors adieu robservation , ou 
sur l'observation , et alors adieu le phénomène. Comment 
prétendez-vous donc échapper à cet effet nécessaire en redou- 
blant d'attention? Plus vous serez attentif comme observateur, 
plus vous êtes assuré de faire disparaître de votre âme le phé- 
noniène qui l'occupait. 

« Mais on peut, dit M. Cousin , évoquer un phénomène du 
» sein de la nuit où il s'est évanoui , le redemander à la mé- 
» moire, et le reproduire pour le considérer plus à son aise. » 
Ah ! vous parlez de m^otré/ Que devient alors la prétendue 
méthode de l'observation directe et simultanée du moi par la 
conscience? Il ne s'agit donc plus de se considérer directement 
et de s'étudier sur place. Tout ce qus vous avez enseigné là- 
dessus et tout ce que M. Jouffroy enseigne n'est donc qu*une 
chimère! Vous en venez enfin à la mémoire! Oui , en eflèt , 
c'est avec la mémoire que nous nous observons , ou plutôt que 
lious nous connaissons. Mais encore il faut s'entendre suf la 
manière dont la mémoire nous sert à nous connaître. Je viens 
de vous montrer que Vattention , à laquelle vous aviez tout â 
l'heure recours pour suppléer à ce que vous appelez la cën- 
seience dans l'observation des phénomènes , détruirait' in'évi- 
tablement ces phénomènes , et t)àrconséquënt*anéan lirait plus 
sûrement, s'il est possible , Tobservalion directe. Je pourraîîi 
vous montrer maintenant que cette manie de vous observer 
directement qui vous dévore détruirait de même la mémoire^ 
c'est-à-dire l'empêcherait d'entrer en éxerdcfe , et par consé- 
quent que le nouveau réconfort que vous avez trbuvé pour 
étayer la méthode d'observation directe du mot par la con- 
science ne peut non plus sauver cette méthode. En effet , 
est-ce que la mémoire nous appartient , est-ce que nous nous 
souvenons volontairement , est-ce que nous avons la faccfltt' 
de faire renaître sous nos yeux les phénomènes de notre Ti> 
passée? La mémoire est sous l'empire du sentiment. Nous 
nous souvenons quand nous sommes émus , quand nous avons 
des sentiments dans le cœur et' dés idées dans la tête. Non s 
nous souvenons quand nous désirons, quand nous craignons, 

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DK L'IÎCLBGTISVB. 159 

qaand nonsaimons , qaand nous voulons ; la m^mof re, tommë 
Bii fleuve, 'est à notre' disposition quand notre natareî'toat 
entière, sensation-sentiment-connâissance, entre eh exercice 
pour un objet , pour un but : maïs c'est un fleuve tari et qui 
n'existe plus pour' nous aussitôt que le isentiment ne circule 
plus dans nôtre être. Vous vous faites observateur , pur obser- 
vateur ; vous prétendez , pour vous connaître , vous obser- 
ver , véus observer seuleïnent , vous observer froidement, 
comme veusobserveriez un insecte ou une étoile , sans idée 
préconçue , sans motaUté, sans croyance, sans émotîon : et 
vous évoquez votre' mémoire , et vous croyez que votre mé-^ 
moire va mettre à votre disposition les trésors qu'elle recèle ; 
vous loi dîteà : Je veux m'observer , et Vous lui demandez des 
pbénomènes. Mais pourquoi vous fournirait*elle ces phéno- 
mènes ? Sait-eïle ce que vous lui demandez? Si vous ^tiez ému, 
si vous aviez un sentidient , si votre cœur vibrait d'une façon 
quelconque, elle le saurait, elle vibrerait à Tunisson; les 
phénomènes sortiraient alors du sein de la nuit où ils sont 
évanouis; car il y aurait association d'idées, comme on 
dit , il y aurait provocation à la mémoire , et la vie présente 
raj^ikrait la vie passée. Mai§ croire que, voulant Observer 
p6m'0b^erver,0n*peùt commander à sa mémoire, cela est 
absm'4e: Ah ! ce n'fest pas ainsi qu'on se connèitl; le Connais- 
tei tai-méfne de Socratë ne se pratique pas de cette façon. 
Tonte'cette psychologie de l'observation pour l'observatfoh 
est aussi immorale et aussi impie qu'elle est absurde. 

Au surplus , les absurdités s'entassent ici les unes sur les 
antres. M. Cousin reconnaît que ce que lui et M. JoulFroy 
appellent la eonêcùnce ne suffit pas pour conserver les phé-*- 
nomènes en présence de l'obàervateUr ; et il appelle pour y 
suppléer l'attention. Mais qu'est-ce que l'attention? Cest le 
moi plus puissant. Or^ qu'est-ce que' le moi plus puissant? 
Ost toujours le moi. Donc c'fest toujours là conscience. Donc 
quand M. Cousin dit : « Les phénomènes passent vite devant 
la ednscfence, mais ayez r^coiifs à l'àtlenlîôn )[)bur'les reicf- 
nir, » a dit un non-sens; car cette atléntîdti à laquelle il re- 
court n'est encore que la conscience. C'est donc comme s*il 
disait : «Les phénomènes passent vite devant la conscience, 

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4 40 DS L*iGLBCTISMB. 

mais ayez recours à la conscience pour les retenir. » £t de 
même quand il dit : « Ayez recours à la mémoire, car la con- 
science ne suffit pas y » il dit encore un autre non-sens; car 
comment , si la conscience n'a pas la puissance de retenir les 
phénomènes, aurait -elle la puissance de les reproduire? 
Qu'est-ce, d'ailleurs , que la mémoire? Puisque M. Cousin, 
pour soutenir le système de Tobservation directe par la con- 
science , suppose que le mot ou la conscience peut directement 
reproduire les phénomènes en les redemandant à la mémoire , 
il suppose donc que la mémoire se confond avec le mot ou la 
conscience. Donc, quand il dit : « Les phénomènes passent 
Tite devant la conscience; mais vous avez la ressource de les 
redemander à la mémoire , et de les reproduire ainsi pour les 
considérer tout à votre aise , » c'est absolument comme s*il 
disait : « Les phénomènes passent vite devant la conscience, 
mais ayez recours à la conscience pour les reproduhre» j» 

Il n'y a véritablement sur tout cela que M. Joufiroy qui 
soit clair et conséquent avec lui-même. Il pousse l'absoiditë 
Jusqu'au bout , mais il ne se contredit pas. 11 a son mot , être 
complet à qui aucune des qualités qui caractérisent notre 
nature ne manque. Ce mot existe sans corps , et n'en a nul 
besoin. M. Jouffroy ne se demande pas même s'il peut être à 
l'état de non-manifestation, et s'il diffère en cet état du mot 
manifesté et uni à des phénomènes. Rien de tout cela n'oc- 
cupe M. Jouffroy. Il a son mot , dis-je , et ce mot se trouve 
être double : un mot parfait qui observe , et un moi parfait 
qui est observé. Or, avec quoi le mot observateur contemple- 
t-U le mot sujet de l'observation? Bl. Jouffiroy r^nd : Avec 
la conscience. Et une fois qu'il a dit cela, tout est dit Voilà 
qui est clair, net, conséquent, et bien enchaîné. Mais 
M. Cousin qui dit que les phénomènes passent vite , 11. Cobsîd 
qui a la faiblesse de dire que la conscience ne suffit pas pour 
nous observer, et qui, ne sachant pas se satisfaire d'un mot 
aussi éclatant que celui de conscience , appelle à l'aide l'at- 
tention, la mémohre, la réflexion, M. Cousin est véritable- 
ment indigne de figurer sur ce point à côté de son disciple. 



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DE l'^legttsmc. UI 

s VIII. 

Suite. 



Il est trop évident que M. Cousin flotte incertain et vague 
entre Fidée vraie que M. de Biran , à la suite de tous les mé- 
taphysiciens , s*était faite de la conscience , et Tidée absurde 
que îf . Jouffroy s'en est formée. Jamais le dicton traduttore 
traditore n*a eu une application plus exacte. De traduction 
en traduction, la psychologie si solide et si lumineuse de 
M. de Biran est devenue un tissu d'erreurs. Dans le sens où 
M. de Biran parle de la conscience et de l'observation psy* 
chologique, ce qu'il dit est incontestable. Chez M. Cousin» 
les mêmes idées, empruntées à M. de Biran, prennent un 
coloris faux et mensonger; en outre, elles se trouvent alliées 
avec des assertions tout-à-fait erronées. Mais chez M. Jouffroy » 
qui n'a connu les idées de M. de Biran que par M. Cousin , 
ces idées, altérées pour la seconde fois , deviennent autant de 
contre-sens , et donnent naissance à un prétendu système qui 
est ce que Ton peut imaginer de plus radicalement contraire à 
tonte saine métaphysique. 

Qu^est-ce que la conscience? La conscience, dit M. Maine 
de Biran ( et cela d'après Leibnitz , d'après Descartes , d'après 
tons les penseurs un peu au-dessus du vulgaire) , la conscience^ 
c'est le mot, c'est l'être ou la force qui est en nous, c'est ce 
qui pense et ce qui sent , mais c'est ce moi manifesté dans le 
phénomène. Vous éprouvez une sensation , vous appelez cela , 
avec Condillac , sentir; soit, mais vous êtes pendant cette 
sensation , et cette sensation n'existe pour vous que parce 
que vous êtes. D'un autre côté , vous n'êtes pendant cette 
sensation que parce que vous éprouvez cette sensation; vous 
n'existez alors qu'en tant que vous êtes modifié par elle. Donc 
le sajet et l'objet , le moi et le non-moi se réunissent pour 
produire un troisième terme , qui est leur rapport, qui est la 
conscience , qui est à la fois le moi dans le non-moi et le 



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441 DE L*ÉCLBCTISMe. 

non-mot dans le moi. La conscience , césultat de cette péné- 
tration du sujet et de Tobjet, a pour ainsi dire deux faces ou 
deux pôles ; eUe regarde le moi et le non-moi : elle est le sujet 
sans doute, mais elle participe aussi de Tobjet , à tel point que, 
si Tobjet disparaît ou ne se fait plus sentir , le phénomène dis- 
paraît en même temps, et le sentiment du moi aussi. Le mot 
rentre dans ce que j'appelle Tétat latent ou virtuel (I). « Toute 
» existence, dit M. de Biran lui-même dans le passage que 
* j'ai cité plus haut , commence et cesse pour le moi avec son 
» effet immanent. » La conscience, donc, c'est raperc^pfton 
de Leibnitz ; c'est le moi dans la sensation , c'est le moi ma- 
nifesté , c'est le moi au sein du phénomène et se sentant dans 
le phénomène. Leibnitz a bien raison de la distinguer de la 
sensation; mais réciproquement il a bien raison aussi de rap- 
peler wn degré supérieur de sensation (0pp. totn, II), car 
elle est liée indissolublement au phénomène.' Elle était avant 
lui virtueVement, sans doute ; mais alors elle était comme sî 
elle n'était pas. Sans doute encore , pendant le phénomène 
même , elle existe indépendamment de Tobjei du phénomène, 
du moins virtuellement , puisque le sujet se distingue dé 
Tobjet ; mais celte distinction n'a lieu précisément que parci 
que le sujet connaît l'objet : donc sans cet objet la consdencë 
ne serait pas ; elle est donc par lui , avec lui , et n'est pas sans 
lui. Aussitôt qu'il se montre , elle existe ; aussitôt qu'il dispa- 
raît, elle disparaît également ; c'est-à-dire qu'elle rentre à Tèlal 
latent, ou passe à un autre phénomène et renaît sôus une 
nouvelle forme. 

Ce mode de manifestation de la vie est-il général , universel? 
S'applique-t-il à tous les phénomènes ? Quand voussentez hors 
de vous un corps extérieur , que vous le regardez avec vos 
yeux , ou le palpez avec vos mains , êtes-vous psychologique- 
ment le même que quand vous vous rappelez les douleurs OU 
les joies de votre vie passée ? Dans le premier cas , évidemment 
vous êtes moi et non-moi : dans le second, l'êtes-vous aussi? 

Oui , assurément. 

(r) Toy. les articles CondiUac et Conscience de V Encyclopédie 
Voifvelh. . • 

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DB L^iCLBCflSMC; US 

Mfiii ^est*te aJors que ki»ott*moi ? 

C'est le produit antérieur de nbtre vie sur lequel nous té* 
iéchissons. 

Ce produit 9 en effet , n'est pas plus moi, dans un sent 
absolu, que ne le dont les différents êtres ou corps du monde 
extérieur que je vois avec mes yeux ou que je touche avec 
mesmaips. Ce prbduit n*est pas plus moi que ne le serait unft 
statue ou un tableau que j*aurais pu faire. Comme cette iitatu^ 
oa ce tableau , ce produit vient de moi, il est vrai; il procède 
de moi, il est le résultat de ma vie antérieure, il est ma vie 
antérieure , si Fou veut : mais ce n'est pas moi pour cela, C^ 
fait antérieur du mot se retrouve dans ma mémoire , tout aussi 
bon de moi) tout aussi étranger à ma vie présente, que lé 
serait un fait qui ne me concernerait pas, un fait historique» 
le souvenir d'un dranie ou d'un poème que j'aurais lu. Pout 
avoir été Tactéur ou l'auteur de ce fait , ce fait n'est pas davan- 
tage moi pour cela ; il est de moi^ voilà tout. Tout acte antér- 
rieur de notre vie , sur lequel nous réfléchissons , est donc un 
non-Moi. Dans cette réflexion sur nous-mêmes , nous sommes 
donc psychologiquement ce que noussoihmes dans les opéra- 
tions directes de notre entendement, dans nos actes lesiùoins 
réfléchis, les plus simples; je veux, dire que nous sommes 
alord , comme toujours, moi et non-moi , d'où résulte la eon^- 
seienee. 

AUons plus loin. Quand nous réfléchissons ain^ sur nous-* 
même, comment la notion de nous-même nous est-elle don** 
née? C'est notre corps incontestablement qui nous la donne , 
en ce sens que la mémoire, comme l'imaginaticm qui n'est 
eUe-même qu'une mémoire , qu'un genre particulier de mé- 
moire , dépend évidemment de notre corps , dé notre orga- 
nisation, comme on dit, de l'état de notre santé, du jeu de 
nos organes. Que ce corps , cette mémoire , cette imagination ^ 
dépendent indirectement de la vie actuelle du moi, qu'ils 
vibrent sous l'influence du sentiment qui nous anime, et 
qu'ainsi le corps ne soit qu'un intermédiaire , jele veux; mais 
il est bien certain aussi que le comment la vie actuelle du moi 
hiflae sur la mémoire et rimagihation est un impénétrable 
mystère. De ce mystère notis n'avons nulle conscience. C'est 

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144 DE L'jâCLBCTlSMB. 

donc, par rapport à notre conscience, ^eorp«, et non pv le 
«not, qui reproduit, devant le moi, les faits antérieurs du moi. 
Donc non seulement les faits antérieurs du mot sont unnoi»- 
moi , à ce titre qu'ils renferment un élément antre que le 
moi > à savoir Tobjet du phénomène où le moi a intervenu 
antérieurement ; mais ils sont encore un non-moi à ce titre 
qulls nous sont donnés , indépendamment de nous, par notre 
corps. 

Mais il y a plus encore : ainsi donnés par le corps, ils par- 
ticipent de la nature du corps; ils sont corporels, comme lot 
Je ne veux pas dire par là qu'ils perdent leur nature subjec- 
tive , leur naturelle spirituelle , comme on dit , en passant par 
rintermédiaire du corps qui nous les reproduit. Je veux dire 
que, bien qu'empreints à jamais de l'action du moi , marques 
de ce caractère que nous appelons esprit , ils nous sont rq»ix>- 
duits d'une façon objective, et que notre corps fait pour ainsi 
dire à leur égard l'effet d'une glace qui réfléchit notre image. 
Or , de même que quand nous nous considérons dans une 
glace , c'est notre image que nous voyons , de même encore 
que cette image est localisée , c'est-à-dire projetée dans un 
certain lieu par l'effet du miroir , et qu'elle est plus ou moins 
nette en raison de la lucidité plus ou moins grande du miroir, 
et toujours empreinte d'une certaine couleur dpnnée par le 
miroir , de même notre corps ne nous réfléchit pas les phéno- 
mènes antérieurs de notre vie sans les teindre en quelque 
sorte et les localiser. Nous nous voyons, nous sentons notre 
vie antérieure dans nos organes, dans notre corps, par l'eifct 
d'une reproduction parfaitement analogue à la sensibilité. Ce 
n'est pas seulement Locke ou l'école à sa suite,Helvétius, 
Gondiilac, Cabanis, Gall, qui sont gai-ants de ce fait; Des- 
cartes lui-même, en donnant un siège à l'âme et en décrivant 
soigneusement , dans son Traité des passions , tous les phé- 
nomènes sensibles et percevables de notre corps qui accom- 
pagnent les divers états de notie âme , est la meilleure autorité 
qu'on puisse alléguer pour prouver et la localisation de no» 
sentiments, en tant qu'ils nous sont manifestés par le corps, 
et la sensibilité qui eu accompagne la reproduction. 
Aiusi, en définitive, les phénomènes moraux que noiu 

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DE L^écLECTISMË. Uî 

coosidërons en nous sont, non pas mot, mais tKm-mos, et 
nous découvrons trois raisons diverses pour qu'ils soient non-* 
moi, La première , c'est qu'ils renferment dans leur compo- 
sition même un élément ol^éctif , un non-moi qui les constitue 
aamême titre que l'élément subjectif; car, dans le phénomène 
qui leur a donné lieu, il y a e« un objet, et ils participent de 
cet objet. La seconde , c'est qu'ils nous sont donnés par notre 
corps d'une façon tout objective , et que l'influence subjective 
qai les produit est un mystère qui nous échappe. La troi- 
Même enfin, c'est que, nous étant donnés par notre corps, ils 
sont accompagnés actuellement dans notre corps de phéno- 
mènes sensibles et localisables. 

Donc , dans les opérations mêmes de la réflexion , dans les 
faite moraux de tout genre que nous contemplons en nous , en 
un mot dans ce que l'école psychologique appelle faits de con- 
science , nous ne sommes pas uniquement spirituels comme 
elle l'entend; nous ne le sommes pas davantage que lorsque 
noos percevons les sensations du monde extérieur; nous 
sommes seulement placés à un degré supérieur de Tétat psy- 
chologique qui constitue notre vie : au lieu d'être en rapport 
a?ec un non-moi purement extérieur à nous et qui nous 
semble l'avoir toujours été , nous sommes en rapport avec un 
non-moi produit antérieur de notre vie , avec un non-moi où 
notre moi a joué antérieurement un rôle direct , avec un non^ 
moi qu'il a composé et fabriqué , pour ainsi dire , lui-même. 
Mais ce n'est jamais avec le moi que le mot est en rapport ; 
c'est toujours avec un non-moi. Et ce non-moi est coiporel , 
en ce sens qu'il nous est fourni par notre corps , et qu'il se 
manifeste à nous comme toutes les autres manifestations que 
nous percevons, par la voiede la sensibilité et de l'imagination, 
avec un siège déterminé dans notre corps , et une certaine 
localisation dans les organes qui le composent. Nous sommes 
donc, dans tous les cas, psychologiquement identiques à 
noQs-mêmes; nous ne sommes pas autres quand nous réflé- 
chissons sur nous-même que quand nous percevons la sen- 
sation d'un corps : nous sommes dans les deux cas un moi^ 
une force , en rapport avec un non-moi; en d'autres termes, 
nous sommes esprit et corps, force directe et force indirecte, 

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146 DE L'ÉGLBGTISMB. 

Seulement y dans le cas de la réflexion sar noas-méme , la 
force indirecte se trouve être la représentation de notre force 
passée dans ses effets ou dans ses produits. Et c'est là en eiTet 
le caractère de notre corps par rapport à notre conscience ; 
car, en tant que communicable au moi , notre propre corps 
n*est , à ce qu'il me paraît, que le résultat de la vie antérieure 
du moi. 

C'est cette identité psyctiologjlque de notre nature que 
M. Jouffroy n'a nullement comprise. M, Jouifroy» il faut 
bien le dire, a apporté , dans ces questions de la méupbysi- 
que, avec une présomption vraiment étrange, la légèreté 
d'un homme peu habitué à réfléchir. En même temps qu'il 
déclarait tous les travaux antérieurs de la philosophie nuls et 
de nulle valeur, qu'il traitait les Platon, les Aristote, les 
Bescartes, les Leibnitz, de rêveurs systématiques qui n'avaient 
pas connu l'observation du mot, il se montrait aussi dépourvu 
de la faculté métaphysique que le pourrait être un enfant ou 
un homme lout-à-fait étranger à la métaphysique. Qu'on in- 
terroge un enfant ou un paysan , et qu'on leur demande 
comment ils voient ; ils répondront qu'ils voient avec leurs 
yeux; et ils auront raison, en ce sens qu'ils voient par l'in- 
termédiaire de leur corps, et que, si leurs yeux étalent fer- 
més, ils ne verraient pas. Mais le philosophe remonte un peu 
plus avant , et dit : Si cet homme voit, c'est qu'il y a en lui 
une force capable de voir , un être capable de sentir ; puis le 
philosophe part de là pour réfléchir sur la nature de cet être. 
M« Joufl'roy s'est arrêté à la réponse naïve du paysan. Si les 
physiciens observent les phénomènes, dit-il, c'est avec leurs 
yeux : or pourquoi nous autres psychologues n'aurions-nous 
pas un certain organe de l'âme analogue aux organes du corps? 
Jl eux le corps , à nous l'âme. Us voient avec leur corps , 
disons-leur que nous voyons avec l'âme : ils n'auront rien à 
BOUS objecter. Nous ne rejetons pas la certitude du télescope 
des physiciens; qu'ils nous accordent la certitude de notre 
télescope immatériel. Et là-dessus M. Jouffroy a imaginé son 
ergane immatériel appelé conscience ^ sorte de lunette dont il 
se sert dans ses écrits de la façon la plus commode. 

£hl non» monsieur Jouffroy, les physiciens n'observent 

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DE L^ÉGLECTISIIB. 447 

pas les phénomènes avec leurs yeux , mais seulement par Tin* 
termëdiaire de leurs yeux, ce qui est bien différent en méta- 
phydque. Ils observent les phénomènes comme vous vous 
«AMervez vous-même , atec leur moi , et le résultat de toutes 
ièurs sensations est de produire un composé du moi et da 
non-moi qui est la conscience. Ainsi ils pourraient dire, aussi 
bien que vous, qu'ils observent avec leur conscience. 

Et , de même , vous , c'est avec votre corps , quoi que vojos 
en disiez , c'esl^à-dire c'est par l'intermédiaire de votre corps 
que vous réfléchissez sur vous-même ; c'est parce que votre 
corps, sous le nom de mémoire , vous reproduit vos sensations 
antérieures , mélange du mot et du non-moi. Lorsque vous 
regardez le monde physique extérieur , vous n'êtes pas autre 
psychologiquement que le physicien , vous en convenez ; pour- 
quoi donc voolez-vOus différer psychologiquement du phy- 
sicien lorsque vous contemplez le résultat des sensations que 
ce monde extérieur a laissées en vous dans votre mémoire? 
Vous avez , dites- vous , un organe immatériel particulier pour 
regarder en vous-même. Eh ! non , vous avez votre corps 
pour cela; contentez-vous de votre corps, 

Locke, je l'ai déjà rappelé plus haut , attribuait la réflexion 
à une sorte de sens intérieur , et il avait raison. Cela veut 
dire que le corps nous sert à réfléchir sur les manifestations 
de notre vie passée, comme il nous sert à sentir les objets 
cïtérieurs. Cabanis , Gall et d'autres physiologistes ont cher- 
che, par diverses routes, à perfectionner la connaissance 
que nous pouvons avoir de ce sens intérieur , ou plutôt des 
divers sens internes que notre corps renferme; et ils ont eu 
raison* C'est une science importante et qui est destinée à de 
grandes découvertes. 

Mais s'imaginer , comme M. Jouffroy, que ce n'est pas 
avec notre corps , avec notre cerveau , et par Tintennédiaire 
de notre organisation corporelle , que nous réfléchissons sur 
nous-mêmes; s'imaginer que c'est par le moyen d'un or- 
gane immatériel appelé conscience , créer deux états psy- 
chologiques absolument différents dans notre nature, dire 
que le physicien voit subjectivement avec son corps, et que 

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<48 DE l'iîclectisme. 

le psychologue volt objectivement sans son corps, voilà qui 
est absurde. 

Et cette absurdité a mené loin M. Jouffroy : c'était inévi- 
table. Car si le mot voit objectivement sans son corps, lemo« 
qui voit est donc complet , il a toutes les propriétés du moi 
manifesté; il existe subjectivement et objectivement. De 
môme pour le moi qui est vu; car puisque celui-ci est encore 
le moi , il est subjectif nécessairement , sans quoi il ne serait 
pas le moi : or il se passe en lui des phénomènes, puisque ce 
sont des phénomènes du moi qu'on observe ; il est donc aussi 
à l'état d'objectivité ; il est donc subjectif et objectif, il est 
donc complet. Voilà déjà dans le mot deux mot complets. 
Mais le télescope de M. Jouffroy, la conscience, qu'en ferons- 
nous? C'est encore le moi : elle n'a rien qui ne soit immaté- 
riel , M. Jouffroy a bien soin de le dire ; si elle avait quelque 
chose de commun avec le corps , tout serait manqué , l'hypo- 
thèse n'existerait plus; elle est donc mot aussi. De là les trois 
mot de M. Jouffroy : le mot qui regarde, le mot par lequel il 
regarde , et le mot qu'il regarde ; trois mot complets. 

Une fois que M. Jouffroy a ainsi triplé notre être , il faut 
voir avec quelle facilité il fait de la psychologie. Les phé- 
nomènes pour lui ne passent pas aussi vite que pour 
M. Cousin ! 

Mais laissons la plaisanterie : je dis qu'il est déplorable 
que Ton enseigne à nos enfants une pareille philosophie. Ce 
n'est pas ici le lieu de montrer que la psychologie ainsi 
comprise tue dans l'âme toute croyance, toute foi , toute éner- 
gie , toute virtualité ; mais on m'accordera au moins que le 
jeune homme auquel on a enseigné, comme une science et 
comme la première des sciences , un badinage aussi futile , 
ne doit pas être lesté dans ses croyances morales d'une façon 
bien solide. 

Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que M. Cousin, qui» 
avec ses métaphores, a inoculé à M. Jouffroy ce système, qui 
évidemment le partage fans s'en rendre compte nettement, 
qui dans tous les cas l'a adopté , lui a servi en toute occa- 
sion de poltron , et s'en fait honneur comme d'une chose è 

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PK L'ÉCLECTISME. 449 

hii ; M. Cousin , dis-je ,\ réfuté M. Joufîroy , et s*est ainsi 
réfuté lui-même, apparemment sans s'en apercevoir, dé la fa- 
çon la plus éclatante. 

En effet, la meilleure partie de ses Fragments , et la seule 
Téritablement qui ait quelque importance à nos yeux, se 
compose de deux fragments : l'un Du fait de conscience , 
etFautre Du premier et du dernier fait de conscience» Or, 
que disent ces deux morceaux ? En voici textuellement le 
sommaire : 

« Quand je descends dans la conscience , dit M. Cousin, 
» et que j'y contemple paisiblement la vie intellectuelle , ou 
» la pensée , je suis frappé irrésistiblement de Fimmédlate 
» aperception de trois éléments, de trois éléments, dis-je , ni 
» plus ni moins, qui s'y rencontrent tous et toujours, si- 
» multanés , quoique distincts , constituant la pensée dans 
» leur complexité nécessaire , et la détruisant par le défaut 
» de l'un des trois, La pensée est un fait intellectuel à trois 
» parties, qui périt tout entier dans le plus léger oubli 
» de l'une d'elles. Les trois parties de ce fait sont dans la 
» pensée son objet, son sujet , et sa forme. Dans tout fait 
» intellectuel, dans toute pensée , dans toute connaissance , 
» je m'aperçois moi-même comme le sujet de ce fait , sujet 
» de la pensée ou de la connaissance, élément constitutif 
» et fondamental de la conscience : car sans moi , tout est 
» pour moi comme s'il n'était pas ; sans le moi , le moi ne 
» connaît rien , ne sent rien , ne se rappelle de rien , n'abs- 
» trait rien, ne combine rien , ne raisonne sur rien. Il peut 
» bien y avoir la matière d'une pensée , d'une sensation , 
« d'un jugement , d'un souvenir , d'un raisonnement ; mais 

• le moi n'en sait rien et n'en peut rien savoir , s'il n'est 
» pas ; il faut que je sois pour savoir quelque chose , pour 

* penser et pour connaître. Le moi est donc un élément 
» nécessaire de toute pensée. Mais la connaissance ne rc- 
»pose point uniquement sur le moi. Lorsqu'on se replie 
» sur la conscience , on y trouve inévitablement un élément 
» opposé au moi , un ordre de phénomènes que le moi n'a 
V pas fait , et qui introduisent dans le monde intérieur de 
» la conscience la multiplicité extérieure dont ils sont les 

x3. 

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itO m l'bclbgtismb. 

9 représentants, le moi m se confond avec weun pMno- 

» mène : son existence est pour lui son individualité , c'est- 
» à-dire son indivisibilité , et c'est là ce qu'il faut entendre 
» par son immatérialité. Les déterminations du moi , bien 
» qu'elles soient les effets propres du moi , sont distinctes 
» de lui ; il se les rapporte à lui-même , en se dislinguant 
» d^elles. En outre , il y a un autre genre de distinction 
» qu'on ne peut confondre avec celui-là : je veux dire la dis- 
» tinction que le moi reconnaît entre lui-même et ses aCfec- 
» tions involontaires. Dans ce cas le non-^oi apparaît au 
« moi non seulement comme distinct , mais comme étran- 
» ger. Ce n*est plus le moi qui pose le non-moi , ce n'est 
» pas non plus le non-moi qui pose le moi , le moi n'étant 
)> jamais posé que par lui-même ; mais le non-moi pose , 
» détermine , cause une affection du moi. Le sujet s'afârme , 
» se pose lui-même , et dit Je ou Moi ; mais en même temps 
» qu'il se pose , il s'oppose Tobjet , lequel , dans son opposi- 
» tion au sujet moi , est appelé non-moû Le sujet ne se pose 
» donc qu'en s'opposant quelque chose; et il ne s'oppose quel- 
» que chose qu'en se posant. Le moi et le non-moi nous sont 
» donnés simultanément et distinctement dans une oppo^ 
3» siiion , dans une limitation réciproques. » 

J'ai déjà remarqué ailleurs l'étonnante discordance qui sé- 
pare ici le maître du disciple. Mais il faut qu'on me permette 
de me répéter : cette matière est grave , il s'agit de l'enseigne- 
ment de la philosophie en France. Or , je soutiens qu'on en- 
seigne aujourd'hui en France, dans tous nos collèges, non 
seulement des erreurs et des absurdités , mais, ce qui est plus 
fort, des erreurs contradictoires. 

En effet , suivant ce que je viens de citer de M. Cousin, 
dans toute pensée, dans toute connaissance, se retrouvent 
inévitablement le moi et le non-moù Mais si , dans tout 
acte de la conscience , il y a le moi et le non-moi^ en quoi les 
faits de conscience de M. Jouffroy diffèrent-ils essentielle- 
ment et fondamentalement pour un métaphysicien des autres 
faits de notre connaissance ? La discordance radicale des deux 
professeurs est évidente. L'un, M. Cousin, dit : Vous croyez 
que lorsque vous affirmez quelque chose d'extérieur à vous, 



..^. 



DB L^iGLBCTISmt. 191 

TOM n^affirmez que cette chose , et que vous Hottes pas dans 
▼otre jugement, que votre moi n'y est pas : erreur, erreur 
grossière ! Vous y êtes, votre moi y est; votre moi ne sauraH 
affirmer le non-moi sans s'affirmer lui-mêm»; et réciproque- 
ment, il ne s'affirme lui-même , il ne se pose , il ne dit Je ou 
Moi, qu'en s'opposant c'est-à-dire en affirmant le non^moi. 
Ainsi , suivant M. Cousin ( et en cela M. Cousin a raison) , 
quand je dis : La somme des trois angles d'un triangle quel- 
conque est égale à deux angles droits; ou bien quand je dis : La 
foudre est tombée hier, je n'affirme pas seulement ces chose? 
extérieures à moi , mais je m'affirme mol-même ; mpn moi 
se pose , et est implicitement contenu dans ces affirmations. 
Et réciproquement, si je dis que j'éprouve telle sepsation , 
que je sens tel désir , ou si j'exprime telle volonté , je ne 
le puis faire sans que cette sensation, ce désir, cette volonté, 
ne suppose un objet , et cet objet est le non-moi opposé au 
mot. Que je parle donc physique ou géométrie » ou que 
je m'applique à connaître l'intérieur de mon âme, toujours 
le mot et le non-moi existent simultanément et distinctement 
dans une opposition , dans une limitation réciproque. Entre 
un concept par lequel je saisis un phénomène de l'univers , 
et un concept par lequel je saisis une phénomène quel- 
conque de ma vie interne , il n'y a donc aucune différence 
essentielle. La pensée est toujours un fait intellectuel à trois 
panles, savoir : le sujet ou le moi, l'objet ou le non-moi, 
et ce que M. Cousin appelle la forme de la pensée , c'est- 
à-dire le rapport du sujet et de l'objet , ou la manière dont 
ils s'opposent et se limitent réciproquement par rapport à 
l'infini. 

Voilà, dis-je, ce qu'enseigne M. Cousin. M. Jouffroy, au 
contraire, enseigne , comme la plus grande et la plus impor- 
tante des vérités , que nous sommes autres, psyct)(4ogique- 
ment parlant , quand nous regardons avec nos yeux , et quand 
nous regardons en nous-mêmes; que comprendre une vérité 
physique ou sentir un fait de notre vie spirituelle sont deux 
actes essentiellement divers de l'intelligence. Si quelqu'un 
énonce : Les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits ; 
ou : La foudre est tombée hier , H. Jouffroy nfi voudra 

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en aucune façon voir là un fait de conscience. Si la fondre est 
tombée hier , dira-t-il , ce sont vos yeux et vos oreilles qoi 
vous l'ont appris : quel rapport cela a-t-il avec votre con- 
science ? C'est là un fait sensible que nous découvrons par 
nos sens externes ; ce n'est pas l'observation interne qui nous 
apprend ces sortes de choses. Et de même pour les proposi- 
tions de la géométrie, il les déclarera complètement étran- 
gères à la conscience. Or, toute la prétendue méthode psy- 
chologique qu*on enseigne aujourd'hui est fondée sur cette 
distinction , et n'a pris faveur qu'à l'aide de cette distinction. 
Car c'est ainsi que M. Jouffroy a posé le problème aux phy- 
siciens et aux autres savants qui s'occupent des sciences natu- 
relles. £t en efret , une fois qu'on lui accorde que ce sont les 
yeux (et non le sens intime , la conscience, le moi ) qui seuls 
nous font connaître le monde extérieur ; comme il est incon- 
testable qu'il existe aussi un monde intérieur pour chaque 
homme , comme l'existence du monde moral est aussi cer- 
taine que celle du monde physique , il faut bien lui accorder 
aussi que nous avons un moyen de connaître ce monde inté- 
rieur, un organe pour le découvrir, un œil pour y voir. Alors 
M. Jouffroy, fort de ce qu'il n'a pas nié la prétention des 
physiciens de connaître et de raisonner uniquement par l'au- 
torité de leurs sens, vous glisse adroitement sa conscience . 
son télescope moral , son instrument psychologique. Dès lors 
tout est emporté : le mot observe le moi avec le moi; comme 
le corps voit les corps avec le corps , c'est-à-dire avec l'œil. 
A toutes les difficultés que peuvent faire les incrédules , les 
psychologues répondent : Les physiciens ne voient-ils pas 
les corps avec leurs yeux? Nous, nous voyons notre âme avec 
notre âme. £t si , trompé par leur air plein d'assurance, vous 
essayez , mais en vain , d'employer leur procédé , ils ne se dé- 
concertent pas pouri cela : C'est, disent-ils, que vous ne savez 
pas vous observer ; il y a un art de s'observer. Se tirer ainsi 
d'affaire est encore une contradiction , puisque tout homme, 
ayant une conscience comme eux , devrait, quand il le veut, 
pouvoir s'observer comme eux ; mais n'importe. Des années 
pourront se passer ainsi , pendant lesquelles on enseignera 
à la jeune9se, comme le point de départ de toute phjloso- 

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DE L'ëCLECTISME. 4£f5 

phie , le fondement de toute certitude , le refuge assuré de 
Umte moralité y une science aussi imaginaire que le voyage de 
Cyrano dans la lune. 

Mais détruisez cette distinction : la prétendue méthode 
d'observation directe du mot par la conscience n*a plus de 
base. Si le physicien voit le monde extérieur et raisonne sur 
le monde extérieur par le moyen du sens intime , c'est-à-dire 
si son moi intervient dans la sensation , le psychologue con- 
naît de même sa vie interne par un phénomène analogue , 
c'est-à-dire par la mémoire ; et de même que dans la sensation 
se rencontrent le moi et le non-moi, de même dans la mé- 
moire se rencontrent également le moi et le non-moL Dans 
la sensation, le non-moi ce sont les corps du monde extérieur; 
dans la mémoire , le non-moi ce sont les phénomènes anté- 
rieurs de notre vie. 

Or, voici M. Cousin, le maître de M. Jouffroy, qui lui nie 
la connaissance physique par l'œil : que devient donc le paral- 
lélisme que M. Jouffroy établissait entre Tœil pour la nature 
externe , et la conscience pour la nature interne? Ce parallé- 
lisme s'en va en fumée. Métaphysiquement nous ne voyons 
pas avec l'œil , nous voyons parce que nous sommes en rap- 
port avec un objet; et le phénomène de la vue , qui résulte 
pour nous de ce rapport , est précisément la conscience , le 
sens intime , qui nous fait dire : Je vois. De même quand 
nous pensons à nos joies ou à nos douleurs passées , nous ne 
les voyons pas avec notre conscience , en ce sens que cette 
reproduction n'est pas causée par notre conscience agissant 
volontairement pour évoquer nos souvenirs : nous les voyons 
parce que nous sommes en rapport avec eux , d'une certaine 
façon mystérieuse , sous l'intluence de certains sentiments 
de notre vie actuelle qui lient notre vie actuelle à notre 
vie passée : il y a là une action divine aussi inconnue , aussi 
mystérieuse que celle qui nous rend capable de voir les 
corps du monde extérieur, rien qu'en ouvrant les yeux. 
Nous sommes en rapport avec ce que nous avons antérieu- 
rement dit , fait , ou pensé : voilà tout ce que nous savons. 
Comment cela se fait-il ? Nous n'en savons rien , pas plus 
que nous ne savons comment il se fait que nous puissions 

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454 DE L^ÉCLECTISMB. 

voir les corps extérieurs. Je viens de dire qae quand nous 
voyons les corps extérieurs , le phénomène de la vue qui en 
résulte est la manifestation du moi^ c'est-à-dire la con- 
science de voir, le sens intime qui nous fait dire : Je vois. 
De même , le phénomène de la mémoire qui résulte pour 
nous du rapport avec notre existence antérieure est égale- 
ment la conscience , le sens intime , qui nous fait dire : Je me 
rappelle. 

Reste à savoir sous Tinfluence de quels sentiments moraux 
nous reprenons, par la mémoire, conscience ou connaissance 
de notre vie passée. Ce qui est certain, ce que je viens de dé- 
montrer , c'est que ce n'est point par la vertu merveilleuse 
d'un mot, que ce n'est pas par l'empire direct et volon- 
taire d'une prétendue lunette appelée conscience, puis- 
qu'au contraire , comme je l'ai prouvé , la conscience se pro- 
duit dans le phénomène , est pour ainsi dire le résultat du 
phénomène, est le phénomène même, ou du moins en est in- 
séparable. 

Tout le monde a de la mémoire , dira-t-on ; tout le monde 
est donc psychologue sous le rapport de l'observation interne? 
£h ! sans doute. Qui en avait jamais douté avant M. Cousin 
et M. Jouffroy? Il a fallu venir jusqu'à eux pour croire que 
tant de poètes, tant de moralistes, tant d'écrivains de tons 
genres qui nous ont raconté leur vie et décrit leurs plus se- 
crets sentiments , tant d'hommes , tant de femmes qui , sans 
avoir écrit , ont souffert , ont péché , et se sont repentis ; l'hu* 
manité enfin , l'humanité tout entière, à l'exception de quel- 
ques brutes , avaient pu pratiquer la vie morale sans savoir 
s'observer et se connaître. 



SIX. 

Suite. 

Je n*en ai pas fini encore , malheureusement pour moi et 
pour le lecteur, avec )es contradictions de M. Cousin surcf 



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DB L*ÉGLBCTISMB. 155 

point londamental de psychologie. J'en suis fâché » mais il faut 
Mes que je le suive jusqu'au bout dans ses détours pour échap- 
per à la vérité. 

Le croirait-on ? Ce même psychologue qui vient de nous 
dire , avec tant de force et de solennité , que « chaque fois qu'il 
» descend dans sa conscience , il est frappé irrésistiblement 
» de rimmédiate aperception de trois éléments , ni plus ni 
» moins , qui s'y rencontrent tous et toujours , et qui , si- 
» iMÀtanés quoique distincts, constituent la pensée dans leur 
» complexité nécessaire, et la détruisent par le défaut de 
» Vun des troU; » qui a écrit cette formule si positive et si 
Bette : « La pensée est un fait intellectuel à trois parties, qui 
• périt tout entier dans le plus léger oubli de l'une d'elles; » 
ce psychologue, dis-je, en vingt autres endroits de ses ou- 
vrages , enseigne une doctrine toute contraire , à savoir que le 
mot peut se passer de non-moi , se manifester sans non-moi. 
Les articles mêmes dont je viens de présenter la substance 
renferment des traces très positives de cette autre opinion de 
M. Cousin. 

On demandera comment il est possible à M. Cousin de se 
contredire ainsi , de détruire d'une main ce qu'il édifie d'une 
autre. C'est que M. Cousin n'a jamais rien édiflé par lui-même. 
Il édifie tantôt avec M. Maine de Biran , tantôt avec Fichle , 
tantôt avec un autre. Or si Fichte dit autre chose que M. Maine 
de Biran, comment voulez-vous que M. Cousin soit parfaite- 
ment d'accord avec lui-même? 

Que fait, en ce cas, M. Cousin pour concilier deux propo- 
sitions qui se détruisent? Il a recours à un léger artifice de lan- 
gage. Nous avons vu plus haut qu'embarrassé de ce que les 
phénomènes disparaissent à l'instant où l'on veut les observer 
directement, M. Cousin s'en tire avec un presque. Les phé- 
nomènes , dit-il , paraissent et disparaissent presque en m me 
temps. Comment répondre à cela? Si les phénomènes ne dispa- 
raissent pour l'observateur de soi-même que presque en même 
temps qu'on veut les observer, on a donc encore quelque temps 
pour les saisir : le tout est de se presser, d'être prompt , habile, 
alerte , comme un chasseur qui a affaire à un gibier difficile à 
surprendre. Mais ce presque a un autre avantage : avec ce 

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156 DB L^iCLECtlSUEé 

presque il est permis à M. Cousin de ne pas trop offenser la 
vérité ; avec ce presque il lui est permis de se montrer beau- 
coup moins entêté d'une chimère que son disciple M. Jooffroy. 
Celui-ci cloue les phénomènes et les tient enchaînés devant 
sa conscience , aussi long-temps qu'il lui convient , comme 
Josué arrêtait le soleil : M. Cousin ne tombe pas dans ceUe 
absurdité , il reconnaît que les phénomènes passent vite. Qae 
lui demandez-vous de plus? C est ainsi qu'avec un presque 
M. Cousin se tire d'embarras. Hé bien , de même ici , nnpour 
ainsi dire fera Taffaire, et sauvera encore M. Cousin. 

Il est certain , dis-je , qu'en vingt endroits de ses ouvrages, 
M. Cousin enseigne , comme M. Jouffroy, que le moi s'ob- 
serve directement lui-même. C'est qu'alors, dit M. Cousin, le 
moi est une espèce de non-moi, M. Cousin distingue ce qu'il 
appelle « un non-moi véritable, » et qui est fourni à l'âme par 
le monde extérieur, du non-moi qu'elle se crée à elle-même 
volontairement et qu'eUe tire de son propre fonds : « Le moi 
» est libre, dit-il , c'est là son fonds; sur ce fonds se dessinent 
» mille scènes variées que la liberté se donne à elle-même. Le 
» moi se distingue même de ses actes ; il y a un non-moi posé 
» par le moi. (Art. Du fait de conscience, p?i%. 224 des Frag- 
» menis, ) » 

Vous voyez , M. Cousin fait une réserve , une réserve im- 
mense. Le moi s'observe lui-même : comment cela ? C'est que 
le moi se pose lui-même hors de lui , et s'oppose ainsi à lui- 
même; il se crée donc pour ainsi dire non-moi; il est donc 
à la fois moi et non-moi. 

Allez donc objecter à M. Cousin sa formule sur les trois 
éléments inséparables de toute manifestation du moi : il la re- 
connaîtra pour vraie , mais il vous dira gravement que le mot» 
in observant le moi, observe une espèce de non-moi. 

C'est absolument comme dans l'Avare de Molière : — 
n Harpagon: Oh çà, maître Jacques, approchez-vous; je 
vous ai gardé pour le dernier. — Maître Jacques : Est-ce à 
votre cocher, monsieur, ou bien à votre cuisinier que vous 
voulez parler? car je suis l'un et l'autre. — Harpagon : C'est 
à tous les deux. — Maître Jacques : Mais à qui des deux le 
premier ? — Harpagon : Au cuisinier, — Maître Jacque$ : 

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DE L^JÊCLECTISMË. 4Sf 

Attendez donc, s'il voas plaît. » Maître Jacques ôte sa casaque 
de cocher, et paraît vêtu en cuisinier. 

En Toyant le moi changer de casaque et paraître vêtu en 
non-moi, M. Cousin nous permettra au moins de dire, comme 
Harpagon : Quelle diantre de cérémonie est-ce^là? Quoi l vous 
nous avez dit que dans tout fait intellectuel il y avait un non- 
moi , et voilà qu'il se trouve que ce non-moi est un moi! 
Quelle science de tours de gibecière est-ce donc que la psycho- 
logie l On croit saisir avec vous quelque chose de solide ; crac î 
on se trouve n'avoir dans la main que du vide. La solennelle 
formule du moi , du non-moi et de leur rapport , fait place 
en un instant à la psychologie du moi qui observe le moi. 
M. Cousin est à la fois aussi éloigné que possible de M. Jouf- 
froy, et si rapproché de lui qu'ils se confondent. 

Comment M. Cousin , qui avait un sentiment si profond du 
fait intellectuel à trois parties , a-t-il pu se résoudre à sup- 
primer ainsi une des trois parties, l'objet, le non-moi, et à 
la remplacer par une espèce de non-moi , un non-moi fictif, 
afin de conserver nominalement sa formule , tout en la dé- 
truisant réellement au fond? Car enfin , si , dans la moitié des 
phénomènes , il se trouve que le non-moi n'est au fond que le 
moi sous un faux nom , pourquoi réciproquement ne soutien- 
drait-on pas que , dans l'autre moitié , le moi n'est lui-même 
qu'une espèce de moi , un moi fictif, un quasi-moi , et qu'au 
fond il ne fait que cacher le non-moi ? Vous dites que quand 
vous considérez le monde extérieur, vous êtes moi et non- 
moi, et que pour le coup ce non-moi [est un non-moi véri- 
table. Mais que savez-vous si votre moi , dans ce cas , n'est pas 
un appendice du non-moi véritable , si ce n'est pas ce non- 
moi qui se pose hors de lui , et qui produit ce que vous appe- 
lez le moi? Vous dites que vous êtes sûr de votre existence. 
Fabord il y a bien des gens qui , en philosophant, ont fini par 
douter d'eux-mêmes , et par se regarder comme un simple 
produit du hasard qui préside, suivant eux , aux combinaisons 
de la nature. Mais au surplus , quelque absurde qu'il vous pa- 
raisse de ramener ainsi le moi m non-moi dans ce cas, vous 
ne diriez pas , en cela , autre chose que ce que dit M. Jouffroy. 
Que dit-il en effet? Que le physicien observe la nature exté- 

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458 DE L*éCLBCTISMB. 

rieure avec ses yeux. Or qu'est^e que nos yeux? C'est notre 
corps. Il dit donc que le corps voit et observe. Or le corps, 
c'est le non-moi. Il dit donc , en bonne logique, que le non- 
moi voit et observe le non-moi. Vous ne seriez donc pas plas 
faux que M. Jouifroy. De sorte que votre fameuse formule du 
moi , du nonr-moif et de leur rapport , déjà scindée par vous 
relativement au monde interne , pourrait encore Tétre par 
rapport an monde extérieur, sans que l*absurdité fût plus 
énorme. 

On se demande comment M. Cousin en est ainsi venu à ne 
pas comprendre lui-môme la vérité dont il avait fait profession. 
Je vais le dire. C'est qu'au moment où il achevait ainsi de se 
faire une psychologie , il était sous Tinfluence de Fichte , et 
qu'il combinait au hasard les idées que lui suggérait Fichte avec 
les idées que lui avait suggérées M. de Biran. 

M. de Biran se bornait , comme nous Pavons dit , à retrou- 
ver le moi dans tout phénomène, mais il y retrouvait aussi 
invariablement le non-moi. M. Cousin avait retenu cela de 
lui. Mais dans Tontologie de Fichte , le mot seul existe primi'- 
tivement , le moi se pose dans des déterminations volontaires, 
et non seulement il se pose , mais il pose le non-moi du monde 
extérieur. M. Cousin , amalgamant les leçons de Fichte avec 
celles de M. de Biran , vit bien qu'il serait par trop contradic- 
toire de conserver cette dernière proposition de Fichte. Il la 
SMpprima donc ; il admit ce qu'il appelle l'involontaire , le 
multiple^ le monde extérieur en un mot, comme nous étant 
donné ou imposé. Mais il ne lui serait rien resté de Fichte, 
s'il n'avait pas au moins fait quelque réserve : il admit donc la 
première proposition de Fichte, que le moi se pose lui-même, 
ce qu'il traduisit en disant que le moi s'examine lui-même 
directement et volontairement, formule psychologique cor- 
respondant, suivant lui, à l'idée ontologique de Fichte que le 
moi est une volonté qui se pose. 

M. Cousin retira donc de son amalgame ce système bâtard, 
composé de deux propositions contradictoires: \^ que dans 
tout phénomène intellectuel se trouvent trois éléments indis- 
solubles et simultanés, le moi, le non-moi, et leur rapport ; 
proposition tirée delà doctrine de M. de Biran (ou plutôt de 

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DE L^CLECTBMB. 180 

la doctrine de Leibnitt ; car il ii*est pas difficile de retronrer 
dans le non-moi la êensation de Leibnitz, dans le mot Vaper- 
ception de Leibnitz ou la conscience de Descartes, et dans le 
rapport la notion de Leibnitz, c'est-à-dire ce qne le mot enlève 
an non-moi , ce que la conscience et Tobjet mis en rapport 
engendrent) ; 2<* qu'il y a cependant toute une moitié des phé- 
nomènes où le non-moi >e trouve être le mot. Ainsi M. Cousin 
eut deux ordres de phénomènes : dans Tun le mot observant 
le moi , et se trouvant , en tant qu'observé , éire un non-moi, 
et, dans Pautre, le mot observant un véritable non-moi. 
S'agit-il du monde extérieur, M. Cousin reconnaît un véritable 
non-moi , en même temps qu'il soutient la réalité du m t et 
sa distinction virtuelle : mais s'agit-il de notre propre vie , 
M. Cousin ne veut plus reconnaître qu*une sorte de non-moi 
postiche, un non-moi qui nVn est un que parce que la formule 
l'exige , un non-moi de convention qui se trouve être un vé- 
ritable mot. C'est ainsi qu'il peut à la fois répéter, avec M. de 
Biran , que le mot ne $$ confond avec aucun phénomène , que 
son existence est pour lui son indiciduatité , c'est-d^ire 
son indivisibilité , et soutenir cependant avec Fichte qne le 
moi existe et se manifeste indépendamment do non-moi. Mais 
il n'y a pas de tour de passe-passe qui puisse sauver une pa* 
reille contradiction. Fichte reste d'un côté, et M. de Biran de 
Fautre. Si le moi est une pure essence, s*il ne se confond avec 
aucun phénomène , si son existence est pour lui son indivi- 
dualité , son indivisibilité , comment pouvez-vous prétendre 
que ces phénomènes qu'il observe en lui soient lui? Ne sont- 
ils pas 9 ces phénomènes I multiples et divisibles? ils ne sont 
donc pas le mot , suivant votre définition même du mot' : ils 
sont un non-moi pour le moi quand le mot les contemple. 

Rien, an surplus, n'est bizarre comme TefTort que fait 
M. Cousin pour mettre d'accord ce qu'il a pris à Fichte et ce 
qu'il a pris à M. de Biran. « Pour que le mot soit à ses propres 
»yeux, dit-il (Fra^men(«, pag. 217), il faut qu'il agisse; 
» son action est la condition nécessaire de son aperception : » 
proposition empruntée à M. de Biran , et très exacte en ce 
sens que le mot ne se sent être que dans ses manifestations. 
De là M. Cousin est entraîné à conclure qu'il y a toujours» et 



460 PE L*£GLBCTISME. 

simultanément an moi, nn non-moi , même dans les phéno- 
mènes de réflexion. Il Tadmet encore : « La pensée qui con- 
» temple est le sujet de la réflexion ; la pensée contemplée en 
» est l'objet. Ainsi point de réflexion sans un sujet et un objet: 
» de là Taxiome, point d'objet sans sujet, point de sujet sans 
» objet. Dans la réflexion , le sujet et l'objet sont distincts 
» l'un de l'autre, parce qu'ils sont opposés l'un à l'autre. 
» (Page 558.) » Mais si, dans la réflexion même, il y a un objet, 
un non-moi, comment le moi observe-t-il directement et vo- 
lontairement le moi? Que devient la psychologie empruntée 
à l'ontologie de Fichte? La doctrine de M. de Biran prend 
trop d'avantage ; M. Cousin s'en aperçoit , il fait un dernier 
eflbrt , et voici ce dont il accouche : Le mot se redouble sur 
lui-même , et il en sort... le moi. Nous n'inventons pas ; voici 
les propres paroles de M. Cousin : « Le moi est l'appariiion 
» de l'esprit à lui-même, par son action redoublée en elle- 
» même et retournant à elle-même , c'est-à-dire dans la con- 
» science. La conscience n'est pas une faculté spéciale qui 
» aperçoit d'un côté ce qui se passe de l'autre ; il n'y a pas une 
» scène isolée où se passent les événements de la vie intellec- 
» tuelle , et vis-à-vis quelqu'un dans le parterre qui les con- 
» temple : ici pour ainsi dire le parterre est sur la scène; la 
» conscience de la vie est la vie même ; car il n'y a vraiment 
» de vie qu'autant qu'elle se manifeste. (Page 217. ) » 

M. JouflFroy, ne concevant rien à cette activité redoublée 
en elle-même , à ce parterre qui est sur la scène , a simplifié 
beaucoup tout cela. Il a mis le parterre à sa place, il a fait de 
la conscience une faculté spéciale qui aperçoit d'un côté ce 
qui se passe de l'autre. 

Réfutant ailleurs ce que j'appellerais volontiers l'hallucina- 
tion du psychologisme, je n'avais rien trouvé de plus fort , pour 
montrer aux psychologues le vice de leurs leçons d'expérimen- 
talisme appliqué à la vie interne , que de leur opposer que le 
sujet et l'objet , le parterre et la scène , se confondant néces- 
sairement dans leur système , leur prétendue science d'obser- 
vation directe de l'âme était une absurdité. « Cette creuse idée, 
» disais-je , paraîtra un jour aussi bizarre que serait celle de 
» comédiens à qui il prendrait envie , au milieu d'une pièce, 

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D£ L*iCLBCTrSMB. 461 

)> de se voir joaer eax-mêmes tous ensemble : les voilà qui 
» quittent la scène ; ils vont aux loges, au parterre ; ils regar- 
)> dent, ils écoutent; mais ils ne voient et n'entendent rien : 
» la pièce a disparu , et la scène est déserte. Ainsi , vous psy- 
» chologue , qui avez imaginé de transporter l'observation 
» directe et simultanée dans les faits de la vie interne, vous 
» commencez par créer le néant , et vous vous étonneriez que 
» rien ne se présentât au bout de votre lunette I » 

Je n'aurais jamais cru , je Tavoue, que les psychologues ac- 
ceptassent la comparaison. Mais je n'avais pas lu alors tout 
ce qu'a écrit M. Cousin. On vient de voir que, lui, il ne re- 
cule pas devant les comédiens au parterre. Que dis-je I il a fait 
lui-même cette similitude long-temps avant que j*y songeasse ; 
et ce qui m'a paru à moi le comble de l'absurdité, lui a paru 
quelque chose de tout simple et de tout naturel. 

On dit à M. Cousin : Vous avez deux formules, une, nu- 
méro i 9 qui porte que, dans tout fait intellectuel , il y a un moi 
et un non-moi; et une seconde , numéro 2, qui porte que le 
moi peut considérer directement le mot ; comment arrangez- 
vous ensemble votre numéro \ et votre numéro 3 ? 

M. Cousin répond en faisant une comparaison : Supposez , 
dît-il, la scène transportée au parterre... Supposez-le à vo- 
tre tour, lui répondrons-nous, et voyez ce qui en résulte. Si 
les comédiens vont au parterre, ils ne seront plus sur la scène, ils 
ne joueront plus sur la scène, et par conséquent ils ne verront 
rien sur la scène. 

Vraiment je ne sais comment deux psychologues de l'écolo 
de MM. Cousin et Jouffroy peuvent aujourd'hui se regarder 
sans rire ; et je voudrais bien savoir auquel de ces deux maîtres 
il convient de donner la palme : l'un a triplé notre être ; l'autre, 
d'un coup de baguette , nous fait un ou double à volonté. 

L'originalité de M. Jouffroy, en ellet , est de ne pas aper- 
cevoir la moindre difficulté à concevoir que le principe intel- 
ligent ou le moi soit à la fois le sujet et l'objet de l'observa- 
tion psychologique , de ne s'embarrasser en aucune façon do 
cette identité, et de traiter comme deux êtres parfaitement 
distincts le moi qui observe et le moi qui est observé ; en uu 
mot, d'avoir deux moi, ou plutôt trois moi , en comprenant 

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463 DB L*éGLKCTISlfB. 

la conscience, mais d'en faire trois personnages différents, qvi 
sont l'un à la scène , l'antre an parterre , tandis que letroi- 
Sième allume le lustre pour éclairer la salle. Aussi jamais» je 
le répète , dans les écrits de M. Jouffioy , la scène n'est nu 
parterre; elle est toujours à sa place , devant le moi parterre, 
qui la lorgne à son aise, comme chose en dehors de lui. Une 
fois seulement, que je sache, M. Jouffroy se fit à lui-même 
cette remarque, que le moi observateur et le mo» observé lui 
donnaient, tout compte fait, denx fois le moi, et qu'étant tons 
deux le moi, ils se ressemblaient beaucoup; il le remarqua , 
dis-je, mais il ne broncha pas pour cela : il s'en fit à peine nn 
léger scrupule. Il résolut hardiment 1 objection en ces ter- 
mes : « Ce qui est l'objet de la science psychologique , c'est le 
» principe intelligent ; ce qui en est l'instrument , c'est ce 
» même principe (I). Il y a donc cela de spécial dans la psy- 
» chologie , que son instrument et son objet sont identiques. 
» C'est ce qui n'arrive que dans cette seule science. Dans 
» toutes les autres, l'instrument, qui est le principe intelli- 
» gent , est distinct de l'objet même auquel il s'applique. 
» ( Mélanges philosophiques, page 275. ) » Voilà , j'espère, 
qui est parler galamment , et ne pas vendre chat en poche. 
M. Jouffroy ne nie pas que sa science n'ait une légère bi- 
zarrerie ; quelque chose d'étrange qui ne se rencontre dans 
aucune autre science. Dans toutes les autres , en effet , il y a 
deux termes , le sujet et Tobjet , qui sont bien distincts : sa 
science , au contraire, n'a qa^un seul terme ; car l'objet et le 
sujet, ou Tinstrumeni, comme dit ici M. Jouffroy, se trouvent 
y être identiques. Voilà qui est bizarre, direz-vous : M. Jouf- 
froy ne le nie pas ; mais il ne voit pas que ce soit là un défaut; 
c'est peut-être au contraire une beauté , une perfection ; c'est, 
dans tous les cas, ce que M. Jouffroy appelle une spécialité. 
La psychologie , dii-il , a cela de spccal , et il ne s'en in- 
quiète pas davantage ; cette singularité ne lui fait naître au- 
cune réflexion. Voilà, dis-je, en quoi M. Jouffroy surpasse 

(x) M. Jouffroy appelle ici instrument le moi qui observe, et oq« 
blie que dans sa théorie il a un troisième moi, la conscience; mais 
les trois ne Tembarrasseraient pas plus que deux. 

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HB L^éCLBCTISMB. 469 

i» bMVCOop M. Cousio. Mais celui-K^i prend sa revanche 
d^mie autre façon. 

L'originalité de M. Cousin est qu*au rebours de M. Jouffroy , 
il seot bien que le moi observé est un non-moi, ce qui le con- 
duit à se faire une difâculté fort grave de ce qui embarrasse si 
peu M. Jouffroy ; mais en même temps il sait accepter bra- 
vement la conséquence nécessaire de ses deux formules con- 
tradictoires ; et, le mot étant le parterre, le non-moi étant la 
scène , il met hardiment la scène au parterre. Voilà un coup 
de main qui vaut bien la sublime indifférence de M. Jouffroy 
sur cette difficulté capitale. 



SX. 

Suite. 

On trouvera peut -être que j'insiste bien long-temps sur une 
erreur; c'est que j'allache une grande importance à détruire 
cette erreur. Ce point est décisif. Il est évident que si les psy- 
chologues qui ont aujourd'hui le monopole de l'enseignement 
de la philosophie en France se sont égarés sur ce poini , tout 
ce qu'ils enseignent doit être nécessairement faux. Le pro- 
blème de la philosophie ou de la religion est la connaissance 
de nous-mêmes , pour arriver à la connaissance de Dieu. 
Si donc on débute par une erreur fondamentale sur le mode 
de cette connaissance , comment pourrait-on ne pas marcher 
ensuite d'absurdités en absurdités, d'impiétés en impiétés? 

Je conçois, je Tai déjà dit, qu'on ne donne pas à la psy- 
chologie l'importance démesurée qu'on lui donne aujourd'hui. 
M. Cousin , qui est l'homme de toutes les contradictions , se- 
rait même , au besoin . de mon avis , puisqu'il dit quelque 
pai t, sans craindre de renverser d'un mot ce qu'il a mis toute 
sa vie à établir : « La racine de la psychologie est au fond 
» dansl'onlolrgie (Préface de 1853). » Mais débuter par la 
psychologie , puis débuter dans la psychologie par la question 
du mode de notre connaissance, et se tromper grossièrement 



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iM DE l/écIiBCTlSUB. 

sur cette question , c'est d'abord réduire à un fil tous les liens 
qui peuvent nous conduire à Dieu , nous unir à Thumanité , 
nous rattacher à nos semblables aujourd'hui vivants sur la 
terre , nous éclairer sur la famille et sur la patrie, nous donner 
en un mot une destination pour Téter nité comme pour le temps 
présent ; et en même temps c'est briser ce fil , dont on vient 
de faire notre unique salut , et nous égërer pour toujours et 
sur toute chose. £n effet , comment à un esprit ainsi faussé 
sur la vie du moi, le sentiment de l'humanité et de Dieu pour- 
rait-il naître ? Egaré sur lui-même , le psychologue est donc 
fatalement dans l'erreur sur tout le reste. Pour vivre , il a 
commencé à chercher en lui ce que c'est que la vie , et ne Ta 
pas trouvé ; et , loin de l'avoir trouvé , il s'est trompé : il s'est 
donc créé une fausse vie pour ainsi dire. Le voilà dans l'im- 
puissance sur la vie véritable pour toujours. Une fois que 
vous vous êtes trompé sur ce qui en vous constitue la vie , la 
philosophie tout entière est desséchée pour vous dans sa ra« 
cine. 

Il faut convenir que MM. Cousin et Jouffroy seraient bien 
faits pour faire douter de la science qui a l'homme pour objet. 
Quand on voit les absurdités qu'ils débitent avec tant d'assu- 
rance depuis vingt ans sur cette question, préliminaire obligé 
en apparence de toute psychologie : Gomment le moi se con- 
naît-il lui-même, on serait tenté de déclarer l'étude métaphy- 
sique de l'homme une recherche vaine et insensée. 

Mais en est-il ainsi? la psychologie véritable cronle>t-elle 
avec la fausse? la science de l'âme est-elle donc une chimère? 
n'y a-t-il en cette matière aucun principe solide auquel nous 
puissions nous attacher? faut-il déclarer rêveries toutesles re- 
cherches des métaphysiciens sur la nature de notre esprit, sur 
l'être et sur la vie? 

Oh ! non , certes ; la psychologie des éclectiques peut bien 
crouler , la métaphysique n'en aura pas moins pour cela ses 
vérités certaines. 

On a dit que l'hypocrisie est un hommage rendu par le 
vice à la vertu : on peut dire quelque chose d'analogue 
du sophisme. Le sophisme, d'abord, c'est une espèce d'hy- 
pocrisie, et ensuite c'est aussi un hommage que Terreur 

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DE L*ÉCLBCTISHB« 40S 

rend à la vérité. Les sophismes de MM. Goasin et JonfTroy 
tiennent à des vérités qu'ils n'ont pas comprises. Aassi tour- 
neront-ils en déûnitive à l'avantage de la vraie métaphysi- 
qae , et n'auront-ils servi qu'à la rendre plus évidente et 
plusF saisissable à i)eaucoup d'esprits. En veut-on la preuve ? 
la voiei. 

De quoi s*agit-il en psychologie ? De la connaissance de 
nons-mémes. Comment le mot se connaît-il , voilà , je le ré- 
pète 9 le problème qui semble d'abord devoir précéder tonte 
antre question. Puis , quelle vérité essentielle le moi , en 
cherchant à se connaître , a-t-il jusqu'ici découverte, voilà, à 
ce qu'il semble , la seconde question ; car si le mot peut se 
connaître, comme il y a long-temps déjà qu'il s'observe et 
cherche à se connaître, attendu qu'il y a déjà bien des siècles 
que les hommes réfléchissent sur eux-mêmes, il doit être par- 
venu à découvrir quelque chose. 

Je dis qu'en effet ces deux points sont résolus ; mais les in- 
croyables erreurs de nos psychologues auront servi à les mieux 
préciser, et auront achevé de mettre en pleine lumière leur 
vraie solution. 

Remarquons d'abord que ces deux problèmes , Comment 
le moi se connaît-il ? et , Qu'est-ce que la nature du mot ? 
se tiennent si intimement, que non seulement ils marchent 
ensemble , mais qu'ils ne constituent pour ainsi dire qu'un 
seul et même problème. £n effet , le mot ne peut se con- 
naître qu'en vertu de sa nature ; et , pour lui . savoir com- 
ment il peut se connaître, c'est déjà avoir découvert sa 
nature. 

De sorte que , quoi qu'en disent nos psychologues , et mal- 
gré tout ce qu'a écrit à ce sujet M. Cousin (4), Locke et ses 
contemporains n'étaient pas si maladroits , quand, laissant de 
cdté la question du mode de notre connaissance , ils abordè- 
rent directement celle de la nature de notre esprit. C'était aller 
au but sans se donner des entraves, c'était marcher avec 



(x) Un volume environ de bavardage sur Locke dans son Gonn 
de iSag. 



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466 DB L*âCLBCTI8MB. 

toutessefl forces, au lieu de se paralyser d'ayance, comme oit 
fail nos psychologues. 

Locke , donc , se posant le problème de la nature de notre 
esprit , arrive à cette démonstration , que la sensation se re- 
trouve dans toutes nos opérations intellectuelles , et il répèle 
l'ancien axiome : Nihil est in intellectu quod non priut 
fuerit in sensu, 

Leibnitz Tentend , et fait sa célèbre réserve : Nisi ipse tn- 
lellectus. C'est-à-dire que Leibnitz admet la proposition de 
Locke , que le non-moi se trouve dans toutes nos connais- 
sance^ , sous la réserve que le moi s'y trouve aussi. 

Or si le moi et le non moi se trouvent dans tout fait de no- 
tre intelligence, ces deux termes ne peuvent s'y trouver sans 
en engendrer un troisième, qui est leur rapport. 

Leibnitz, en effet , aperçoit cette vérité, et la formule : c'est 
sa distinction de Vdée ou fensaiion, représentant parlicnliè* 
remont le non-moi^ de Yapercepiv n, où se révèle particaliè- 
rement le moi , et de la notion, rapport du moi et du non-moi, 
où la sensation, en tant que représentant l'objet, se spiritnallse 
pour ainsi dire et participe delà nature du moi et de sa faculté 
raisonnante. 

Voilà la vérité trouvée. Mais la doctrine du non-moi on de 
la sensation n'en prévalut pas moins au dix-huitième siècle, 
et elle avait abouti au Condillacisme. 

Au commencement de notre siècle , M. de Biran reprend 
en France rargumentalion de Leibnitz , et replace le mot dans 
tous les phénomènes. 

Qu importe maintenant que les psychologues venus à sa 
suite ne l'aient pas compris? Qu'importe l'effroyable gâchis 
qu'ils ont fait de cette doctrine 7 La vérité n'en est pas moins 
trouvée. 

Leibnitz et M. de Biran posent la conscience du moi dans 
lé phénomène : qu'importent les vains efforts de M. Jonf- 
froy, pour faire de la conscience une chose séparable du phé- 
nomène ? 

Leibnitz et M. de Biran enseignent que le moi et le non^ 
moi se retrouvent dans tout fait intellectuel, et qu'avec le 
moi et le non-moi apparaît nécessairement un troisième 

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DE L'fiCLECTISMB. 467 

terme^^q^ est leur rapport : les tergiversations de M* Cou« 
fin n^aoront servi qu*â mieux manifester cette vérité. Quoi 
qp!*'û fasse, en effet, il ne peut échapper à ses propres phra- 
ses, où il a répété et de nouveau formulé Tidée de Leibuitz : 
(c La pensée est un fait intellectuel à trois parties , qui ren- 
ferme toujours simultanément le moi , le non-moi, et leur 
rapport. » 

Je viens de résumer en bien peu de mots tout le travail de 
la philosophie sur la nature de Fesprit humain depuis trois 
siècles. Deux termes m'ont suffi pour cela, deux noms aussi 
m*ont suffi, Locke et Leibnitz. Certes je pourrais aisément 
encadrer entre ces deux noms les noms de tous les autres 
penseurs qui ont contribué , chacun à leur façon , à enseigner 
cette vérité à Thumanité. Je pourrais rattacher, dis-je, à réta- 
blissement de cette vérité tous les noms de la philosophie » 
depuis Descartes et Gassendi jusqu'à Kant. Mais j^aime mieux 
laisser les deux termes de la formule aux deux hommes qui 
ont fait véritablement école , et donner la formule entière au 
second de ces deux hommes , parce qu'en effet c'est à lui 
qu'elle appartient plus qu'à tout autre. Oui , c'est à cette for- 
mule que tous les travaux des métaphysiciens depuis trois cents 
ans ont abouti : mais cette formule est infiniment précieuse, et 
elle vaut bien trois siècles de travaux. Quand l'esprit humain 
aura déduit un jour de cette formule les conséquences admi- 
rables qu'elle recèle, les trésors qu'elle renferme , non seule- 
meot on la bénira , mais on la répétera encore ; car je ne sais 
s'il sera permis à nos descendants d'en trouver une autre qui 
loi soit supérieure. Elle est si belle et si féconde que , pour la 
rapporter à l'homme auquel elle appartient véritablement , je 
proposerais aux métaphysiciens de l'appeler désormais la 
Formule de Leibnitz. 

Passons maintenant au problème du mode de notre con- 
naissance. N*avais-je pas raison de dire que ce second pro- 
blème se résoudrait nécessairement par le premier, et qu'ainsi, 
malgré l'apparence du contraire , il ne devait pas être posé 
le premier, mais le second? En effet, si la vraie nature de 
notre esprit , en tant qu'il se manifeste , nous est découverte 
pur la formule que je viens de dire , n'est-il pas évident 

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468 OB L'BCLBGTISHfi. 

que le mode de cette connaissance noos est da même coup 
donné par cette formule ? Si dans tout fait intellectuel se 
trouvent à la fois le moi et le non-moi , ne s'ensuit-il pas 
nécessairement que le moi ne peut s'observer directement 
lui-même ? 

C'est en effet ce qu'ont reconnu très positivement et l'école 
de Locke et celle de Leibniiz, et ce dont personne n'avait ja- 
mais douté jusqu'à nos psychologues. 

Gomment donc le moi se connalt-il lui-même ? Indirecte- 
ment. Mais il faut distinguer. Demande-t-on comment nous 
connaissons ce qui se passe en nous, c'est-à-dire commeat 
nous connaissons les manifestations ou phénomènes de notre 
vie, ou ce que les psychologues appellent faits de conscience? 
Il n'y a pas à douter que ce ne soit indirectement et par le 
fait de ce que nous appelons souvenir, mémoire, réflexion sur 
le passé. Veut-on demander , au contraire , comment noos 
avons conscience de nous-mêmes , c'est-à-dire comment nous 
nous sentons vivre dans chaque phénomène et survivre à 
chaque phénomène ? c'est une autre question : il n'y a pas à 
douter , en effet , que cette conscience de nous-même ne 
résulte directement de chaque phénomène. Le moi se sent 
être et se reconnaît dans chaque phénomène , même alors 
qu'il est uni au non-moi. Mais se reconnaître, se sentir 
êJtte , est bien différent de se connaître. C'est là l'énorme 
méprise que nos psychologues ont faite. Us ont confondu la 
conscience directe du moi que le mot trouve dans chaque phé- 
nomène , avec la connaissance que nous pouvons avoir de 
nous-même , c'est-à-dire des diverses manifestations et opé- 
rations de notre mot. 

Le mot ne vit réellement pour lui-même que manifesté. Non 
manifesté, il est à l'état que j'appelle l'état latent ou virtuel; 
c'est l'état de vide , soûnya , des métaphysiciens de l'Inde. 
Manifesté , il a un objet , et par conséquent il ne se voit pas 
directement ; mais il se voit dans cet objet; et il .ne voit cet 
objet que parce qu'il se voit lui-même dans cet objet : il se 
sent donc , il a conscience de lui-même quoiqu'il n'en ait pas 
connaissance. 

Toutes les aspirations qui conslituenl et composent notre 

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409 

tk sont les conséquences de ce mystère de notre nature. Le 
moi se cherche et ne peut se trouver directement. De là 
notre amour du semblable ; de là Tamour, Tamitié, la société» 
la Yie. 

Le moi s'unit au non-moi , et ce qui eu résulte est un pro- 
duit qui participe du moi et du non-moi. Ce produit , il est 
vrai , reste lié au moi d'une façon mystérieuse, et est pour ainsi 
dire sous son empire , en ce sens que dans certaines circon- 
stances la vie actuelle du moi le retrouvera et paraîtra le re- 
produke ; mais le lien qui rattache à notre vie actuelle les faits 
accomplis de notre vie passée est aussi mystérieux pour nous , 
aussi hors de notre puissance sentie et saisie en nous , que le 
lien qui nous unit au monde extérieur et qui nous permet de 
le contempler. Ce monde interne , donc , est ce qu'on appelle 
souvenir, mémoire , imagination. 

La mémoire et Fimagination forment ainsi un second monde, 
intermédiaire pour ainsi dire entre le monde physique et le 
mot. 

Les psychologues ont confondu ce monde avec le moi ; ils 
ont appelé cela le moi, la vie du moi. Ils n'ont pas vu que ces 
phénomènes, en s'accumulant , forment le monde du temps, 
comme les corps forment le monde de l'espace , mais que le 
mot reste aussi différent dans son essence du premier de ces 
mondes que du second. Le monde du temps est aussi objectif 
que le monde de l'espace. 

S*il n*en était pas ainsi , je demande aux psychologues com- 
ment nous aurions naturellement , comme nous l'avons, l'idée 
du temps. Ne voyez-vous pas que si c'est vous que vous con- 
templez , comme le mot est toujours présent , Tidée du passé 
ne saurait vous être donnée par aucun de ces phénomènes que 
vous dites être vous et que vous considérez en vous ? Voilà 
donc, dans votre hypothèse , le moi présent qui concentre en 
lui tous les phénomènes , et qui les voit comme s'ils étaient 
présents. Voilà donc le temps anéanti. Donc , puisque nous 
avons l'idée du temps, la chose ne se passe pas ainsi. Donc 
feue idée se retrouve dans tous les phénomènes de la vie du 
wot que nous percevons. Donc, bien que, dans le phénomène , 
!<* iion-fitoi soit au présont , en ce sens qu'il est lié actuelle-. 

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470 DE L*ÉGLBGTIS11B. 

meut au mot, qui est toujours présent , néanmoins le mot s'en 
distingue , et celte distinction crée le temps. Pourquoi nV 
néanlissez- vous pas aussi 1^ espace, comme vous anéantissez 
le temps ? Ne voyez-vous pas que l'idée que nous avons de l'es- 
pace vient de la distinction du moi et du non-moi dans la 
sensation, et que semblablement Tidée que nous avons da 
temps vient de la distinction du motet du non-moi dans la 
réflexion? 

Il est bien vrai que , dans ce monde du temps, se trouvent 
des idées qui se rapportent spécialement à nous , des repré- 
sentations ou images du moi manifesté , de même qu'il y en a 
de nos amis, des différents êtres que nous avons connus, oa 
des êtres historiques qu'on nous a enseigné avoir existé. Mais 
ces images, ces représentations du mot aux diverses périodes 
de notre vie ne sont pas le mot; car pour qu'elles fussent le 
moi , il faudrait que le mot eût pu déjà se voir antérieurement 
face à face , ce que j'ai démontré impossible. Ce sont donc 
seulement des portraits que nous nous faisons de nous-même, 
comme nous nous en faisons d'une personne amie. 

Mais, direz-vous, quand je me rappelle tel ou tel acte de 
ma vie passée, je me rapporte ces actes à moi-même; je me 
contemple donc moi-même. Pure illusion ! Vous ne vous con- 
templez pas vous-même ; vous vous contemplez dans ces actes , 
c'est-à-dire uni à un non-moi, et vous n'avez de vous-même 
que l'idée d'une force inconnue , pareille à l'idée que vous 
vous faites des autres hommes , et en général des autres êtres 
auxquels vous pouvez penser. 

N'est-il pas vrai que vous ne les voyez , ces autres êtres, qae 
sous une forme, c'est-à-dire manifestés d'une certaine façon? 
Hé bien , de même vous ne vous voyez jamais qu'uni à an 
non-moi , vous ne voyez de vous que vos manifestations anté- 
rieures; vous ne vous découvrez que caché sous une forme; 
vous ne vous voyez, en un mot, que comme vous verriez un 
autre. Aussi est-il remarquable que l'enfant reste long-temps 
sans parler à la première personne , sans dire Moi. Est-ce, 
comme on l'a supposé, qu'il n'a encore aucune idée de lui, et 
faut-il en conclure, comme quelques philosophes l'ont fait, 
que l'esprit existe pendant un certain temps dans le corps sans 

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DE L^fiCLECTISMB. 474 

aToir conscience de soî-méme ? Non ; Tenfant est psychologi- 
quement identique à Thomine. L'enfant a conscience dès la 
première sensation. Mais l'enfant naturellement se volt, re- 
taiivement à ses actes antérieurs , comme nous nous voyons 
tous à cet égard pendant touie notre vie , c'est-à-dire comme 
un autre, La seule différence entre Fenfant et l'iiomme fait , 
c'est que ce dernier est arrivé à identifier l'idée de cet autre 
avec le sentiment absolu de son existence , sentiment qui réel- 
lement forme la conscience dans chaque phénomème. L'ex- 
pression de cette conscience tient de la nature du verbe , ou 
plutôt c'est le verbe, car c'est Vélre; je ou ihoi est la racine 
de ce que les grammairiens appellent le verbe par excellence , 
le verbe étrp. Nous superposons donc le sentiment représenté 
par cette racine de tout verbe sur l'image plus ou moins vague 
et confuse que notre mémoire nous donne de notre vie passée , 
et nous remplaçons ainsi notre nom propre par le mot qui 
exprime Vétre dans son abstraction : c'est ce que les enfants 
ne savent pas encore faire. Aussi ne sonl-ce pas les enfants 
seulement qui parlent ainsi : les sauvages parlent également de 
celle façon ; et chez les peuples civilisés il y a des nations tout 
entières où c'est un usage habituel de ne penser qu'en con- 
versant avec soi-même à la seconde personne. Dans toutes les 
passions où l'image que nous nous faisons de nous devient 
plus vive, nous entrons en conversation avec nous-même 
comme nous ferions avec un ami ; et rien n*est plus fréquent 
au théâtre que de voir les personnages s'adresser la parole 
par leur nom , et se parler ainsi plus ou moins long-temps : 
c'est même la forme ordinaire de ce que l'on nomme un 
monologue. 

n n'y a donc pas à en douter, le moi n'a avec lui-même que 
des communications indirectes. Mais alors , me demandera- 
t-on , comment nous rapportons-nous à nous-mêmes nos pro- 
pres actes? comment avons-nous le sentiment de notre iden- 
tité? comment ces phénomènes de notre vie passée , que vous 
dites être un non-moi et un passé, sont-ils, quand nous nous 
les rappelons , présents dans notre esprit , bien que nous les 
voyions au passé, et sont-ils en nous, bien que nous les voyions 
pour ainsi dire dans un autre? 

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473 DE L*éCLEGTISME. 

Ydilà surtout ce qui a trompé les psychologues. Ils se soot 
dit : Nous voyons ces phénomènes en nous , donc c'est nous 
que nous voyons ; ces phénomènes sont présents, puisque nous 
les voyons, donc ils sont présents en noas; donc le moi se 
voit lui-même. Ils n'ont pas saisi le secret de ces choses; ils 
n*ont pas compris la raison qui nous fait rattacher à notre 
existence, laquelle est loujonts présente , les phénomènes que 
nous apercevons passés. 

Je Tai déjà implicitement indiquée , cette raison , qui , selon 
moi, résulte toujours de la belle formule de Leibnitz. 

N'est-il pas vrai que le moi , dans chaque phénomène , a 
conscience de lui-même , en même temps qu'il voit l'objet ? 
Répétez donc les phénomènes, qu'ils se multiplient, qu'ils 
deviennent innombrables; le moi a toujours conscience de 
lui, de son existence. C'est cette existence absolue , cette exis- 
ienc&foree, celle force virtuelle qui constitue le moi. Chaque 
phénomène, donc, accroît ou diminue cette force ; mais cette 
force survit , le sentiment de nous-même en tant que force 
survit ; et de là d'abord le sentiment de notre identité. 

Mais il y a plus; les modifications imprimées par les phé- 
nomènes à cette force , en tant que force , ne peuvent pas lui 
être imprimées, sans que, lorsque la mémoire vient à repro- 
duire ces ^énomènes, la force qui les a produits en même 
temps qu'elle en a été impressionnée ne les reconnaisse et ne 
se les rapporte comme siens. C'est celte reconnaissance qui 
constitue la faculté que nous avons de saisir en nous le passé, 
de nous unir au passé , bien que le moi , qui seul est nous et 
nous constitue , soit toujours présent. Mais comment cette 
reconnaissance se fait-elle? comment le mot reconnalt-il ses 
souvenirs pour lui appartenir ? Est-ce qu'il les voit présents , 
ainsi que l'imaginent les psychologues? Non , encore une fois ; 
car s'ils étaient présents, nous n'aurions pas l'idée du temps, 
ridée du passé; ce serait le monde de l'espace qui se répéterait 
une seconde lois : c'est ce qui arrive en effet pour nous dans 
le sommeil, où nos idées deviennent présentes au point de se 
confondre avec la réalité ordinaire du monde extérieur, et de 
nous faire Teffet de cette réalité. 

Comment donc , encore une fois , cette étonnante merveUle 



ne l/KCLECTfSMfi. 475 

de la mémoire doit-elle être comprise ? « Qael prodige » disait 
» S. Angustin, qae celui de la mémoire ! Je ne puis trop Fad- 
» mirer, et j'en sois presque saisi d'effroi. {Confea.^ lib. X.) » 
Sans prétendre expliquer à fond ce qui à fond est inexplicable^ 
ne pouvons-nous du moins nous en faire une idée psycholo- 
gique exacte ? Je le crois , et il me semble qu'il n'y a pour cela 
qu'à pousser à bout les conséquences de la même formule que 
nous avons suivie jusqu'ici. 

En effet , n'est-il pas évident qu'au moment où le phéno- 
mène de la mémoire a lieu, préexistait une sorte d'harmonie 
entre la conscience de notre existence absolue qui seule est 
nous , et les phénomènes où le moi était déjà intervenu ? Ces 
phénomènes, fonctions du moi et du non-mot, avaient passé 
dans l'oubli de notre être : tont-à-coup il nous est donné de 
les revoir. Virtuellement ces phénomènes tendraient à se faire 
présents , à se poser de nouveau , à se réaliser devant nous ; et 
la preuve , je l'ai déjà dit , c'est ce qui a lieu dans le sommeil. 
Mais qu'arrive-t-il? Le moi, en vertu de la force qu'il a ac- 
quise en les produisant autrefois , les transforme à l'instant 
même où ils se présentent ; c'est-à-dire qu'il les saisit et s'en 
empare bien autrement vite qu'il ne s'empare d'une réalité à 
lui inconnue. C'est que le mot se trouve être, en tant que force 
absolue , à un état correspondant de l'échelle de sa vie mani- 
festée qui se représente en ce moment à lui. Donc le non- 
moi 9 image de cette vie manifestée, se présentant au mot, il 
se forme immédiatement un rapport , résultat instantané de 
l'état de conscience absolue du mot. C'est donc indirectement 
la conscience absolue du mot qui nous donne la conscience de 
notre vie manifestée. Donc jamais ces phénomènes que vous 
dites présents en vous ne sont réellement les phénomènes 
passés qui se reproduiraient en vous. La mémoire est tou- 
jours le résultat de Tétat d'existence où vous êtes; ce que vous 
voyez présent , c'est le troisième terme du rapport entre le 
mot présent et le non-moi antérieurement acquis. Mais ce 
n'est pas ce non-moi antérieurement acquis. Il n'a pu s'offrir 
au mot sans qu'immédiatement, instantanément, le mot n'en 
ait fait autre chose , et c'est cette autre chose que le mot voit. 
Ainsi la coQsdeiice absolue de nous-même reste» même dans 

i5. 



474 DE L'éCLECTISMB. 

la mémoire, indépendante de la conscience que nonsaTOBs 
de notre vie manifestée. Ces deux consciences, dont Fane est 
la conscience véritable, et dont Fautre est la connaissance, ne 
peuvent se toucher sans se séparer instantanément Le senti- 
ment de notre existence absolue s'ajoutant à lui-même , s'ac- 
cumulant sur lui-même , voilà la vie réelle du mot. En dehors 
de cette conscience véritable est ce qu'on pourrait appeler la 
matière de la mémoire , c'est-à-dire les manifestations succes- 
sives de notre vie s'encbalnant les unes aux autres, et formant 
un milieu où la conscience du moi peut apparaître en se com- 
binant avec elles , comme elle apparaît en se combinant avec 
les êtres de l'espace : seulement la combinaison s'opère diffé- 
remment , je viens d'indiquer suifisamment pourquoi ; et de là 
le monde du temps (1). 

les idées, me dira-t-on , ont donc, en dehors de nous , une 
existence réelle? 

• Eh ! sans doute. Combien de métaphysiciens en ont été con- 
vaincus depuis Platon jusqu'à Cudworth ! 

Remarquez que je ne dis pas que les idées, comme l'ont son- 
tenu quelques philosophes , ont une existence corporelle on 
matérielle ; je dis seulement , ce qui est bien différent, qn^elles 
ont une existence hors de nous , hors du moi ; en un mot , je 
dis que le monde du temps , qui s'en compose , est aussi réd 
que le monde de l'espace. Mais me voici arrivé sur le bord d'an 
océan où je ne veux pas entrer. Je ne dois pas oublier que si 
je m'efforce ici de tracer le cadre de la vraie psychologie , c'est 
uniquement pour défendre cette science contre les imputations 
qu'on pourrait tirer à son désavantage des absurdités des mo- 
dernes psychologues. Après tout , la question des idées et de 
leur réalité extérieure au moi dépasse tellement la portée des 
erreurs de nos psychologues , que M. Cousin a pu enseigner 
çà et là des bribes dérobées à Platon sur la théorie des idées, 
sans se douter seulement qu'il fallût s'inquiéter de cette ques- 
tion : Les idées ont-elles une existence en dehors du moi qai 
les conçoit ? Je renvoie donc le lecteur sur ce point à d'autres 



(i) "Voy. l'article Mémoire de VEncxetopédie Nouvelle , 



DE L'éCLECTISMB. 475 

écrits (f ). Je me renferme strictement dans le problème de la 
connaissance du mot. 

Mais on me demandera relalîvement à ce problème : La vie 
normale étant telle que vous la dites, comment est-on arrivé 
à la connaître? comment la remarque qui a donné lieu à la- 
formule de Leibnilz a-t-elle pu être faite? comment a-t-on pu 
parvenir à cette découverte , et quelle certitude avons-nous à 
cet égard? comment pouvons-nous vérifier en nous-mêmes 
cette formule? 

Ceci est une autre question. Je réponds qu'il a fallu beau- 
coop de temps , dans ces derniers siècles , pour faire celte dé- 
couverte ; que beaucoup de métaphysiciens ont passé auprès 
sans la faire; que la plupart des hommes sont , même aujour- 
dliai qu'elle a été faite , dans une sorte d'incapacité naturelle 
pour la saisir autrement que logiquement, et ne sauraient 
arriver à en prendre directement conscience par le sentiment 
intime. Il s'agit ici , en un mot , d'une crise de création , pour 
ainsi dire , analogue au passage de la sensation à la pensée* 

L*animal sent, et ne pense pas simultanément qu'il sent; 
rbomme ordinaire sent, et pense simultanément qu'il sent; 
l'homme élevé en quelque sorte à une autre nature , par l'illu- 
mination d.e certaines vérités , pense, et pense simultanément 
qu'il pense. 

Locke prétend , et nous sommes de son avis , qu'il est im- 
possible , à quelque être que ce soit , d'apercevoir sans aper- 
cevoir qu'il aperçoit. Il est impossible en effet de refuser aux 
animaux la faculté de perception. Or, s'ils perçoivent des sen- 
sations, il y a donc un moi qui perçoit, et un non-moi qui est 
perçu : dès lors il y a un troisième terme , il y a un rapport , 
qui est Yaperception , comme chez Thomme. Les animaux 
ont donc conscience d'eux-mêmes comme nous : mais à quel 
degré? Je réponds que les animaux se sentent sentir, mais ne 
pensent pas qu'ils sentent. Leibnitz, se posant ce problème, 
semble refuser aux animaux la conscience d'eux-mêmes à 
quelque degré que ce soit. En cela , Leibnitz me paraît avoir 
tort. « Outre ce degré infime de perception, dit-il (0pp., t. II, 

(i) VoY, Tarlicle Idéalisme de VEncrctopédie Nouvelle^ 

. y U...U, Google 



476 DE L^^CLBCTISMK. 

» p. S55) 9 qui subsiste dans le sommeil comme dans la stn- 
» peur, et ce degré moyen appelé sensation , qui appartient 
» aux animaux comme à Thomme, il est un degré supérieur 
» que nous distinguons sous le titre exprès de pensée ou d'à- 
» perception. La pensée est la perception jointe à la raison 
» dont les animaux sont privés. » Or, qu'est-ce que cette rai- 
' son dont parle Leibnilz , et qu'il joint à la perception du non- 
moi pour en faire la conscience , ou l'aperception , ou la pen- 
sée? et C'est , dit- il , la connaissance des vérités nécessaires et 
» éternelles, qui nous distingue des simples animaux, et nous 
« rend capables de raisonnement et de science en nous élevant 
» à la connaissance de Dieu et de nous-méme. C'est en effet à 
» la connaissance des vérités nécessaires et de leurs abstrac- 
» tions que nous devons d'être élevés à ces actes réflexife en 
» vertu desquels nous pensons Tétre qui s'appelle moi, et sa- 
» vous que telle ou telle chose est en nous. C'est ainsi égale- 
» ment qu'en nous pensant nous-même, nous pensons en même 
n temps Yétre,\à substance simple ou composée, l'immatériel, 
)» et Dieu lui-même , en concevant comme illimité ou infini en 
» lui ce qui est limité en nous. ( Ibid. , p. 24. ) » Leibnilz ici 
nepréjuge-t-il pas trop avantageusement de la nature humaine 
en général ? ne fait-il pas l'homme trop raisonnable , en tant 
qu'homme et dès le début? ne prend-il pas, en un mot, le 
mode de connaissance de Leibnitz, la conscience de Leibnitz, 
pour celle de tout homme quel qu'il soit? Je le crois. Sans 
doute ce qui est développé dans Leibnitz se trouve en germe 
dans un sauvage de la Nouvelle-Hollande : mais s'ensuit-il 
que le sauvage de la Nouvelle-IIollande ait conscience de lai- 
même comme Leibnitz en a conscience ? Je ne crois pas que ce 
sauvage , non plus que l'enfant , ait connaissance de beauconp 
de vérités nécessaires et éternelles : il en est capable , voilà 
tout ; mais il ne les possède pas. Donc ce n'est pas à cause de 
cela qu'il a conscience de lui-même. II a conscience de lai- 
même parce qu'i7 est, parce qu'il est une force qui aspire, voilà 
tout. Qu'il ait encore peu conscience de lui-même, c'est-à-dire 
qu'il s'abstraie peu du monde extérieur et de ses sensations; 
l'en conviens. Mais il n'en est pas moins vrai que dans toat 
phénomène il est et se sent être. Leibnitz a donc pri^, ce me 



DE L*liCI.BCTfSME. 477 

.semble , pour la cause de la conscience dans le phénomène , 
ce qui sera le fruit da passage successif du moi à travers les 
phénomènes. La vraie cause de la conscience du mot , c*est 
la nature du moi, nature parfaitement différente d*homme à 
homme, de Tbomme aux animaux , et d'animal à animal , mais 
en même temps parfaitement inconnue et tout-à-fait mysté- 
rieuse. Leibnitz voit que Fbomme arrive à se penser lui-même 
et à penser Dieu , et il dit : Voilà pourquoi l'homme pense. IL 
serait plus exact de dire : L'homme pense , et voilà pourquoi 
un jour il se pense lui-même et pense Dieu, Virtuellement, 
sans doute, cette faculté de se penser et de penser Dieu est dans 
l'homme qui vient de naître et dans le sauvage le plus stupide. 
Mais elle commence par agir sans se manifester ; l'homme 
pense d'abord pour ainsi dire des sensations , puis il se pense 
lui-même et pense Dieu. 

Penser est autre chose que sentir. Penser est primordia- 
lement un acte ou opération intérieure par lequel le moi, ea 
tant que force , transforme le non-moi de la sensation , et 
produit ces phénomènes de la vie manifestée dont nous par- 
lions tout-à-l'heure , et qui accompagnent ensuite le moi 
comme un milieu dans lequel il vit et prend racine , de la 
même façon qu'il vit dans le monde de l'espace. Voilà la 
pensée à son début. 

Que tel soit le degré où sont bornés la plupart des hommes, 
il n'y a pas lieu d'en douter. Que l'homme , dans les premiers 
linéaments de son existence , ne diffère d'abord de l'animal 
que par la richesse de ce que j'ai appelé la matière de la mé- 
moire ou de l'imagination , c'est-à-dire par la création de ce 
monde des idées, toujours distinct du mot , et toujours ea 
harmonie préétablie avec lui, c'est ce qui me paraît tout-à- 
fait supposable. 

Le moi des animaux reste presque uniquement sensible, 
c'est-à-dire borné au monde de l'espace. Le mot de l'homme a 
deux mondes , l'espace et le temps. 

Ce qui n'empêche pas que l'animal , comme l'homme, n'ait 
conscience de lui-même dans la sensation. Autrement il 
faudrait dire , avec Descartes , que les animaux ne sont que 
des machines et ne sentent même pas, ce qui nous paratt 

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4T8 DE L*ÉCLECTISMB. 

absarde. T\ faudrait en arriver ià , dis-je : car c^est jouer sur 
les mots que de dire comme Leibnitz : Ils sentent et n'ont 
nu2/e conscience d'eux-mêmes. S'ils sentent, ils se sentent 
dans la sensation» 

Leibnitz était trop , à ce qu^il me semble , sous rinflueoce 
de Descartes, quand il expliquait ainsi la conscience que nous 
avons de nous-même par la raison , et lorsqu'il en concluait 
que, l'homme étant seul doué de raison, l'animal n'avait 
aucune conscience de lui-même. C'est fragmenter l'œuvre 
divine que de séparer à ce point Thomme du reste de la créa- 
tion , de donner tout à l'homme , de refuser tout aux œuvres 
antérieures de Dieu. 

Sans doute la conscience que nous avons de nous-même 
présuppose la faculté de raisonner, en ce sens qu*elle se 
trouve, quand elle est développée, identique avec celte fa- 
culté même. Sans doute , en d'autres termes, nous n'avons 
conscience de nous-même que parce que nous sommes doués 
de la faculté d'abstraire , et par conséquent de nous abstraire 
nous-même. Mais si vous reconnaissez le germe de cette 
faculté d'abstraire et de raisonner même chez le sauvage le 
plus stupide et chez Tidiot , quoique vous soyez forcé d'ad- 
mettre que cette faculté reste chez eux sans développement, 
pourquoi n'en verriez-vous pas aussi le germe à un degré 
diflérent chez Tanimal ? 

Je ne nie pas que si l'homme arrive à se penser , à penser 
Têtre en soi , à penser l'être inflnî ou Dieu , c'est qu'il y avait 
primordialement en lui un uerme qui le conduit là , c'est-à- 
dire la faculté d'abstraire , source de nos raisonnements ; mais 
]e dis que celte faculté se trouve en germe même beaucoup 
plus loin que l'enfant, ou le sauvage , ou l'idiot, c'est-à-dire 
chez ranimai méme« 

Et en effet , quel est le point de départ de cette faculté 
d^abstraire, comment débute- t-elle? Par la conscience de 
nous-méme. En sorte que, loin d'expliquer, ccmme Leibnitz, 
la conscience de nous-même par la raison , il serait p!as vrai 
d'expliquer la raison par U conscience de nous-même, qui 
nous permet de nous abstraire des phénomènes, et devieot 
ainsi la source de ce que l'on nomme la raison, 

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DE l'Éclectisme^ 47^ 

Je sais bien qu'il y a là no mystère. Prenez la conscience 
de nous-Di^me , exanitnez-b ; \oiis vous trouvez avoir la raison. 
l)e là le raisonnement du Leibiiitz. Mais on peut le rétorquer, 
et raisonnemeni, en disinit : Prenez la raison, analysez-la; 
tons la Iroiiverez fondiie uninaernent sur notre puissance 
d'abstraire : or quelle est la pierre angulaire de cette puissance 
d'abstraction qui est en nous? La conscience de nous-même. 

Laissons donc la cause impénétrable de ces choses, et 
voyous la suite des effets. En ce sens , il est évidemment vrai 
de dire , à l'opposé de Leibnitz , que l'animal ne sentirait pas 
s'il ne se sentait pas dans la sensation. Ce qui lui manque 
pour aller plus loin et pour prendre conscience de lui-môme 
comme le fait Thomme , c'est d'abord que la sensation ne 
produit chez lui que peu d'effet , en ce sens que le moi qui 
l'anime ne parvient pas à extraire, du non-moi de la nature 
extérieure, ce monde intermédiaire, composé de moi et de 
non-moi, que Ton appelle mémoire , imagination. 

Ce monde n'existant pas, ou plutôt étant peu riche et peu 
considérable chez Tanimal , comment voulez-vous que le 
moi de l'animal parvienne à s'abstraire ? Nous ne nous abs- 
trayons du monde de l'espace qu'en prenant un point d'appui 
dans le monde du temps (I). 

Mais il y a des degrés dans la chaîne animale ; et quand on 
arrive à l'homme, la transformation du non-moi dans le phé- 
nomène prend de plus en plus , à mesure qu'on s'élève le 
caractère de mémoire et d'imagination. 

Cette phase est bientôt suivie chez la plupart des hommes 
de Vabsiraction d'eux-mêmes ou du moi. Ils parviennent à 
abstraire une certaine notion d'eux mêmes, soit des phé- 
nomènes du monde de l'espace, soit des phénomènes du 
monde du temps, en opposant les uns aux autres. Us disent 
donc Je ou Moi; ils se reconnaissent exister; ils se pensent 
comme dit Leibnitz ; de sorte que lors même qu'ils éprouvent 
des sensations, soit externes, soit internes, ils produisent 
une opération différente de la sensation , et qui consiste à 
s'apercevoir qu'ils sentent parce qu'ils existent , c'est-à-dire 

(i) Voy. l'article Abstraction de VEncyclopédie Nouvelle, 

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IM DB l'bclectismb» 

parce qa*en dehors de la sensation même ils sont tirtuelte^ 
ment : c'est là penser qu'ils sentent; et voilà pourquoi il fout 
reconnaître que la plupart des hommes sont capables , comme 
je Tai dit plus haut , de penser simultanément avec la sensa- 
tion. Mais là s'arrête la puissance de l'immense majorité des 
hommes; ils ne s'élèvent pas plus loin. Pour s'élever plus 
haut , n faut que le secours de la religion leur soit prêté. 
Encore est-il vrai de dire que ce supplément de la pensée, 
qui leur permet de penser Dieu et de se penser eux-mêmes 
d'une façon plus ample qu'ils n'étaient capables de le faire 
directement , leur est réellement si peu naturel pour ainsi 
dire , quoique le besoin leur en soit naturel et indispensable, 
qu'ils altèrent cette manne céleste en la recevant, et la chan- 
gent rapidement en idolâtrie. 

Mais supposez un homme comme Leibnitz , qui , sous l'in- 
fluence de certains sentiments toujours religieux , il faut bien 
le reconnaître , et cherchant le but de la vie , le sens de la vie, 
la causalité de la vie , s'occupe sans cesse de réfléchir sur 
lui-même, sur ses actes antérieurs : cet homme arrivera non 
seulement à se penser, mais à penser l'être, comme dit 
Leibnitz; et U en conclura qWilest dans tout phénomène, 
indépendamment du phénomène. 

Une telle vérification peut-elle se faire simullanément avec 
le phénomène, ou bien y a-t-il intervalle entre elle et le 
phénomène? 

Faut-il modifier en ce sens la proposition de Bacon , de 
Locke, de Wolf, que l'âme ne peut s'observer directement 
elle-même , et dire qu'elle peut arriver à ce point de se sentir 
dans le phénomène et simultanément avec le phénomène , 
mais indépendante du phénomène , à prendre ainsi posses- 
sion d'elle-même , en tant que force , au sein même des phé- 
nomènes? 

Je le crois, j*en suis sûr; mais c'est là le dernier degré 
auquel , dans notre condition actuelle , nous puissions nous 
élever. 

Et à l'instant même où nous nous isolons ainsi des phéno- 
mènes , les phénomènes cessent de nous appartenir , de dt- 
ueiîdre de y\(n\n; lâou?» .sommes leurs esr lavo, pour a^oir ^oulu 

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DE L^écLEnriSBlE. |g| 

être trop îd dépendants, irop libres, Tout ce que nouspouTons 
fîJre, c'est de coiisiaier et {le constater mille fois noire exis- 
tence absolue au ^ein des phiînoinenes. 

Franchissons un pas de pltis. Qu^un grand débat, comme 
cdni qui s'engagea au dix-septième siècle entre Gassendi 
d'un côté, et Descartes, de l'autre, s'élève; que ce combat 
soit continué après la mort des deux athlètes; que Gassendi 
revive en Locke; que Descartes devienne Leibnitz; que deux 
camps se forment au sein des nations, l'un ayant pour ban- 
nière le mot de corps ou de sensation, et l'autre le mot d'esprit 
ou d'âme; que le monde enfin se partage long-temps entre 
spiritualistes et matérialistes : ne concevez- vous pas que dans 
cette grande discussion l'humanité prend des forces, et qu'oc- 
cupée si profondément de savoir ce que c'est que l'être qui vit 
en nous, elie pourra bien finir par avoir quelque notion de 
cet être? 

Avoir spontanément conscience de son existence, savoir 
qu'on existe en dehors des phénomènes, se distinguer du 
monde de l'espace et du temps, c'était déjà beaucoup; et 
l'homme seul de tous les animaux , et parmi les hommes un 
petit nombre d'hommes , avaient pu arriver jusque là : encore 
est-il vrai de dire , comme je l'ai déjà dit , que , dans les temps 
modernes, les hommes ne se pensaient ainsi eux-mêmes 
comme dit Leibnitz , que parce qu'ils vivaient sous l'inspira- 
tion de la tradition religieuse du genre humain. Mais la phi- 
losophie ayant pris, au dix-septième siècle, une autre route 
ayant délaissé les antiques croyances, et s'étant résolue à 
chercher tout par eUe-même, comme un enfant qui n'a pas de 
parents sur la terre , il fallait ou qu'eUe aboutit au néant ou 
qu'elle parvînt à prendre conscience d'une façon inébranlable 
de la réalité de notre être et de son intervention dans les 
phénomènes : la croyance spontanée ne lui suffisait pas. Il 
fallait donc avoir une formule objective de cette existence 
absolue de notre être au sein des phénomènes; et cette for- 
mule, il fallait encore qu'elle fût en même temps subjective : 
car autrement comment y croire? Donc, ou bien celte formule - 
serait atteinte subjectivement en nous par un effort compa- 
rable h ce que les mystiques appellent révélation , ou bien. 



182 DE l'éclectisme. 

acquise par voie indirecte, par voie de considération objective, 
eHe passerait ensalte dans notre snt>jectivité. 

Quelle ceuYre ! était-il croyable qu'on pût réussir dans une 
telle entreprise? Certes si , au temps de Descartes et de Locke, 
les penseurs avaient vu tonte la profondeur de la question 
qu'ils allaient aborder, ils n*auraient pas osé le faire; ils se- 
raient restés sous Taiie des révélations antiques; ils n'auraient 
pas essayé de sonder avec les forces naturelles de leur esprit 
un si r^outable problème. Mais , protégés pour ainsi dire 
par nos ténèbres , nous marchons toujours : Âudax lapuii 
genuê ! Les philosophes ont tenté pour ainsi dire rimpossûile, 
et ils ont réussi. 

Cette formule objective de Tétatde notre être a été obteane. 
L'a-t-elle été par la voie que j'appelais tout-à-l'heure révéla- 
tion» c'est-à-dire par une intuition supérieure, divinement 
accordée à un homme à un certain moment de k durée? on 
Ta-t-elle été par voie de logique, et ne la connaissons-nom 
encore queconmie une probabihté pareille à ces lois du monde 
physique que nous acceptons sans en avoir conscience saiifec- 
tivement? Je réponds que les deux voies qui pouvaient mener 
à une telle découverte y ont en effet mené toutes deux ; que 
certainement une intuition particulière, en ce sens qu'elle 
était nouvelle dans l'humanité , a Men pu être le partage et le 
privilège d'un aussi grand homme qae Leibnitz, mais que 
certainement aussi cette formule a été conclue pour ainsi (fire 
logiquement des systèmes contraires qui se partageaient la 
métaphysique, et que, Tayant ainsi acquise et la possédant 
objectivement , nous avons pu ensuite en prendre subjective- 
ment conscience. 

Quoi qu'il en soit, nous l'avons, cette formule; elle résulte 
de tout le progrès philosophique depuis trois siècles. 

Aujourd'hui donc, nous ne sommes pas sûrs seulement de 
notre existence absolue au sein des phénomènes , mais nous 
avons une notion de la nature de cette existence. 

Cette notion nous est donnée par la formule du mai, du 
non^mai , et de leur rapport^ coexistant simultanément dans 
tout phénomène de l'être. 

£t» ayant cette notion » nous pouvons nous élever, dann 

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DE L'ÉCLECTISME. 485 

eermius inoments > i avoir conscience en nous de cette notion^ 
cVt^-4Hlire à la vérifier en nous-mêmes. 

. En sorte que, dans chaque phénomène, non seulement nou3 
ayons conscience , mais nous pouvons nous élever jusqu'à 
avoir conscience que nous avons conscience. 

Si Ton me demande comment aujourd'hui nous avons 
sabjectivement conscience que nous avons conscience dans 
chaque phénomène, je répondrai que c'est là une sorte d'in- 
tuUion dont nous ne pouvons pas nous rendre compte ; car 
elle lient au fond même de la vie , mais de la vie développée 
en nous par les travaux successifs de Thumanité. 

Mais si Ton me demande comment la science humaine est 
arrivée là , comment les métaphysiciens de notre temps sont 
aujourd'hui capables de cet effort , je répondrai ce que je viens 
de dire, que c'est par le travail collectif entrepris depuis 
Pescartes que cette force a été créée et qu'elle est acquise 
aujourd'hui à l'esprit humain. 

Il y a là certainement , je le répète, un de ces faits que les 
mystiques appellent révélations. Mais cette révélation n'est 
pas le fait d'un homme seul , elle est le fait de l'humanité 
collective. 

Est-ce un homme, en effet , est-ce Leibnitz tout seul qui 
a découvert cette vérité ? Non , car il a fallu trois généra- 
tions pour la produire et la confirmer. Un homme n'aurait 
pu à lui seul entreprendre la vérification de l'existence du 
non-moi dans tous les phénomènes , ce qui n'était encore 
qu'une partie de la besogne ; il a fallu pour cela l'école si 
nombreuse de Locke. Un homme , réciproquement , n'aurait 
pu critiquer la connaissance objective que nous avons de 
chaque chose , dans le but de montrer que cette connais- 
sance n'était ni immédiate ni certaine , en ce sens qu'elle 
renfermait toujours le sujet ou le moi: il a fallu Descartes, 
Leibnitz, Volf , et finalement Kant et l'école de Kant, pour 
cela. 

Et pour que la démonstration fût encore plus certaine et 
vraiment complète , il fallait même prendre tout le cadre d'i- 
4^ que Descartea avait voulu remplir avec la seule force du 
«no» , c'êst-à-dire U sphère de la raison pture à la façoa des 



<84 DE L*iCLECTrSME« 

géomètres, et en faire également la critique, c*est-è-diR 
montrer les bornes et pour ainsi dire le néant de cette, pré- 
tendue connaissance , prouver qu'elle se réduisait à une vir- 
tualité plutôt qu'elle n^était effective de quoi que ce soit ao 
monde , que c'était une puissance d'être et pas autre chose, et 
qu'ainsi ie non-moi était indispensable au moi , en tout et tou- 
jours. C'est encore là Tœuvre de vérification à posteriori 
de Kant et du Kantisme, qui, de cette façon, corresponde 
la fois, comme critique et comme limitation définitive, à 
Descartes par un côté , par la limitation de la connaissance 
Bobjective, et à Locke par un autre, par la limitation de la con- 
naissance objective. 

Seulement, entre Locke et Kant, entre Descartes et Kant, 
un homme a pu , profitant de tout ce grand débat déjà assez 
avancé de son temps , s'élever avec impartialité an-dessus des 
deux partis « et arriver à une formule de psychologie qoi con- 
cilie leurs prétentions diverses. Cet homme , je l'ai déjà dit , 
c'est Leibnitz. Mais , après Leibnitz même et après Wolf son 
disciple , la formule était encore incomprise et indémontrée. 
11 a fallu, je le répète, Kant et le Kantisme pour la démontrer 
é posteriori. 

Maîtres donc aujourd'hui de toute cette science , élevés et 
accrus pour ainsi dire par die, nous pouvons penser et en même 
temps penser que nous pensons. 

Instruits du résultat de tant de recherches, nous vérifions 
ce résultat en nous-mêmes , et ainsi nous prenons conscience 
absolue de nous-mêmes. 

Ce n'est plus seulement la conscience spontanée de notre 
existence que nous avons, c'est la conscience sue de cette 
existence. 

Alors, je le répète, nous sommes élevés à cette psychologie 
supérieure dont j'ai parlé , et qui est à l'autre psychologie ce 
que la physiologie est à l'anatomie. 

Mais le métaphysicien qui prend ainsi conscience absolne 
de son être au sein des phénomènes ressemble-t-il en quelque 
chose au psychologue observateur de MM. Cousin et Jouf* 
froy ? Non , en aucune façon. * 

Est-il libre ^ est-il volontaire comme les psychologues VtU' 

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DB L'éCLECTISMK. 485 

tendent ? Ces phénomènes qui lui apparaissent lui apparais- 
sentais parce qu'il le veut ? Est-il libre de les faire cesser , de 
les renvoyer dans Toubli de son âme , d'en effacer les cou- 
leurs ? Non : Thomme élevé à cette sorte de contemplation 
n'est pas libre. 

Et la preuve, c'est que cette contemplation participe 
beaucoup de la nature de l'extase , laquelle participe du som- 
meil. 

Ce que l'on peut dire, c'est que l'âme alors ne s'attache pas 
aux phénomènes, en ce sens qu'elle ne s'y attache qu'en tant 
qu'elle en lire immédiatement le principe préconçu en elle du 
mot, du non-moi, et de leur rapport. L'âme est virtuelle- 
ment attentive à ce principe, et tout phénomène ne l'intéresse 
qu'en ce sens qu'il répand sur l'idée fixe qui occupe l'âme une 
lomière indirecte. 

De sorte que tout phénomène provoque la conscience ab- 
solue de l'âme , qui finit par s'établir au milieu d'accidents 
qui passent et disparaissent du miroir de l'âme sans l'occuper 
autrement que comme une sorte de spectacle physique. 

De là une espèce de décomposition de notre être en deux : 
l'âme, qui n'a plus que le sentiment absolu d'elle-même ; et 
le corps, qui, pour ainsi dire, raisonne de lui-même ou 
délire , comme dans l'ivresse , dans le sommeil , et dans l'ex- 
tase. 

Cette seconde crise de création de la nature humaine, 
comme je l'ai appelée plus haut , est donc analogue à la pre- 
mière. Nous restons toujours ce que nous sommes nécessai- 
rement sous peine de ne pas être , c'est-à-dire un moi qui con- 
sidère un non^-moù 

La faculté de raisonner s'était constituée au milieu de ce 
monde du temps formé en nous par la mémoire et Timagina- 
tion. La conscience absolue de nous-même se constitue au 
milieu de ce même monde augmenté pour ainsi dire et enrichi 
de la faculté raisonnante elle-même. Le corps , cette repré- 
sentation du non-moi interne , si je puis m'exprimer ainsi , 
e'est-à-dire ce réservoir des composés antérieurs de moi et de 
non-moi qui forment notre mémoire et notre imagination, 
ar^tt bien déjà , par lui-même , et indépendamment du moi, 

16. 

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•186 DB L*ÉGLECTISME. 

la propriété de reproduire ce que nous appelons des images 
de toutes sortes, c'est-à-dire les divers produits de notre vie 
antérieure ; il avait même la propriété de les transformer; 
car il nous donnait non seulement la mémoire , mais Timagi- 
nation. Maintenant il fait plus ; c'est lui pour ainsi dire qui 
raisonne. Car nous nous voyons raisonner , et nous sentons 
deux êtres en nous. 

Cette propriété de raisonner que j'attribue en ce cas à ce 
merveilleux composé des non-moi déjà sentis ou acquis par le 
moi que Ton appelle le corps , n'a rien qui puisse nous éton- 
ner. Il n'est pas un métaphysicien qui ne sache que le rai- 
sonnement n'appartient en aucune façon directement au moi, 
que les prémisses d'un raisonnement sont infailliblement et 
nécessairement suivies ou plutôt accompagnées de la conclu- 
sion ou du rapport de ces prémisses, laquelle conclusion 
tombe, comme on dit, dans notre esprit, sans être en aucune 
façon causée par nous , sinon en ce sens que notre attention 
a été employée à chercher les prémisses qui ont amené cette 
conclusion. Or, cela étant, si les prémisses nous sont données 
sans que notre attention ait été employée aies attendre, à 
lès chercher, le raisonnement qui s'ensuit se trouve nous 
être donné , comme les prémisses , sans aucune participation 
du moi» 

Les raisonnements nous étant ainsi donnés au même titre 
que les souvenirs qui constituent la mémoire , et les idées 
ou images qui forment l'imagination, c'est-à-dire sans at- 
tention de notre part , notre attention peut se porter sur un 
autre point. Dans l'état normal , la force qui nous constitue 
assistait aux phénomènes qu'on appelle mémoire , imagina- 
tion , et , dirigeant sur ces phénomènes son attention , elle 
voyait succéder des conclusions ; en sorte que , tout rai- 
sonnement étant alors accompagné d'attention , elle se rap- 
portait à elle-même les raisonnements qui se faisaient en 
elle. Maintenant son attention est tournée plus haut ; elle 
n'est attentive qu'à l'idée de son existence au milieu des phé- 
nomènes : qu'arrîve-t-il donc? Son atlenlion étant là, et 
uniquement là , les raisonnements qui se font en elle lui pa- 
raissent aussi étrangers à elle, à son activité , à son esseuce, 

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DE l'Éclectisme. 487 

qne les phénomènes proprement dits de la mémoire et de Fi* 
maginatlon. 

Une sorte d'état d'inspiration propre au métaphysicien par 
I*objetqui le cause, mais du reste tout-à-fait semblable à Té- 
tât général d'inspiration des poètes et de tout homme for- 
tement exalté par une passion ou par une aspiration ardente 
Tcrs un but quelconque , s'empare donc de lui : mais com- 
bien cet état est différent de l'observation directe et volontaire 
des phénomènes de notre âme , telle que l'ont rêvée les psy- 
chologues ! 

Dans cet état, nous n'observons réellement pas : nous 
suivons une vérité déjà découverte dans les phénomènes 
qui se présentent à nous; nous vérifions une vérité d'on^ 
tologie. 

Arrêtons-nous. Je borne ici ce que je me proposais de dire 
sur le véritable mode de la connaissance de nous-même. Je ne 
(lois pas oublier que je n'écris pas un traité de psychologie. 
J'en ai assez dit , je crois , pour montrer l'illusion de la pré- 
tendue méthode psychologique , et pour montrer en même 
temps d'où cette illusion est venue. 



§xi. 

Suite. 



Cependant je ne puis m'empêcher de constater que tous les 
travaux philosophiques de l'Allemagne dans ces derniers 
temps aboutissent aux conclusions auxquelles je suis arrivé, 
et que si M. Cousin avait compris le sens de Kant , de Schel- 
ling, de Hegel, il n'aurait pas introduit en France la fausse 
psychologie qui y règne aujourd'hui. 

Comment l peut-on dire^à M. Cousin , votre maître Kant 
prétend que « nous ne sommes pas capables d'avoir une con- 
» naissance immédiate de quoi que ce soit au monde , que 
» ttous ne pouY^^os rien savoir de l'essence des choses, que 

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ISS De L'éCLECTISMB. 

» BOtts ne contemplons rien purement obJeeiivemenU » Et yoiu 
allez excepter le moi de cette impuissance où nous sommes 
de connaître les choses directement et par elles-mêmes! Et 
pourquoi Kant soutient-il que nous ne connaissons rien di- 
rectement, immédiatement, d'une connaissance objective 
pure?<( Parce que, dit -il, toute connaissance bumaine est 
» renfermée dans les bornes subjectives des phénomènes (4) ; » 
c'est-à-dire que, toute connaissance renfermant le moi et le 
non^moi , ce que nous connaissons réellement c'est le com- 
posé du moi et du non-moi qui résulte de cette union , mais 
jamais ni le moi ni le non-moi» Comment , encore une fois , 
tout le Kantisme étant fondé sur ce principe, M. Cousin , qid 
professe un saint respect pour le Kantisme , a-t-il inauguré 
en France une psychologie dont le premier principe et la mé- 
thode sont la négation la plus formelle de cet axiome? 

Et que dit Schelling, cet autre maître de M. Cousin? Il dé- 
veloppe Kant à cet égard; il enseigne que la connaissance 
immédiate des choses est une chimère ; que la raison pure est 
une stérile forme de notre esprit , une vaine et impuissante 
catégorie ; et pourquoi ? parce que , toute notre science con- 
sistant dans le rapport de l'objet avec le sujet , il n'y aaucane 
connaissance qui soit immédiatement vraie : « Car, dit Schel- 
» liug , de la seule union du sujet avec le sujet aucune con- 
» naissance objective ne peut sortir , et réciproquement rien 
» ne peut sortir non plus de la rencontre et de l'assemblage 
» d'objets ajoutés à d'autres objets , si le sujet connaissant est 
» éliminé du phénomène. Afin donc que quelque chose soit 
» connue , il est nécessaire que l'objet s'unisse avec le sujet , 
» et cette union ne peut engendrer que ce genre particulier 
» de connaissance que l'on nomme connaissance médiate ou 



(i) « Sunt eliam, et bi quidem plerique Xa/i/ram, qui 
» rejiciant cognitionem iromediatam , quia ex illoruin seDtenlia nihil 
» quidquam sciri potest de rébus ipsis xive objective , sed subjectivis 
» phœnomenorum angustiis orouis indusa est cognitio bumana. (Jar. 
» Nienweohuis, professeur de philosophie à Leyde, Elementa me^ 
n raphfrsices, Leyde, i833, pag. 85.)» 

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DB l'Éclectisme. ^89 

» composée résultat de la double interyentlon da sajet et de 
» Tobjet. » 

Et enûn que dit Hegel, cet autre maître reconnu de 
M. Cousin ? Il dit , sur ce point capital , la même chose que 
Kant et Schelling (I). En vérité, M. Cousin , au lieu de se 
contenter de jeter de temps en temps au public français les 
noms de Kant» de Schelling, de Hegel, aurait dû commencer 
par les réfuter , puisqu'il voulait enseigner une psychologie si 
directement contraire à la leur. 



§xn. 

Suite. 



J'attache du prix à cette confirmation par VÀllemagne de 
la vérité psychologique que j'ai énoncée. En effet , si toutes 
les découvertes véritables qui ont pu être faites, soit en 
France, soit en Angleterre, soit en Allemagne, dans les deux 
derniers siècles et dans le nôtre , ne convergeaient pas et ne 
8*accordaieut pas ; s'il n'était pas possible , en définitive , de 
saisir un fil conducteur dans Tateller métaphysique , il fau- 

(i) « Alios esse vnleG, qui, Hegeîio duce, ralionem cognoscendi 

• imniediatam sterilem esse categoriam , in couscientia nostri modo 
» distiDctam a coguitione mediata dicaut , scd utriusque ralionîs 
» discrioien absolute negent ; aut arguœeotatioue se duci patiantur 
» ScheUingii, ita docentis : Omnis scientia nostra quodsi posita sit in 
» coQTenientiarei ohjectœcum subjecto cognoscenti, nullaquœquam 
» esse potest cognitio, quœ sit immédiate vera. Nam ex sola conjunc- 
» tioue subjectivi cum subjecto nulla oriri potest cognitio objectiva , 
» neque id ef&ci potest conjuugendis objectis cum objectis, remoto 

• prorsns subjecto cognoscente. Ut tgilur quidquam sciatur, id quod 
» dicitur objectivum coalescat necesse est cum iubjectivo; atque adeo 
» utriusque reconciliatione id genus efificitur cognitionis, quod dicitur 

• mediatum sive compositum, iotercessione acquisitum. {Ibid.) • 



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490 DE L'ÉCLECTISME. 

drait désespérer delà science et la laisser là. Mais heureiue- 
ment il n'en est pas ainsi; et j'espère bien pouvoir un jour, 
mieux que je n'ai pu le faire ici , montrer le lien secret qui 
unit tous les efforts individuels des penseurs depuis Des- 
cartes , et comment ils ont été poussés providentiellement 
vers un but commun , la découverte de la vraie notion de 
notre nature et par conséquent du véritable mode de notre 
connaissance. 

En attendant, veut-on une autre preuve de la tendance des 
travaux germaniques? Voici comment un écrivain qui certes 
connaît bien en détail toutes les écoles allemandes, M. Ahrens, 
docteur en philosophie de Gœttingue , et professeur à TUni- 
versité de Bruxelles, résume ce que les Allemands ont dé- 
couvert relativement à la conscience : 

« La conscience, dit M. Ahrens, n'est ni une faculté ni un 
M acte particulier de l'esprit. Elle est un état permanent , ex- 
» primant un rapport intime dans lequel l'esprit se trouve avec 
» lui-même. Mais la conscience n'est pas le seul état dans le- 
» quel nous nous rapportons intimement à nous-mêmes. Le 
» sentiment de soi est un état semblable de l'esprit, sans por- 
» ter le même caractère. Ordinairement on confond la con- 
» science et le sentiment de soi-même ; mais ce sont deux 
» états distincts , dans lesquels le moi se saisit et se rapporte 
» à soi d'une manière particulière. La volonté , quand on la 
» considère, non comme une faculté, mais comme un étatper- 
» manent de causalité intérieure, exprime également un mode 
i> particulier d'intimité de l'esprit. Ces trois états existent 
» toujours ensemble : aucun ne peut remplacer l'autre , et ils 
» sont également importants dans notre vie spirituelle. Mais 
» si l'esprit est un , s'il est en unité d'être ou d'essence, cette 
» unité doit aussi se manifester dans son intimité par un état 
» unique, dans lequel l'esprit existe pour soi dans une intimité 
» une et indivisible, qui embrasse tout, conscience, sentiment 
» de soi-même , et volonté , sans être l'un ou l'autre de ces 
» états en particulier ; une intimité enfin dans laquelle l'es- 
» prit est dans une possession entière de son être. Cette in- 
» limité première , unique , et vraiment générale , existe 
^ pour l'esprit ; mais elle est difficile à saisir. La philosophie 

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DB L*ÉCLECTISMB. W 

»ne s'est élevée que dans ces derniers temps à reconnaître 
» cette intimité fondamentale de notre moL Le système de 
» Kant commença par établir la conscience comme Tunité 
» primitive et synthétique de la perception du moi, La doc- 
» trine de Jacobi se fonda sur le sentiment comme première 
» révélation intime de l'esprit. Le système de Fichte érigea 
» la volonté en fait primitif du moi. L'on a combattu long- 
» temps avec acharnement sur la préférence de Tun ou de 
» l'autre de ces modes de notre intimité. C'est surtout par 
» rapport à leur application aux idées religieuses , à Tidée de 
» Dieu, que la discussion devint plus ardente et aussi plus im- 
» portante. La présence de Dieu dans la conscience de Tesprit 
» est-elle toute Tintimité par laquelle l'esprit peut s'unir avec 
» Dieu ? La conscience claire mais froide peut-elle remplacer 
» l'ardeur profonde du sentiment? Et , d'un autre côté , la 
» chaleur du sentiment ne reste-t-elle pas confuse et ne se 
» dévore-t-elle pas elle-même, privée de la lumière de la con- 
» science? Enûn la volonté ne reste-t-elle pas dans l'impuis- 
» sance d'agir, si elle n'est pas dirigée par la conscience et fé- 
» condée par le sentiment ? Guidé par ces considérations , on 
» arriva peu à peu à la conviction qu'il fallait chercher dans 
» l'esprit un mode d'intimité plus général qui pût n'exclure 
» ni la conscience, ni le sentiment, ni la volonté , mais qui les 
» renfermât dans une unité immédiate. D'abord on croyait 
» reconnaître cet état plus intime et plus général du moi 
9 dans ce qu'on appellait Gemiithy mot qui n'a pas d'équi- 
» valent dans la langue française , mais qui exprime une 
» unité primitive du sentiment et de la conscience , bien que 
j» ce soit une unité dans laquelle le sentiment est considéré 
» comme prédominant. C'était aussi le sens qu'y attachaient 
» ceux qui s'en servirent les premiers, comme Schleiennacher 
» et Bouterwek , qui amendaient ainsi la doctrine de Jacobi. 
» C'était au moins un pas fait pour reconnaître une unité de 
» l'esprit dans son intimité. Mais une observation plus appro- 
» fondie de l'esprit parvint à reconnaître une intimité dans 
i> laquelle aucun élément n'est prédominant, dans laquelle tout 
» est en équilibre, la conscience, le sentiment, la volonté. C'est 
» l'intimité dans laquelle l'esprit se rapporte entièrement à 

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I9â D£ L^ECLECTISUE. 

» soi » et dans laqueUe il peut se rapporter à tous les êtres ^ à 
» toutes les choses, à Dieu comme à tout être fini ; c*est une 
» inlimité dans laquelle Tesprit se résume entièrement pour 
» soi , dans laquelle il se sait , se sent , et se veut , dans la 
» plénitude de son être. Cet état existe pour l'esprit ; et, quoi- 
» qu'il reste pour la plupart du temps inaperçu , il apparaît 
» pourtant dans ces moments heureux où Tesprit se possède 
» dans toute son intimité et jouit de la plénitude de cette pos- 
» session. Cette intimité une et entière de l'esprit a été recon- 
» nue par le système de Krausë , qui appela cet état général 
» du mot de Selbstinnèsein , mot qui exprime parfaitement 
» l'intimité de soi-même dans laquelle l'esprit se possède dans 
» sa totalité. Peu de temps après , un psychologue distingué , 
» Snabedissen , adoptait l'idée avec le nom, et la développait 
» particulièrement dans son Traité sur la notion delà psycho- 
» logie, en en déduisant en même temps quelques résultats im- 
» portants. Et il est évident que la reconnaissance d'un sembla- 
» ble état général, qui établit une source commune pour tous 
» les états particuliers, donne une nouvelle base à la science de 
)) l'esprit, et conduit à de nouvelles vues morales sur l'activité 
» de rhomme. Car une doctrine qui reconnaît une source 
» commune pour tous les modes de notre intimité doit insister 
» sur la nécessité de Taperception et* du développement de 
» cet état général, qui établit Tunité et l'harmonie dans nos 
» facultés et notre activité. ( Cours de psychologie, tome II, 
«Bruxelles, 1858. ) » 

Voilà donc où aboutit en ce moment toute la psychologie 
allemande! Après un long et rude combat entre Técole de 
Kant, celle de Jacobi, et celle de Fichte, on arrive en Alle- 
magne à reconnaître que les principes de ces trois écoles, 
c'est-à-dire les trois définitions différentes de Tètre ou du moi, 
au nom desquelles ces trois écoles ont parlé, ne sont que les 
rayons détachés d'an rayon unique , d'un rayon triple dans 
son unité. Ce résultat historique des travaux de l'Allemagne 
m'intéresse, je l'avoue, au plus haut degré, et me remplit 
l'âme de certitude et de contentement; car moi-même je suis 
arrivé spontanément , il y a déjà plusieurs années , et sans 
rien connaître de la philosophie allemande, à un résultat 

. y U...U, Google 



DE L'éCLECTISMt^. 195 

parfaitement identique. (Voy. la Revue Encyclopédique de 
4851 à 1855. ) 

Suivant donc l'école de Krause, qui achève en cela ce 
qu'avaient commencé Schleiermacher et Bouterwek, il se 
trouve que Kant , Jacobi , Fichle , l'un en déOnissant le moi 
une connaissance 9 un être qui connaît , une substance pen- 
sante à la manière dont la considérait Descartes; le second, 
en le définissant un sentiment , ou plutôt un être qui sent , 
une substance sensible et passionnée ; le troisième, en l'appe- 
lant une volonté , c'est-à-dire une force qui se détermine elle- 
même , se sont également trompés. Le moi est tout cela , mais 
il est tout cela à la fois. Il existe une intimité fondamentale 
(un mode d'être en soi, du mot allemand Innesein) qui se 
di?ise, sans se perdre , en trois états particuliers, dont l'un 
est la conscience proprement dite, c'est-à-dire la connaissance, 
le second le sentiment de soi, le troisième la volonté consi- 
dérée comme état permanent de détermination de soi-même. 
ff La conscience , dit plus loin M. Ahrens , ne peut pas être 
B considérée comme le sentiment plus développé ; car une 
» fois que ce développement aurait été atteint, le sentiment 
D devrait disparaître en se fondant dans la conscience : cepen- 
» dant le sentiment existe toujours avec la conscience., et il 
B doit être regardé comme appartenant au moi aussi bien que 
» la conscience. » 

Mais comment les derniers psychologues allemands sont- 
ils arrivés à connaître cette intimité fondamentale? Evidem- 
ment ils ne Font connu , cet état virtuel du moi , cette essence 
de notre être , qu'en remontant par induction de son mode 
de manifestation à sa nature essentielle. C'est donc encore la 
formule du moi , du non-moi , et de leur rapport , qui se 
cache sous celte conscience triple et une dont ils nous par- 
lent. Ils ont bien pu , ayant conçu la chose objectivement et 
l'ayant conclue logiquement des phénomènes, en prendre 
ensuite conscience subjectivement , comme je l'ai déjà expli- 
qué plus haut; mais soyons sûrs, quelque langage qu'ils em- 
ploient aujourd'hui pour nous parler de cette découverte , 
qu'ils ne l'ont pas faite uniquement par une intuition directe. 
11 faut donc, je le répète , qu'U y ait un passage de la formule 



494 * DR^'ÉCLECTISME. 

qui exprime le mode de manifestation du mot, à cette formule 
noayelle qui a la prétention de poser l'état essentiel du inoi 

C'est en effet ce que j'ai moi-même trouvé et démontré 
ailleurs. Qu'on me permette de répéter ici ce que je disab à 
ce sujet dans Farticle Conscience de VEncyclopédie Nou" 
telle : je cherchais à passer de la formule de manifestation 
de l'être à la formule de son état en soi, à la notion de sa 
nature essentielle, et j'y arrivais ainsi : 

« Les métaphysiciens allemands, disais-je, ont bien compris 
que le moi et le non-moi ne pouvaient se poser simultanément 
ou s'opposer l'un à l'autre dans tout fait de la connaissance 
ou du moi , sans qu'il n'en résultât nécessairement un troi- 
aîème terme , c'est-à-dire un rapport. De là cette formule : 
« La pensée est un fait intellectuel à trois parties , qui périt 
» tout entier dans le plus léger oubli de l'une d'elles. Les 
D trois parties de ce fait sont dans la pensée son objet, son 
» sujet , et sa forme. » Mais quel est ce rapport , quelle est 
cette forme de la pensée ? 

» Si l'on appelle le moi connaissance , et le non-moi sen- 
sation , leur rapport est le sentiment, 

n Ou bien , si Ton appelle le moi esprit , le non-moi corps , 
leur rapport est encore ce que l'on nomme en général senti- 
ment , passion , affection , etc. 

» Mais le sentiment est lui-même sensation et connaissance, 
esprit et corps, moi et non-moi. Le rapport, en effet, ne 
saurait exister que parce que les deux termes qui le produisent 
existent simultanément Vunpar rapport à Vautre et simul- 
ianément avec leur rapport. Ce rapport n'est donc pas diffé- 
rent d'eux , puisqu'il coexiste avec eux , ou qu'ils coexistent 
avec lui; il résulte d'eux, il procède d'eux , mais ils ne pea- 
vent être qu'il ne soit aussi; et ainsi il existe au même litre 
qu'eux , et il les comprend tous deux , et il est eux. 

» Et de même toute sensation est , du moment qu'elle est 
perçue, sentiment et connaissance, esprit et corps, moi et 
non-moi. 

» De même , enfin , toute connaissance est en même temps 
sensation et sentiment, et par conséquent esprit et corps, 
moi et non-moi. 

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DE L'ÉCLECTllI&B. 495 

» L'imité indécomposable de la vie se retrouve dans toute 
manifestation de la vie. 

» Prenez une sensation ; elle n*existe pas si elle n'est pas 
perçue par le moi : elle n'est donc pas seulement une sensa*- 
tion , elle est aussi une connaissance. Mais comment serait- 
elle une connaissance et une sensation simultanément , si le 
moi qui la connaît et qui la sent ne la sentait pas à la fois en 
loi et hors de lui ? Elle est donc aussi un sentiment. 

» Prenez maintenant un sentiment , il n'existe pas s'il n'est 
pas perçu par le moi. Or comment serait-il perçu par le moi, 
s'il n'existait pas en dehors du moi? Il est donc en mêmç 
temps sensation. Et puisque le moi le perçoit , il est également 
connaissance. Il est donc à la fois sentiment , sensation , 
connaissance. 

» Enfin prenez un fait d'intelligence , un fait de raison 
pure. C'est une connaissance , c'est une affirmation : or , 
qu'est-ce qui affirme? c'est le moi. Mais puisque le moi 
affirme , il se distingue donc de ce qu'il affirme ; s'il s'en dis- 
tingue, il le voit donc hors de lui : or, peut-il voir son objet 
hors de lui sans que cet objet ne soit pour lui une sensation? 
et dès l'instant que la sensation et la connaissance existent , 
un troisième terme surgit nécessairement , qui est le senti- 
ment , c'est-à-dire l'impression que la sensation produit dans 
le moi qui connaît. 

» Nous sommes donc à la fois, dans nos manifestations, 
et dans toutes nos manifestations^ sensation, sentiment, 
connaissance. Nous ne sommes pas isolément et séparé- 
ment sensation, et sentiment, et connaissance; nous sommes 
sensation-sentiment'Connaissance. 

» Le moi non manifesté est une force , une aspiration. Le 
moi manifesté est triple, non pas trois, mais triple , triple et 
un à la fois. Rien n'est plus certain que l'unité de notre être , 
même quand il tombe sous l'empire du phénomène; rien de 
pins certain aussi que sa triplicité. 

» Nous n'aurions aucune autre preuve de l'unité et de la 
triplicité de notre nature que la constatation directe que nous 
en pouvons faire, et que nous en faisons à chaque instant, 
par l'emploi de nos facultés, qu'a faudrait radmettre sans la 

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496 DB . l'éclectisme. 

comprendre. Mais ne pouvons-nous pas nous en faire qadqoe 
idée par des symboles yisibles et pris dans la nature exté- 
rieure ? Nous croyons cela possible. 

» Newton, avec le prisme, décompose le rayon lumineux; 
11 nous montre, non pas sept rayons, mais une infinité de 
rayons, dans un seul. Trembley coupe un polype en plusieurs 
parties, et chaque partie détachée reproduit un polype. Réu- 
nissez ces deux images ; supposez que chacun des rayons qui 
sortent de Tarc-en-ciel ou du prisme soit un polype qui , à 
Tinstant même, revienne à Fumlé dont il est sorti, en repro- 
duisant et les autres rayons simples et le rayon total : tous 
aurez dans ces deux propriétés, dont Tune appartient au règne 
des substances dites inanimées, et dont l'autre appartient à 
l'animalisation la plus rudimentaire , vous aurez , dis-je , une 
image grossière de la propriété de la vie spirituelle. 

D Tout acte de la vie en nous est une décomposition sem- 
blable à celle du rayon de lumière, et une recomposition 
complète comme celle du polype. » 

Dans ce passage , donc , j'arrive à définir l'être ou le moi : 
sensation-sentiment-connaissance. Krause et les derniers 
psychologues allemands le définissent : sentiment-volante'- 
connaissance. Mais les mots seuls diffèrent; le fond des idées 
est identique. 

Qu'est-ce en effet que le sentiment dans l'école de Jacobi? 
Qu'est-ce que le sentiment de soi-même distinct de la con- 
science ou connaissance , et de la volonté ou détermination 
de soi-même? C*est évidemment la sensation, c'est-à-dire 
l'impression directe que le non-moi produit sur le mot. 

Et, de même, qu'est-ce que la volonté, qui est la défini- 
tion même de l'être dans le système de Ficbte, mais qui pour 
Krause n'est qu'un mode particulier de l'être, toujours ac- 
compagné de la connaissance et du sentiment de soi? Évidem- 
ment la volonté, n'étant ni la connaissance, ni le sentiment 
de soi, n'est pas la volonté comme on l'entend ordinairement. 
Car elle est aveugle, n'étant pas par elle-même connaissance, 
et elle ne peut pas se déterminer elle-même indépendamment 
dn sentiment de soi puisé dans la sensation. Qu'est-ce donc? 
Une aspiration; rien autre chose. Or elle est en même tempa 



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DB l'Éclectisme. I9T 

que la connaissance et ]e sentiment de soi ; elle est, parce qu*à 
côté d'elle» pour ainsi dire, est la connaissance, qui lui révèle 
le mot, et le sentiment de soi ou plutôt la sensation, qui lui 
révèle le non-moi: qu'est-elle donc réellement? un intermé- 
diaire entre le moi et le non-moi , qui les comprend tous les 
deux et les unit tous les deux. Or, qu'est-ce, en bon français, 
que la volonté ainsi entendue? c'est le sentiment. Evidem- 
ment, si on retranche toutes les hyperboles qu'on a faites de 
tout temps sur la volonté ; si on considère que la volonté , 
psychologiquement parlant , n'est réellement qu'une aspira- 
tion qui a deux termes, la virtualité inconnue du moi et l'at- 
traction mystérieuse et préexistante d'un objet réel ou idéal 
vers lequel tend le moi, on verra que la volonté dans la for- 
mule allen>ande doit se traduire par sentiment. 

De sorte que la définition allemande de la triplicité de notre 
être se trouve être absolument identique avec la définition 
que nous avons nous-même donnée : « L'homme est toujours 
et shnultanément sensation-sentiment-connaissance. » 



s XIII. 

Suite. 

Cest ainsi que pour nous, après mûr examen, s'est résumé 
tout le travail métaphysique des trois derniers siècles. La 
formule que j'ai appelée de Leibnitz, ainsi interprétée et 
appliquée, résume ce progrès. 

Qu'on me permette de la répéter encore une fois et de 
rhiscrire ici en lettres capitales, cette formule, fruit précieux 
de tant de travaux : 

lk pensée est um fait intellectuel a trois parties, 
qui péait tout entier dans le plus léger oubli de 
l'une d'elles. Les trois parties de ce fait sont, dans 

LA pensée, son sujet, SON OBJET, ET SA FORME, — LE 
XOI, LE NON-MOI, ET LEUR RAPPORT. 

Ce sera peut-être un jour le plus grand honneur de 

17- 



498 . DE L*léCLECTISMB. 

M. Cousin d'avoir rédigé en ces termes, sans le bJeii coiii- 
prendre il est vrai, le résultat final de la métaphysique depuis 
Descartes, et d'avoir ainsi reproduit, sans s'en rendre compte, 
la découverte de Lcibnitz, vérifiée par Kant, par Schelling, et 
par Hegel. Mais cette phrase écrite par lui et oubliée de lui 
est en même temps la condamnation absolue de tout ce qu'il 
a écrit ailleurs ou professé sur la psychologie. 

Je voudrais donc que sur toutes les chaires où Ton ensei- 
gne aujourd'hui en France ce que Ton appelle la psychologie, 
on inscrivît cette formule. C'en serait fait, à l'instant même, 
de l'absurde méthode de l'observation directe des faits de 
conscience. Les professeurs seraient obligés de se taire ou de 
réfléchir. On ne tuerait pas la vie intellectuelle et morale 
dans son germe chez tous les enfants que la France confie à 
son Université. 

Professeurs et élèves essaieraient de comprendre cette for- 
mule. La phrase de M. Cousin serait comme le Sphinx mys- 
térieux qui propose un problème et révèle là vie dans une 
énigme. 

Sansf doute beaucoup de ces jeunes esprits que l'on aveugle 
aujourd'hui en leur enseignant un faux spiritualisme , désa- 
voué il y a deux siècles par Bossuet {< ) , arriveraient à s'em- 
parer du sens de cette formule, à en comprendre la valeur. 
Dès lors ils ne seraient pas exposés à tomber dans le scepti- 
cisme, ou dans le matérialisme, ou dans le mysticisme, à la 
première attaque. La vie subjective leur apparaîtrait aussi évi- 
dente que la vie objective ; mais réciproquement ils Compren- 
draient que la vie subjective a un but, et que la philosophie doit 
nous conduire à Dieu par l'humanité , par le monde , à travers 
la vie humaine et la nature. 

Mais ce n'est pas tout : éclairés de la lumière que celte for- 
mule , à notre avis , répand sur toute chose , ils se poseraient 
des questions subséquentes , et pourraient se frayer un che- 
min , avec l'aide de cette formule , vers une philosophie gé- 
nérale. 

En effet , nous pouvons affirmer que la philosophie a dé- 

(x) Voy, le Traité de la Connaissance de Dm et de soi-même. 

. y U...U, Google 



DE l'Éclectisme. 199 

1 aujourd'hui Thorizon de la psychologie. Maîtres de ce 
grand résultat acquis à Tesprit humain , nous avons commencé 
déjà à porter nos regards sur autre chose. 

Je n'en veux pour preuve que les problèmes métaphysiques 
posés aujourd'hui en France. Je n'en veux pour preuve que 
les problèmes dont nous avons nous-même essayé la solution 
dans VEncyclopédie Nouvelle, 

Par exemple , nous nous sommes posé pour notre compte 
et nous avons proposé aux philosophes deux questions , à la 
fois métaphysiques et historiques , mais dont la première est 
plus directement métaphysique, la seconde plus directement 
historique. 

La première peut s'énoncer ainsi : Si tout phénomène de la 
vie présente les trois termes reconnus et distingués par Leib- 
nilzdans tout fait psychologique , n'en peut -on pas déduire 
nne loi générale de manifestation de la vie , et quelle est cette 
loi? En outre , la vie non seulement se manifeste , mais se dé- 
veloppe ; car, après s'être manifestée , elle se manifeste encore , 
et, dans cette nouvelle manifestation, elle emploie ses mani- 
festations antérieures. Quelle est donc la loi qui unit ensemble 
les manifestations successives de la vie ; c'est-à-dire comment 
la vie, à mesure qu'elle se manifeste, emploie-t-elle à cet usage 
ses précédentes manifestations; en d'autres termes, comment 
la vie se développe-t-elle et se nourrit- elle ? Nous avons abordé 
ce problème , et essayé de ramener directement le dévelop- 
pement du monde intellectuel à la loi générale qui préside aux 
phénomènes du monde physique (1). Or le développement de 
l'humanité nous apparaît , dans l'humanité et dans l'individu 
même, sous l'aspect de progrès et de perfectibilité. Nous 
croyons donc fermement que désormais la notion du progrès 
et de la perfectibilité est fondée sur une démonstration méta- 
physique. 

La seconde question que nous avons essayé de résoudre est 
plus directement historique. Il s'agit de savoir si cette formule 
psychologique de Leibnitz est précisément nouvelle , ou si elle 
n'a pas été antérieurement connue sous une forme ou sous une 

(x) Voy, l'article Conscience de VEncyclopédie Nouveïïe, 

. y U...U, Google 



âOO DB L*^CLBCTISMB. 

autre. Noos avons également embrassé cette recherche avec 
ardeur, et nous croyons être arrivé à une solution hautement 
importante pour l'esprit humain , à savoir que cette formule, 
à quelque époque de Thistoire qu'on se reporte, se retrouve, 
et que non seulement elle se retrouve , mais qu'elle a toujours 
formé le fonds et pour ainsi dire le trésor saint des grandes 
religions. En un mot, cette formule psychologique n'est autre 
qu'un aspect restreint de la TRINITÉ du Christianisme , de 
l'Egypte, et de l'Inde (<). La plus haute vérité, suivant nous, 
à laquelle l'antiquité soit parvenue , c'est ce que les platoni- 
ciens et les chrétiens ont appelé la Trinité. La trinité résumait 
pour eux la psychologie , comme elle résumait la théologie. 
Dieu est un et triple à la fois , voilà le résumé de la théologie. 
L'homme est un et triple à la fois , voilà le résumé de la psy- 
chologie. 

Il est évident que ces questions, dont l'une tend à lier le 
monde moral au monde physique , en nous montrant tous les 
phénomènes de la vie universelle comme un seul fait, une seule 
loi , un seul principe , et dont l'autre tend à lier l'histoire en- 
tière de l'esprit humain en un seul faisceau , transportent la 
philosophie sur un théâtre tout nouveau. 

Or, il est infiniment remarquable , ce me semble , que le 
point de départ de pareilles recherches se trouve avoir pour 
fondement et pour appui les découvertes psychologiques de 
l'Allemagne. 

Quel admirable synchronisme ! et que la volonté divine, qui 
conduit l'esprit humain comme elle conduit les événements 
de la terre , se montre bien réellement en ces choses I 

Nous avions eu aussi, nous, au dix-septième siècle, nos 
métaphysiciens ; nous sommes le peuple qui a produit Des- 
cartes , Malebranche , Arnauld : mais Leibnitz nous avait en- 
levé cette couronne , et avait transporté la métaphysique aux 
Allemands. Nous nous étions faits, au dix-huitième siècle, de 
l'école de Locke ; et nous avions même rétréci encore , en l'al- 
térant pour le simplifier, le système de cette école. Nous avions 

(i)Yoy, \es àTiiclei Conscience, Christianisme ^ Brahmanisme ^ 
Baptême , etc. , de V Encyclopédie Nouvelle, 

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DB L'ÉCLBCTISMB. fÙ\ 

prodoit le Condillacisme , qui est la négation même de toute 
métaphysique. 

Oui, il est bien sûr, au dix-huitième siècle nous délaissâmes 
la trace de la véritable science ; et il n'y eut pas en France de 
successeurs aux Descartes, aux Arnauld, aux Malebranche. 
Noos nous embarquâmes avec une erreur pour révolutionner 
le monde. Nous renversâmes le passé tout entier, religion 
et politique , n*ayant pour arche de salut qu'un absurde ma- 
térialisme. 

Et cependant que faisait T Allemagne? Elle qui avait fait la 
Béforme, elle se contentait alors de faire en secret et en silence 
une psychologie. 

Une psychologie , une formule, une phrase que Ton peut 
écrire en une ligne , trois mots enfin , voilà à quelle œuvre 
TAllemagne consacrait un siècle de son existence. Tandis que 
nous agissions, elle méditait. Elle qui avait tant remué et tant 
agi, elle philosophait maintenant, tandis que nous, qui n'a- 
vions point passé par Luther, mais qui avions santé par-dessus 
la Réforme , nous nous enrôlions , sous Voltaire et Jean- 
Jacques, pour la grande croisade d'une destruction encore 
plas complète du passé que celle qu'avait autrefois accomplie 
l'Allemagne. 

Trois mots , je le répète , voilà ce que cherchaient les en- 
fants de Leibnitz ; voilà où ont abouti les abstraites réflexions 
du solitaire Emmanuel Kant, les élans poétiques de l'école de 
Jacobi , le stoïcisme de Fichte , tout l'enthousiasme et toute la 
profondeur de cette race également naïve et réfléchie; voilà 
où le sentiment de la nature et le sentiment divin , si exaltés 
chez cette race , l'ont conduit ; voilà où , après un long repos , 
la postérité de Luther est arrivée. 

Mais nous, à défaut de psychologie , étions-nous réellement 
dépourvus de toute métaphysique ? Est-ce réellement avec le 
sensualisme , le matérialisme , que nous prétendions sauver le 
monde? Est-ce le sensualisme , le matérialisme , qui consti- 
toaient vraiment le fond de notre moralité et de notre intelli- 
gence? Non , mille fois non. Nous laissions à l'Allemagne , il 
est vrai , la gloire de faire la psychologie , et nous nous dégui- 
sions à nous-m^es notre ignorance sur ce point avec m fauic 

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SOS ^ DE L^éCLECTISME. 

système : mais nous apportions au monde une autre formule 
non moins précieuse que la formule du moi; nous apportions 
la formule du nous y la formule de Thumanité. 

Tandis que rAllemagne produisait une psychologie, nous, 
la France , nous produisions la doctrine de la perfectibilité. 

Tandis que Leibnitz, Wolf, Kant, se succédaient dans 
Fétude de la force qui constitue Thomme , en France Turgot, 
Condorcet , Saint-Simon , résumaient toutes les tendances du 
dix-huitième siècle par le mot de progrès. Puis les hommes de 
notre révolution essayaient de réaliser ce mot sur la terre. 

Quel rapport en apparence entre ces deux mouvements d6 
rAllemagne et de la France? quel rapport entre la pensée de 
Condorcet, de Saint-Simon, qui , certes, ne sont pas de gran4s 
psychologues, et la pensée de Kant et de ses disciples qui sem- 
blent uniquement plongés dans la psychologie ? 

Ce rapport , nous le voyons aujourd'hui , et je viens même 
de l'indiquer. Mais il est resté long-temps incompris. Qu'on 
remonte seulement à dix ans en arrière , et qu'on me dise si 
entre l'esprit philosophique de la France et l'esprit philoso- 
phique de l'Allemagne, quelqu'un au monde apercevait aucun 
lien. Aussi que vit-on alors? des dédains réciproques, de 
mutuelles attaques, la guerre des esprits ; il semblait que l'Al- 
lemagne et la France voulussent mener le monde en sens 
directement contraires. L'intelligence de l'Allemagne nous 
échappait, de môme que l'intelligence de la grande école fran- 
çaise manquait aux Allemands. 

Or voici, quant à nous du moins, ce qui est arrivé. Dis- 
ciples de Voltaire , de Rousseau , de Diderot , de Turgot , de 
Condorcet, de Saint-Simon, nous avons arboré et soutenu à 
leur suite , nourris que nous étions de leur esprit , la sainte 
bannière de la perfectibilité. Mais , religieusement émus par 
leur parole , aussi bien que par les exemples , les enseigne- 
ments et les espérances de la grande révolution que suscita 
cette parole , nous n'avons pas tardé à voir dans la doctrine da 
progrès une religion. Nos pères nous avaient donné une for- 
mule de l'humanité, nous nous sommes épris de cette formule. 
Cette formule était plutôt objective pour nos pères que sub- 
'ective. Us n'avaient subjectivement que le fier sèntiihent de 



DE l'Éclectisme. 203 

sérénité dédaigncnse que leur inspirait le mépris du passé. Du 
reste, Ds avaient surtout conçu la perfectibilité objectivement , 
c*est-à-dire comme une accumulation de connaissances et pour, 
ainsi dire de mobilier s'augmenta nt de siècle en siècle. Le sen- 
timent a produit en nous d'autres effets. Nous nous sommes 
interrogés solennellement nous-mêmes sur les ruines dont la 
fougue de nos pères avait semé le naonde. Ciel et terre, tout 
nous manquait. Le Christianisme était détruit, la société aussi. 
Rien qu^un stupide égoïsme , sans certitude d'autre vie que le 
jour ou plutôt l'heure présente , ne surnageait sur les ruines 
du monde. Nous étions prêts , de désespoir, à nous coucher 
dans le tombeau , si un rayon de lumière ne venait pas'nous 
éclairer. Une intuition s'empara de nous. Nous eûmes foi en 
Pieu présent dans l'humanité. Dans ce progrès dont nous par- 
lions, nous reconnûmes l'Idéal , dans l'Idéal le Verbe des an- 
tiques religions. Puis nous descendîmes dans notre cœur, pour 
nous demander si tout ce que nous apercevions dans l'histoire 
avait un fondement en nous ; et , à la lueur de ce que nous 
avions découvert dans l'antique théologie , nous retrouvâmes 
en nous-mêmes la vérité métaphysique qui a donné lieu à 
cette théologie. Il fut évident pour nous que la philosophie , 
en scrutant le problème du moi , aspirait à devenir religion. 
11 fat évident pour nous que la philosophie et la religion n'ont 
qu'un but, celui de formuler la vie. Et , de nouveau considé- 
rant ces choses l'histoire à la main , nous avons prononcé le 
mot de Trinité ; et nous avons dit : La Trinité du Christia- 
nisme est la formule même de la vie. 

Et maintenant , fouillant ce que l'Allemagne a élaboré en 
psychologie , que trouvons-nous ? Rien autre chose , en effet , 
qu'une démonstration psychologique de la Trinité. 

Nous étions arrivés là nous-mêmes. Mais quelle magnifique 
confirmation ! Ce que l'Allemagne , préoccupée du moi, ap- 
pelle Idéalisme s'accorde avec ce que nous-mêmes, préoccupés 
du nous, nous avons nommé Idéalisme. 

Ayons donc bon courage et ferme espoir en Dieu ; car voilà 
que quelque lumière perce au sein du chaos ! 

Du treizième au seizième siècle , le catholicisme arrêta l'es- 
sor de la pensée en interdisant à la philosophie Texplication 

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204 DE L^iCLBCTISHE. 

de ses symboles. La religion constituée força ainsi la philoso* 
phie à marcher seule. La philosophie s'est mise enroule; et, 
fièrement , elle s'est adressée au plus difficile des problèmes, 
celui de la nature de notre esprit. Elle a prétendu poser le moi, 
et elle Ta posé ; voilà le pas qu'elle a fait. 

Mais elle a fait ce pas , et nous voilà sûrs de la réalité sob* 
jective de notre être. 

Elle a fait ce pas , et nous voilà sûrs de notre immortalité. 

Elle a fait ce pas , et voilà que la vie du monde extérieur à 
nous n'est plus un abîme où notre esprit se perd ; car nous re- 
trouvons hors de nous la même loi de manifestation de la vie 
qu'en nous. 

Elle a fait ce pas, et voilà que tout scepticisme tombe de- 
vant la conception du fonds métaphysique de toute religion; 
car, vérifiant en nous la loi générale de la vie , nous concevons 
par là même la théologie de toutes les grandes religions; et ce 
qui précédemment a toujours été plus ou moins couvert de 
ténèbres se révèle clairement pour nous. La philosophie com* 
prend à présent les dieux sauveurs de l'Inde et de l'Egypte , 
et le dieu sauveur de TOccident. La philosophie embrasse donc 
les religions dans une tradition vraiment universelle , et se fait 
par là même religion. 

Un pas , je le répète , lui a suffi pour la conduire à tous ces 
grands résultats. Elle a fait un seul pas, et, comme si elle était 
montée sur le char ailé des dieux d'Homère , la voilà qui a 
franchi les bornes de la terre, et qui se sent emportée vers Diea 
au sein de l'infini sur les ailes de ses propres pensées. 

Mais en même temps que la métaphysique posait ainsi le 
moi, la philosophie posait également la certitude du nous. 
C'est là l'œuvre spéciale de la France , comme l'autre œuvre 
appartient plus spécialement à TAllemagne. 

Avec la France, la religion redescend sur la terre sans cesser 
d'être religion. L'homme , dans l'avenir, aura donc deux pôles 
directeurs, la connaissance de la vie subjective en nous et la 
connaissance de la vie collective , le moi et Vhumanilé. 

Et voilà pourquoi TAllemagne aujourd'hui s'arrête, comme 
si elle était fatiguée et qu'elle voulût changer de route. £Ue 
semble demander à ses philosophes : Que voulez-vous que je 

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Dfi L^ÉCLECTISUE. 205 

fasse de votre métaphysique? lout cela n'est bon que pour nous 
cDBduire vers le ciel El Teaprît mclapliysicien a commencé à 
se tarir en Allemagne. 

Et de môtne la France s'est arriétée , et a dit à ses nova- 
leurs : Que voulez-vous que je fasse de votre philosophie ? lout 
cela ne conduit qu'à la terre. Et Tesprit philosophique a paru 
8C tarir en France. 

L'avenir associera les deux tendances , unira les deux ré- 
sullats; ridéalisme, basé à la fois sur la science du moi et sur 
la science du nous, deviendra la religion et la loi pratique du 
monde. 



§ XIV. 

De l'ontologie de M. Cousin. 

Je passe à l'examen de ce que M. Cousin appelle son on" 
tologie. 

Voyons d'abord comment M. Cousin pose le problème de 
rontologie. « Le moi , dit M. Cousin , observe directement 
» le moi; il y a donc une science du monde intérieur, qui est 
»la science du moi, science entièrement distincte de celle 
» de l'objet, laquelle est, à proprement parler , la science du 
» non-moi. Je Vdippelle psychologie , ou encore phénoméno^ 
» logie , pour marquer la nature de ses objets... Cette science 
» est certaine , car elle est immédiate ; le moi et ce dont il 
» s'occupe y sont renfermés dans la même sphère; le sujet et 
» Tobjet y sont intimes l'un à l'autre... Mais , chose étrange î 
» un être sait et connaît hors de sa sphère ; il n'est que lui- 
» même et il connaît autre chose que lui... Les principes in- 
» Idlecluels qui ont une autorité incontestable dans le monde 
» intérieur de leur sujet , sont-ils également valables relati- 
» vement à leurs ohjets externes? C'est là le problème objec- 
» tif par excellence. Or comme tout ce qui est placé au-dessus 
» de la conscience est objectif, et comme toutes les existences 
«réelles et substantielles sont extérieures à la conscience, 

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906 DB L*ëCLECTISMB. 

» laquelle ne s^exerce que sur des phénomènes interne , il 
» s'ensuit que tout problème qui se rapporte à quelque être 
» particulier , ou qui , en général , implique la question de 
» rexistence , est un problème objectif. Enfin , comme le 
» problème de la légitimité des moyens que nous avons de 
» connaître tout objectif , quel qu'il soit , est le problème 
» de la légitimité des moyens que nous avons de connaître 
n d'une manière absolue ( Vabsolu étant ce qui n^est pas 
» relatif au mot, mais ce qui se rapporte à Vétre) , H s'en- 
» suit que le problème de la légitimité de toute connais- 
» sance externe, objective , ontologique , est le problème de 
» la connaissance absolue. Le problème de Yabsolu constitae 
» la haute logique. Quand nous nous sommes assurés de la 
» légitimité de nos moyens de connaître d'une manière 
» absolue , nous appliquons ces moyens démontrés légitimes 
nà quelque objet, c'est-à-dire à quelque être particulier, 
» et nous agitons la réalité de l'existence du moi substan- 
» tiel , l'âme qui se conçoit et ne s'aperçoit pas ; de cet être 
n étepdu et figuré que nous appelons matière ; et de cet 
i) Etre suprême , raison dernière de tous les êtres , de toos 
» les objets extérieurs , et du sujet lui-même qui s'élève jas- 
» qu'à lui , Dieu. Enfin , après ces problèmes relatifs à l'exis- 
» tence des divers objets particuliers, se rencontrent ceux des 
» modes et des caractères de cette existence ; problèmes 
n supérieurs à tous les autres, puisque, s'il est étrange 
n que la personne intellectuelle sache qu'il y a des existences 
» hors de sa sphère , il est bien autrement étrange qu'elle 
» sache ce qui se passe dans ces sphères extérieures à la 
» sienne. Ces recherches spéciales constituent la haute mé- 
» taphysique , la science de l'objectif, de l'être , de Tinvi- 
» sible; car tout être, tout objectif est invisible à la cod- 
» science. ( Fragments, art. Les questions et des écoles 
» philosophiques, ) » 

Je ne puis m'empêcher de fah*e une remarque préliminaire 
sur ce passage. Il est évident que M. Cousin a souvent parlé 
et écrit sous l'impression du bruit que faisaient à ses oreilles 
les systèmes allemandk II confond ici les travaux de Kant et 
le système de SchelUng. Vabsolu, dans le système de Scbel- 

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DE L*éCLECTISHB. 207 

ling, c^est Dieu même , c'est FEtre parfait , ahsolutui, La 
science de Tabsolu, composée de deux parties opposées et pa- 
rallèles , la philosophie de la nature et la philosophie trana- 
cendentale , à pour but de conduire au système de Videntit(é 
absolue du subjectif et de Tobjectif, en quoi consiste la na- 
ture de FAbsolu ou de Dieu. M. Cousin n'aurait pas dû em- 
ployer le mot d'absolu conune synonyme de logique ou de 
raison pure. Il semble donc qu'il n'avait de la science de ses 
maîtres allemands que des notions vagues et confuses. Il s'est 
dit : Il y a une science de l'être en soi , de l'être en général , 
c'est l'ontologie ; or c'est ce que les Allemands ( Schelling ) 
nomment aujourd'hui Vabsolu. Que veut dire cela ? C'est ap- 
paremment que dans ces sortes de questions où il s'agit. d^ 
l'ôtre en général , nous connaissons d'une manière absolue. 
L'absolu constitue donc la haute logique. Et voilà M. Cousin 
qui confond le Dieu de Schelling avec la raison pure dç 
Rant. 11 fait plus ; tandis que Eant avait fait la critique de 
cette raison pure , M. Cousin s'imagine que Kant a donné 
à la logique une puissance transcendentale pour arriver à 
l'ontologie. Et là-dessus il bâtit la méthode que l'on vient de 
voir. 

Mais passons sur cette remarque. Ainsi, suivant M. Cousin^ 
deux sciences entièrement distinctes: une science du moi^ 
et une science du non-moi ; la psychologie , où le sujet et 
l'objet se confondent, et l'ontologie, où l'objet est externe. 
El le passage de l'une de ces sciences à l'autre, comment l'ob- 
lenons-nous ? par la logique , par l'absolu. Comment savons- 
nous, de science certaine , qu'il y a des êtres hors de nous? 
par la logique , par l'absolu. Comment connaissons - nous 
l'existence de l'Etre unique, de Dieu? par la logique, par 
Tabsolu. Et les modes ou natures de ces êtres , comment les 
connaissons-nous? toujours par la logique, par l'absolu. 
En un mot, l'ontologie n'a rien de subjectif; elle est étran-; 
gère à toute intuition psychologique ; elle est la science du 
non-moi , qui n'a aucun rapport avec la science du moi; elle 
ne relève que de la logique ; elle est le résultat de ce que 
M. Cousin appelle la hautç logique , ou la science de l'ab- 
solu ; éiiiîn , pour tout résumer , la haute logique appliquée 

.y...uuy Google 



t08 OR L'ÉCLRCnSIfB. 

donne Tontologle et la haute métaphysique. Telle est la doc- 
trine de M. Consin. 

Il est évident que, s*étant ainsi posé le problème de Tonto- 
logie» M. Cousin devait prendre la logique pourTontologie, 
et c'est ce qu'il n'a pas manqué de faire. 

Non , l'ontologie n'est pas aussi distincte de la psychologie 
que vous le pensez , j'entends de cette psychologie supérieure 
qui considère la vie du moi dans sa réalité vivante ; je ne parle 
pas de la psychologie première, qui a pour objet l'étude de nos 
facultés. Une fois que nous considérons dans le moi sa vie 
vivante pour ainsi dire , nous sommes en pleine ontologie : 
car nous ne nous pensons, comme dit Leibnitz, qu'en pensant 
Dieu et la nature; et réciproquement nous ne pouvons penser à 
Dieu et à la nature sans nous penser nous-mêmes, puisque 
nous n'avons des modes de leur existence que des notions sen- 
ties en nous, et par conséquent subjectives en même temps 
qu'objectives. Tout ce qui est placé au-dessus de la con- 
science n'est pas seulement objectif , comme vous dites , mais 
subjectif; et tout ce que nous considérons en nous n'est pas 
seulement subjectif, comme vous dites, mais objectif. En d'an- 
tres termes , la vie du moi n'est possible que par le rapport 
avec la nature et avec Dieu ; nous n'existons qu'unis àDien et 
à la nature; et réciproquement Dieu et la nature ne peuvent 
se révéler à nous sans participation de notre vie subjective. 

La même erreur qui rend radicalement fausse la psycho- 
logie de M. Cousin le suit donc ici sur le terrain de l'onto- 
logie. Il a voulu connaître son moi directement et par une 
connaissance immédiate : en revanche , il ne peut connaître 
Dieu et la nature que d'une façon tout objective , par k 
miracle de la logique, onde ce que M. Cousin appelle TabsohL 

VabsoluI vain mot , chimère ! Il est évident , je le répète , 
que M. Cousin, en plaçant toute ontologie dans l'absolu, a été 
égaré'parjle bruit que faisait à ses oreilles le Kantisme, mais qu'il 
n'a pas compris le vrai sens et le résultat des travaux de Kant. 

Kant s'était élancé à la suite de Descaries à cette recherche 
de l'absolu par les forces de la raison pure. Mais qu'en 
avait-il rapporté? Une critique. Quel est le résultat de tontes 
les recherches de Kant? C*est que notre intelligence nepent 

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DE VécuuytiSME. 9MI 

atteindre que les phénomènes , sans poumir s'étendre aux 
choses en elles-mêmes , quoique du reste elle les affirme, 
« Il sera démontré dans la partie analytique de la Critique, 
» dit Kant , que Tespace et le temps ne sont que des formes 

• de Tintuition sensible , par conséquent seulement des con* 
» ditions de Texistence des choses comme phénomènes; qu'en 
» outre nous n'avons des choses aucun concept intellectuel, et 
» par conséquent aucun élément de leur connaissance, qu'au* 
» tant qu'une intuition qui corresponde à ces concepts nous est 
» offerte; que nous ne pouvons donc avoir aucune connais- 
» sance de quelque objet que ce puisse être comme chose ea 

• soi , mais en tant seulement que cet objet se trouve soumis 
» à l'intuition sensible, c'esl-à-dire en tant que phénomènes. 
» D*où il résulte que toute connaissance rationnelle spécula- 
» tive possible se réduit nécessairement aux seuls objets de 
» l'expérience. Néanmoins, ce qu'il faut bien remarquer» 
» c'est qu'il nous est toujours libre de penser ces mêmes ob- 
» jets conmie existant en soi; mais il ne nous sera jamais 
» donné de les connaître ainsi. ( Préface de la Critique de la 
» raison pure. ) » 

Qu'a donc voulu faire Eant , je le répète , et qu*a-t-il fait? 
Montrer par l'absolu la limite de l'absolu , prouver par la lo- 
gique la limite de la logique, établir solidement par le raison- 
nement ce qu'il nomme les bornes de notre faculté percevante ; 
créer, en un mot, une science de vérification de la raison par 
elle-même , une sorte de garde-fou qui nous empêchât de 
chercher à connaître par la connaissance ce que nous ne 
pouvons point connaître par la connaissance^ mais en même 
temps qui nous forçât à reconnaître l'existence en soi de ce 
que nous ne pouvons jamais connaître que comme phénomè- 
nes. Ce but unique de Kant est écrit partout dans son œuvre 
et résumé dans l'épigraphe de son livre empruntée à Bacon : 
Infiniti erioris finis et terminus legitimus, 

Kant, ai-je dit dans un autre écrit , Kant vient , à la fin du 
dix-huitième siècle, nous ramener à la raison , en nous mon- 
trant les bornes de la raison pure. Il ne peut, dit-il , se rien 
démontrer théorétiquement : Dieu, notre immortalité, notre li- 
berté , la simplicité de notre âme , tous les principes de la mo- 
is. 

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à\6 DB L^CLECTISME. 

raie, sont ponr loi, au point de vue de la raison spécolâitTe, 
ilùtant d*insolubles et inabordables problèmes. II coupe aio^ 
à la Ibis les racines de la religion et de Tincrédulité ; il nous 
replonge dans l'empirisme; il rend les armes à ce qu'il ap- 
pelle le mécanisme de la nature et Tusage pratique de la 
raison » par opposition à la raison spéculative. Magnifique 
désertion de la philosophie, abandonnant des voies erronées, 
an risque même de n'en pas trouver d'autres ! Si quelqu'un 
doutait que ce soit là le résultat de cette philosophie kantienne 
dont on nous a si long-temps parlé avec tant.de voiles et de mys- 
tères, qu'il écoute Eant lui-même , résumant ainsi le sens et 
Tutilité de son œuvre : « On nous demandera sans doute quds 
y> sont les trésors de science que nous pourrons laisser à nos 
» neveux dans une métaphysique ainsi épurée par la critique, 
» et par là même réduite à l'immobilité.». J'ai voulu enlèvera 
» la raison spéculative ses prétentions aux aperçus transcen- 
» dants.., Je devais donc abolir la science pour faire place 
» à la foi. ( Préface de la Critique de la raison pure. ) » 

Voilà ce que dit et ce que voulut l'homme qui a mis en 
Dnouvement tous les rêveurs de l'absolu. 

Eh bien! qu'arrive-t-il? M. Cousin, frappé des travaux 
de Kant, mais n'en comprenant pas le sens et le résunàé, se 
ipet dans l'idée que l'ontologie est une science acquérable par 
la voie de la logique : mais c'est précisément le contraire que 
Kant avait démontré. M. Cousin s'imagine , dis-]e , que nous 
pouvons arriver à connaître de science certaine Dieu et le 
inonde extérieur, et même à déterminer leur mode d'existence 
par la voie de l'absolu : c'est précisément ce que Kant, parla 
•voie de l'absolu même, avait démontré impossible. Il dit que 
tout problème qui implique l'idée d'existence est un problème 
purement objectif , et que pour être s(ir de quelque chose en 
tant qu'existence , même de la réalité du moi substantiel on 
de l'âme, il faut d'abord déterminer la légitimité de nos 
moyens de connaître purement objectivement. Mais c'est celte 
détermination même qiie Kant avait faite , et elle l'avait con- 
duit à ce résultat que l'ontologie ainsi comprise était imj)Os- 
tible. Il est évident que M. Cousin calque ici son maître Kant 
sans le comprendre. Il parle de la science de l'absolu cOmm^ 

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DE L'éCLECTISMB. 2U 

si cette science avait pour résultat de ûouà faire connaître le 
non-moi indépendamment du moi, et précisément la science 
de Tabsolu a pour résultat de démontrer qiie le moi intervient 
dans toute connaissance objective , et , y intervenant , y 
produit le phénomène^ de même que réciproquement le non- 
moi intervient dans toute recherche que le moi ferait pour 
se connaître , et , y intervenant , y produit également lephé^ 
nomène. 

Et M. Cousin ne s'apierçoît même pas que tout ce qu'il dit 
est absurdement contradictoire. Le Kantisme , en définitive, 
se réduit, comme je l'ai montré, à la vérification de celte for- 
mule : Le moi et le non-moi se trouvent toujours et simulta- 
nément en nous à chaque instant de notre existence. Or , 
M. Cousin décompose cette formule en mettant le moi d'un 
côté, le non-moi de l'autre. Le moi lui donne une science , la 
psychologie ; le non-moi une autre , l'ontologie. Et il les dé- 
clare toutes deiix certaines, indépendamment Tune de Tàutre. 
La première est certaine , dit-il, parce que nous la possédons 
par une connaissance immédiate ; la seconde, parce que nous 
y arrivons par la logique, par l'absolu. Mais, je lé demande, 
à quoi bon la seconde , si la première est certaine par elle- 
même ? Quoi î le moi peut se connaître directement, immé- 
diatement; il peut faire sa science, la science du moi; et 
pourtant il se verra force à' a^iicv, pair Valsolu, la réalité de 
sa propre existence , la réalité de Texistence du moi substan- 
tiel î 1 Notre âme peut vivre et avoir sa vie complète en elle- 
même , et elle ira chercher à travers la haute logique un 
passage vers Dieu!... Eh ! que nous importe Dieu si nous nous 
suffisons à nous-mêmes, si nous vivons par nous-mêmes! 
A quoi bon nous occuper de l'être en général , si la psycholo- 
gie du moi est complète sans cela ! La psychologie étant ainsi 
complète par elle-même, Dieu est hors de nous; c'est un 
non-moi. Ainsi hors de nous et ne se présentant pas d'ail- 
leurs à nos sens pour nous donner plaisir ou peine, Dieu, ce 
non-moi qiii ne nous touche en rien, est évidemment une chi- 
mère; ou, s'il existe, ce n'est tout au plus pour nous qu'uii 
simple objet de curiosité. 



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il9 DB L^éCLBCnSflfK. 

Egaré par Kant , parce qu'il ne Tayait nnllemeiit coa^rlii 
H. Cousin s'est donc mis à chercher l*ontologie par la yoie 
de Pabsolu. Or qu'at-il découvert? Une grande chose , soi- 
Tant lui, une chose admirable , mais qui ne nous parait pas 
aussi admirable qu*à lui. Il a trouvé , dit-il , le passage de 
la psychologie à Fontologie dans V imper sonruUité de la 
raison. C'est avec ce passage, qu'il s'est frayé, que M. Cousin 
s'est rendu maître de Tontologie. Examinons : mais nous 
sommes sûrs d'avance que , bien loin de s'être mis en posses- 
sion de l'ontologie, il s'est mis de plus en plus en dehors de 
Toniologie ; car tout ce que nous avons démontré au sujet de 
la psychologie nous est un gage que le point de départ de 
M. Cousin, marchant à la recherche de l'absolu, est une 
étrange aberration. 

Descartes aussi avait autrefois cherché Dieu avec la raison 
pure, avec le raisonnement , la logique. Mais Descartes se 
croyait un motif légitime de chercher ainsi; car il définissait 
l'homme une substance pensante. Identifiant donc notre être 
avec la pensée , naturellement il devait regarderie sujet pensant 
comme ayant en soi l'instrument nécessaire d'une pareille 
recherche. Mais M. Cousin avait une autre psychologie, la 
psychologie du moi volontaire et libre. Il avait débuté autre- 
f<^ par répéter le Condillacisme mitigé de M. Laromi- 
guière , qui attachait une si grande importance à distinguer 
le fait de savourer une orange et le fait de goûter une 
orange. A sa suite » M. Cousin s'était mis à parler d'activité 
et de passivité, à distinguer Tattention de la sensation, 
comme deux phénomènes essentiellement différents. C'était 
déjà être dans une mauvaise route. Il n'y a pas un phéno- 
mène où le moi ne soit ; mais il n'y en a pas un non plus où 
le norirmoi ne se trouve. Conséquemment distinguer les phé- 
nomènes en deux ordres essentiellement distincts, les uns où 
le moi est purement actif, les autres où il est purement passif, 
est au fond une erreur. Le moi ne peut pas être uniquement 
passif; il est toujours une force et une aspiration. Plus tard, 
M. Cousin, ayant mal compris, comme nous l'avons dit, la 
parole de M, de Biran, s'était empêtré de plus en ^us dans sa 



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DX L'telBCTISMK. 345 

distioction des faits sensibles et des faits Tolontaires. Puis, 
plus tard encore , ce fut bien pis , quand M. Cousin eut con^ 
naissance du système de Fichte; il donna en plein dans 
Tidéalisme du moi qui , comme la Médée de Corneille , se 
suffit à lui-même , et répond à tout : Moi seul et c'est assez. 
En passant par tous ses maîtres , M. Cousin avait donc trop 
de fois répété que Thomme était uniquement la volonté pour 
pouvoir s'en dédire. Et pourtant n'ayant pu se décider à 
suivre Fichte dans son vol, il avait admis la nature, le monde 
extérieur, comme un datum. Mais comment ces deux faits, 
le moi et la nature, parviennent-ils à se joindre? Et n'y a-t-il 
d'ailleurs que le mot et la nature? N'y a-t-il pas la cause du 
moi et de la nature ^ n'y a-t-il pas Dieu? M. Cousin avait 
maintenant devant les yeux Schelling et Hegel , qui parlaient 
avec une certaine assurance de toutes ces grandes choses. Il 
voulut pénétrer dans les mêmes régions ; et il essaya de le 
faire en conservant sa psychologie du mot volontaire et libre. 
Il prit donc la voie de Descartes , la voie de la logique pure , 
mais avec un point de départ tout différent Descartes défi- 
nissait rhonune un être qui pense, M. Cousin le définissait 
un être qui veut. Comment un être qui ne consiste que dans 
la volonté pourra-t-il connaître Dieu ? La volonté à ce point 
d'abstraction se réduit à ce mot moi; une telle volonté est 
souverainement destituée de voies et moyens pour connaître 
hors d'elle. Descartes , encore une fois, avait dix je pense, et 
il avait pu raisonnablement espérer de penser Dieu avec ce je 
q\û pense, M. Cousin dit simplement je, et il veut aller à 
Dieu avec ce je. Comment y parviendra-t-il? 

Voici ^ je le répète, comment M. Cousin y est parvenu. Il 
a découvert , dit-il , que {a raison est impersonnelle. 

Qu'est-ce que cela signifie? me demandera-t-on. Je vais 
l'expliquer. 

Tout le monde sait que lorsque les prémisses d'une propo- 
sition sont rassemblées dans notre esprit , la conséquence suit 
nécessairement. Il n'y a presque pas de vieux traité de logique 
où cette observation de pneumatologie ne se trouve. J'ouvre ^ 
par exemple , la Logique de Le Clerc au chapitre du juge-^ 
ment , et dès la première ligne je trouve faite cette remarque^ 

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SI4 DE l'Éclectisme. 

« Lô jugement, dit le Clerc , est la perception du rapport ou 
» relation qui existe entre deux ou plusieurs idées. Or ces 
» idées étant perçues dans notre esprit, il s'ensuit que Fâme 
» acquiesce nécessairement aussi au rapport de ces idées , et 
» ne peut pas s*inquiéter de chercher au-delà de ce rapport. 
» Nous pouvons , à la vérité , avoir des idées obscures aussi 
ï> bien que des idées claires, acquiescer à ces idées, et les con- 
» fier à notre mémoire comme étant la vérité. Et même cette 
» faculté que nous sentons en nous de prêter ou de refuser 
» notre assentiment à des idées obscures est ce qu'on appelle 
» liberté; c'est en cela, et en cela seulement, que notre intelli- 
» gence est hbre. Mais aussitôt que Tidée est claire , nous ne 
3> sommes plus libres. L'esprit , comprenant nettement deux 
i» ou plusieurs idées, en voit par là même nettement le rap- 
» port ; il conclut donc nécessairement ; et de même qu'il ne 
» peut pas ne pas conclure, il ne peut point non plus chercher 
» autre chose que la conclusion , et ne se sent par conséquen^t 
» aucun désir d'aller au-delà. L'assentiment nécessaire que 
» nous donnons à ce que l'on appelle axiomes n'est qu'un cas 
» particulier de ce fait général de notre nature (I). » 



(i) Toicî le texte , que j'ai un peu abrégé : « Judlcium quatenus 
n mente continetur est relationis quae inter duas aut plures ideas 
» intercedit perceptio. Sic, quando judico solem essejnajorem tuna, 
» comparata utriusque idea , ideam solis majorem esse idea luoff 
» animadverto ; atqùe in hac perceptione adquiescit meus mea , nec 
» quidquam ea de re amplius qusBrit. Cum duos numéros .esse iiiae- 
» quales judico, animadversa eorum iosequalitate , mens mea eos 
» ampliuâ eo respectu non ex pendit; sed tantum, post examen, iose- 
n quales compertos esse mémorise mandat. Observandum est posse 
» mentem nostram obscuris ideis, non minus ac claris, adsentiri ; seu 
M quasi aliquid comperisset , quod tamen non coroperit , in eo ad- 
w quiescere , et quod visa est sibi comperisse memoriîe quasi verum 
» mandare. Ita possumus existimare stellas fixas minores esse luDa, 
<• comparatis stellarum fixarum et lunae obscuris ideis ; et postmodum 
» rem quasi indubitatam statuere. Sed etiam adsensum noslrnm, 
*i donec adcurate consideratis ideis res clara evaserit, possumus cohi- 



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DE L^EGLECTISHE. SJIS 

De cç fait bien certain que nous sommes forcés, inévita- 
blement forcés de reconnaître les rapports nécessaires des 
choses , qu'y a-t-il à conclure ? 

Il y a à en conclure : l® que des rapports nécessaires exîs^ 
tent en dehors de nous , indépendamment de nous; 

2° Que Fhomme est capable de comprendre ces rapports; 

Ou , ce qui revient au même , il y a à en conclure que le 
monde est fait , ainsi que le disaient les anciens philosophes» 
cum pondère et mensura , qu'il est régi et organisé en vertu 
dé certaines lois absolues et nécessaires , et que Tesprit de 
l*homme reproduit ce poids et cette mesure , c'est-à-dire cette 
raison absolue qui établit entre les différents êtres des rapports 
nécessaîtes. Ou bien encore qu'en dehors du monde visible 
il y a un monde intelligible , et que l'homme participe de ce 
monde de l'intelligence. Il y a donc à en conclure, en défini- 
tive , comme l'école de Descartes , que Thomme est une sub- 
stance pensante ; seulement il n'y a pas à en conclure, comme 
cette école , qu'il est uniquement une substance pensante. 

Mais M. Cousin en a conclu, lui, que l'homme n*e8t en 
aucune façon une substance pensante, qu'il ne pense pas; que 
nous ne pensons jamais , et que c'est Dieu uniquement qui 
pense en nous. 

A la suite de Descartes, Malebranche, définissant « comme 
son maître , Thomme une substance uniquement penâante « 
était arrivé à cette conséquence que , cette substance pensant 



» bere; sin ad perspicuam perceptionem pervenire nequeamus, ia 
» dubitatidne nostra hœrere, remque quasi dubiam mémorise man- 
» dare. Facultas autcm, quam in nobis esse sentimus, adsensus 
» obscuris praebeodi vel negandi , vocatur Libertas, Yemm ubi res ad 
>• snmmam perspicuitatem devenit , ea facultate amplius uti non licet» 
>• Neque enim, exempli causa, a nobis impetrare possemus ut crede^ 
» remus bis duo non esse quatuor, partem non esse minorem toto, 
>• aliaqne similia evidentissim» veritatis axibmata. Statim ac ea intel- 
m lîgimus, mens necessario adquiescit, nec inquirendi amplius vel 
*• miDÎmam cupiditatem in se animadvertit. (/. Cleriei Opp„ tom. I| 
^ Amsterdam y 1722.) » 



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Ht BB L^ÉCLECTlSllB. 

suivant des lois nécessaires, nous pensions en Dieu» qai , étant 
aussi lui une pensée pure , comprenait nécessairement toutes 
nos pensées. Mais Malebranche n'avait pas dit pour cela que 
nous ne pensions pas. Il était retenu par le je de la formule de 
Descartes, je pense» Il y a en effet deux choses dans la formule 
de Descartes , le mot qui s*affirme , et le mot qui s'affirme pen- 
sée. Malebranche confondait le mot avec Dieu en tant que 
pensée; mais le mot en tant qu'être restait. Aussi Malebran* 
che , je le répète , ne disait pas que nous ne pensions pas ; U 
disait que nous pensions en Dieu , ce qui est bien différent. 
M. Cousin, lui , affirme que Dieu pense pour nous. 

Et cette bizarre idée devait nécessairement arrivera H. Cou- 
sin; car ayant défini Thomme une volonté pure, comment, 
rencontrant la raison , aurait-il fait pour ne pas attribuer cette 
raison à Dieu seul? Il n'avait pas même lejepeme de Des- 
cartes, il n'avait que Je, 

Hé bien, c'est là le grand et profond mystère que H. Cou- 
sin exprime en disant que la raison est impersonnelle ; el 
voilà ce qu'il prétend avoir découvert à des profondeurs in- 
finies où presque personne ne saurait atteindre. Ecoutons-le 
parler : 

(c Plus que jamais fidèle, dit- il, à la méthode psychologi- 
» que , au lieu de sortir de l'observation , je m'y enfonçai da- 
» vantage ; et c'est par l'observation que , dans l'intimité de la 
» conscience et à un degré où Kant n'avait pas pénétré , sous 
» la relativité et la subjectivité apparente des principes néces- 
» saires , j'atteignis et démêlai le fait instantané , mais réel , de 
» l'aperception spontanée de la vérité , aperception qui , ne se 
» réfléchissant point immédiatement elle-même , passe ina- 
» perçue dans les profondeurs de la conscience , mais y est la 
» base véritable de ce qui, plus tard, sous une forme logique 
» et entre les mains de la réflexion , devient une conception 
» nécessaire. Toute subjectivité avec toute réflexiviié expire 
j» dans la spontanéité de l'aperception. Mais la lumière primi- 
» tive est si pure qu'elle est insensible; c'est la lumière réflé- 
» chie qui nous frappe , mais souvent en offusquant de son 
» éclat infidèle la pureté de la lumière primitive. La raison 
i> devient bien subjective par son rapport au mot volontaire et 

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DB L^BCLECTtSME. 217 

n libre, siège et type de toute subjectivité ; mais en elle-même 
» elle est impersonnelle ; elle n'appartient pas plus à tel moi 
» qa*à tel autre moi dans Thumanité ; elle n'appartient pas 
» même à Thumanité , et ses lois par conséquent ne relèvent 
» que d'elle-même. {Préface de 4826.) » 

Ainsi , suivant M. Cousin , il y a dans la pensée deux phé* 
nomènes successifs, Tun où le moi n'intervient pas, c'est la 
perception spontanée; et un second où le moi intervient, c'est 
la réflexion. Mais comment M. Cousin ne s'aperçoit-il pas qu'il 
ne iiaût que reculer la diificulié P' Car enûn ce second phéno- 
mène qu'il appelle réflexion comment se fait-il ? Il faut bien 
définitivement que le moi intervienne. M. Cousin ne fait donc 
pour ainsi dire que reculer pour mieux sauter. £n définitive, 
le phénomène de la connaissance ou de la raison se passe en 
Dieu, ou en nous, ou encore en Dieu simultanément et en 
nous. Si le phénomène se passe uniquement en Dieu, com- 
ment en avons-nous connaissance ? S'il se passe en nous, le 
moi intervient donc , et le phénomène est subjectif autant 
qu'objectif. Enfin , s'il se passe en Dieu et en nous, il se passe 
en nous , et la même conséquence a lieu. 

Qui ne voit que M. Cousin se débat ici vainement contre la 
force de la vérité, et qu'il a tort d'attaquer si témérairement 
Descartes , Leibnitz , Kant , ou plutôt tous les philosophes sans 
exception et l'humanité tout entière , fondé uniquement sur 
une prétendue observation personnelle ? Mais ce qu'il y a de 
plus étonnant, c'est qu'il n'est pas seulement en contracUctioa 
avec Leibnitz , avec Descartes, avec Kant , avec tout le monde » 
mais qu'il est aux prises avec lui-même ; car ailleurs M. Cousin 
ne nous assurait-il pas , de la façon la plus solennelle , que 
« quand il descendait dans sa conscience , et qu'il y contem- 
» plait paisiblement la vie iAtellectuelle ou la pensée , il était 
» frappé irrésistiblement de l'immédiate aperceptlon de trois 
» éléments , ni plus ni moins , qui s'y rencontrent tous et tou- 
» jours, simultanés quoique distincts , constituant la pensée 
» dans leur complexité nécessaire , et la détruisant par le dé- 
» Uut de l'un des trois. » Maintenant il nous affirme tout autre 
chose ; il nous afilrme que ces trois éléments sont toujours 
distincts , jamais simultanés , que le moi n'existe pas dans 



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i\È DE L*KCLBCTISftie. 

rapercepllon , qu'il n'est pas dans le phénomène , qn'il ne se 
prodoit que subsëquemment sous une forme logiqne et entre 
les mains de la réflexion. Gomment M. Cousin veut-il que nous 
' ajoutions foi à ce qii*il a découvert dans ces grandes profon- 
deurs de son observation personnelle, quand à d'égales pro- 
fondeurs il avait découvert tout le contraire ? 

Mais admettons que M. Cousin se soit trompé Tautre fois, 
admettons que tous les philosophes aient eu tort de croire qét 
nous pensons ; adinettons que l'humanité n'a pas le sens com- 
mun de croire qu'elle pense. Prêtons-nous aux exigences de 
M. Cousin cherchant à s'expliquer la raison dans Thomme, 
après avoir défini l'homme un être qui uniquement vent 
M. Cousin prétend donc ici que nous apercevons d'abord sans 
Intervention de notre moi , et qu'ensuite, nous rappelant ap- 
paremment que nous avons un moi et que nous l'avions lai^ 
en arrière , nous rapportons ce que nous avons aperçu à ce 
moi; en sorte que primitivement la raison , quoique en noas, 
est impersonnelle , et que secondairement elle devient sob- 
Jective. Il soutient donc qu*il y a un moment où nous con- 
naissons sans moi , et un second moment où nous rapportons 
notre connaissance au moi. Mais comment veut-il que noti!) 
entendions cela, quand il ajoute que le fait primitif, ou Taper- 
ception , passe inaperçue dans les profondeurs de la con- 
science? Si elle passe ainsi inaperçue, nous n'en avons donc 
pas conscience ; et si nous n'en avons pas conscience , c'est 
comme si elle n'existait pas. Voyons, dites, M. Cousin, pas 
de pour ainsi dire, pas àe presque; cette aperception est-elJc 
aperçue ou inaperçue ? Si elle est aperçue , nous en avons 
connaissance, eÙe est donc subjective; si elle est inaperçue, 
die n'existe pas pour nous. 

Vous dites que , quoique inaperçue , nous la reprenons 
ensuite sous forme logique, et qu'elle reparaît entre les 
mains de la réflexion. Expliquez-nous cela, de grâce. Noos 
raisonnons donc , nous faisons un syllogisme , un argument, 
pour reprendre ce que nous n'avions pas même aperçu. 
Mais si nous sommes ainsi capables de logique, nous sommes 
donc capables de connaissance. Pourquoi donc deut temps 
dans la connaissance? Pourquoi, si impuissants dans 1^ 

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DB l'Éclectisme. i\Q 

premier momei^tt cessons-nous de Têtre 4aiis le second? 

Enfin , qui ne voit €^^e , quand même on admettrait cette 
distinctioD de la connaissance en deux temps, et cette vue en 
Dieu dans le premier temps de la connaissance , il serait 
toajours de noire nature d'être ainsi élevés en Dieu dans 
l'aperceptlon , et que par conséquent notre nature ne consis- 
terait pas uniquement dans la volonté? Donc encore ne fau- 
drait-il pas dire que la raispn nous est étrangère et imper-: 
sonnelle; car, puisque le deuxième phénomène vient à la 
suite du premier, et que la réunion totale fait le phénomène 
complet, il s'ensuit que la raison nous est aussi intime que la 
volonté. 

On avait toujours , que je sache , défini Thomme un être 
raisonnable par nature, un animal doué de raison. M. Cousin 
€sl, je crois, le premier philosophe qui ait prétendu nous en- 
lever ce privilège. Mais peut-être ne voudra-t-on pas croire 
combien la chose est sérieuse. Il faut que je montre que ce 
point est capital , que M. Cousin est pour ainsi dire là tout 
entier; que toute sa philosophie, si philosophie il y a, repose 
sur celte assertion, que nous ne pensons pas naturellement, 
et que c'est Dieu qui pense pour nous; que sa méthode Ta 
mené là, que sa psychologie se résume en cc|a, que son onto- 
logie sort de là, et que sa théologie est entée là-dessus j en 
sorte que, ce point renversé, tout croule chez M. Cousin, 
méthode , psychologie , ontologie , théologie , enfin toute son 
œuvre. Écoutons donc encore M. Cousin, résumant ainsi lui- 
môme ses travaux de huit années : « Dès Tannée 4818, dit-il, 
» nos travaux avancèrent et commencèrent à prendre plus 
» d'étendue et de profondeur. Les faits de conscience ayant 
» été réduits à trois grandes classes , les faits sensibles , les 
» faits volontaires, et les faits rationnels, le temps était venu 
» d'analyser plus intimement chacun d'eux , et les rapports 
^ qui les unissent dans l'unité indivisible de la conscience. 
» Ce fut surtout les faits volontaires et les faits rationnels qui 
» occupèrent mon attention, parce qu'ils avaient été plus né- 
« gligés dans la philosophie française. |^es faits sensibles sont 
» nécessaires; les faits rationnels sont aussi nécessaires, et la 
» raison n'est pas moins indépendante de la volonté que la 

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220 DB L'ÉCLECTISMB. 

» sensibilité. Les faits volontaires sont seuls marqnés aux 
1) yeux de la conscience du caractère d'imputabilité et de per- 
» sonnalité : la volonté seule est la personne ou le moi. Le 
» moi est le centre de la sphère intellectuelle. Tant qu'il n^est 
» pas , les conditions de Texistence de tous les autres phéno- 
» mènes peuvent bien avoir lieu , mais sans rapport au moi ; 
» ils ne se redoublent pas dans la conscience , et sont pour 
» elle comme s'ils n'étaient ]pas. La volonté ne crée aucun des 
» phénomènes rationnels et sensibles ; elle les suppose même, 
» en ce sens qu'elle ne se saisit elle-même qu^en se distin- 
» guant d'eux. Nous ne nous trouvons nous-mêmes que dans 
» un monde étranger, entre deux ordres de phénomènes qui 
» ne nous appartiennent pas , que nous n'apercevons même 
» qu'à condition de nous en séparer. Bien plus, nous n'aper- 
» cevons que par une lumière qui ne vient pas de nous; car 
» notre personnalité est la volonté , et rien de plus. Toute 
» lumière vient de la raison, et c'est la raison qui aperçoit et 
» elle-même, et la sensibilité qui l'enveloppe , et la volonté 
» qu'elle oblige sans la contraindre. L'élément de la connais- 
» sance est rationnel par son essence, et la conscience, quoi* 
» que composée de trois éléments intégrants et inséparables , 
» emprunte son fondement le plus immédiat de la raison , 
» sans laquelle il n'y aurait aucune science possible, et par 
» conséquent aucune conscience. La sensibilité est la condi- 
» tion extérieure de la conscience ; la volonté en est le centre, 
» et la raison la lumière. La raison est impersonnelle de sa 
» nature. Ce n'est pas nous qui la faisons, et elle est si peu 
» individuelle que son caractère est précisément le contraire 
M de l'individualité, savoir l'universalité et la nécessité , puis- 
» que c'est à elle que nous devons la connaissance des vérités 
» nécessaires et universelles, des principes auxquels nous 
» obéissons tous, et auxquels nous ne pouvons pas ne pas 
» obéir. (Préface de 4826.) »> 

La vérité et l'erreur sont mêlées dans ce passage avec un art 
infini. On y sent de profondes réflexions , un long et pénible 
travail ; on comprend, en le lisant, comment M. Cousin a pu 
arriver à se tromper lui-même, et à s'égarer si fondamentale- 
ment sur un point aussi capital. Ce passage, en un mot, nous 

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DB L^fiCLECTISMB. S2I 

explique , mieux que la prétendue observation interne allé- 
guée par M. Cousin, comment il est arrivé à ravir à Thomme 
la faculté de la raison. En effet, voyez-vous d'abord M. Cousin 
divisant les faits de conscience en trois grandes classes , les 
faits sensibles , les faits volontaires, et les faits rationnels , 
qu*il sépare comme des phénomènes entièrement distincts, 
quoiqu'il convienne , deux lignes plus loin , que Tunité de la 
conscience est indivisible , et qu*elle est composée de trois 
éléments intégrants et inséparables. Et voilà toujours Ter- 
reur de M. Cousin. Il analyse, et il s'égare dans son analyse. 
Il trouve la volonté prédominant dans certains phénomènes 
de notre nature, et il appelle ces phénomènes faits volontai- 
res; il les met donc à part, en tant que marqués de ce carac- 
tère et scellés pour ainsi dire de ce cachet, étiquetés de cette . 
devise. De même, il trouve la raison ou la connaissance plus 
apparente dans certains phénomènes qu'il examine spéciale- 
ment sous ce rapport, et il appelle ces phénomènes faits ra- 
tionnels y ce qui lui donne une deuxième classe , qu'il met 
encore à part dans son laboratoire , avec une nouvelle éti- 
quette. Enfin, il trouve la sensation plus évidente dans 
d'autres phénomènes , et il remplit un troisième bocal de ce 
quMl appelle les faits sensibles, Y a-t-il donc réellement dans 
la nature humaine des faits ainsi séparables, et peut-on pro- 
céder à de telles abstractions sans détruire Tunilé indivisible 
de Tétre ? Eh non ! il n'y a pas de faits purement sensibles, 
pas de faits purement rationnels , pas de faits purement vo- 
lontaires. Il n'y a qu'un fait dans tous ces faits, un fait où 
Interviennent à la fois le mot , le nonr-moi^ et leur rapport. 
Prenez donc garde, grand analyste ; car tout-à-Pheure , pre- 
nant vos catégories de faits pour des choses réellement dis- 
tinctes , vous allez transporter dans la notion même de notre 
être ces trois termes, et , distinguant le volontaire du sensible 
et du rationnel , ôter au mot le sensible et le rationnel pour 
ne lui donner d'autre apanage que la volonté; et cela parce 
que certains faits vous auront montré particulièrement le 
sujet ou le mot, d'autres l'objet ou le non-mot, et d'autres 
enfin leur rapport ou la notion que le mot et le non-moi en- 
gendrent par leur union. Mais aucun fait ne vous aura dit 

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2S3 DE L*ÉCLECTI$ME. 

que le mai était nniguement la volonté » puisque tout phéno- 
mène vous aura montré le moi à la fois sensible* raisonnable, 
et volontaire. Prenez garde , encore une fois , de transporter 
dans votre synthèse le vice d'une fausse analyse. M. Cousin 
n^y manque pas en effet , et , tandis que son analyse ne lui 
donnait réellement pour définition du moi qu'un être triple et 
un, composé toujours et simultanément de trois termes , de 
trois facultés plus ou moins prédominantes , sensation-senti- 
ment-connaissance, il en fait un être composé de trois choses 
distinctes et séparées , la sensibilité , la volonté , la raison. 
C'est qu'il a oublié que, dans les phénomènes, la volonté était 
accompagnée de sensibilité et de connaissance ; que la raison 
ou la connaissance supposait un sujet et un objet , un mot et 
un non-moi; et enfin , que la sensibilité s'accompagnait tou- 
jours dans l'homme de connaissance et de volonté. Il a oublié 
cela, dis-je, quoiqu'il soit bien obligé de le reconnaître, puis- 
qu'il dit deux ou trois fois dans ce passage même que la con- 
science est un composé indivisible de trois éléments inté- 
girants et inséparables. Mais enfin il l'a publié, égaré par sa 
division de faits sensibles, de faits rationnels, et de faits 
volontaires. Or, dans laquelle de ces trois catégories, le sen- 
sible, le rationnel, et le volontaire, placera-t-il le moi .^ Dans 
quel de ses bocaux mettra-t-il l'essence de notre êire.^ Con- 
dillac avait pris la sensibilité , Descartes avait pris la raison , 
M. Cousin prend la volonté. Ils ont tort tous les trois ; notre 
être, le moi, n'est dans aucune de ces divisions, il ne gît dans 
aucun de ces bocaux où l'analyse prétend le renfermer, il 
n'est que dans l'unité trinaire qu'il a fallu décomposer pour 
arriver à distinguer la sensation du sentiment et de la con- 
naissance. 

Vous vous félicitez , dirons-nous à M. Cousin , d'avoir dis- 
tingué profondément les faits volontaires des faits sensibles 
et des faits rationnels, et d'avoir par là séparé ce qui, suivant 
vous , est l'homme de ce qui n'est pas lui. Mais où arrivez- 
vous avec cette séparation ? Vous arrivez à ce mot dont vous 
étiez parti , Je, Vous appelez cela la volonté , et vous préten- 
dez avoir là notre existence absolue. C'est là votre erreur. 
Notre existence absolue est un mystère : appelons re myslèro 

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DE L'ECLECTISME, 29$ 

jejov^ tnoi , mais ne l'appelons pas 'colonie. Si vous rappelez 
volonté, je rappellerai passivité, et j'aurai autant raison 
que vous : de même que Gassendi avait autant raison que 
Descartes , lorsqu'au Spiritus de celui-ci il répondait p^r 
Caro, 

Otez la sensibilité , il n'y a plus d'homme ; ôtez de même 
la connaissance ou la raison , l'homme disparaît aussi. Donc 
l'homme est aussi bien composé de sensibilité et de connais- 
sance que de ce que vous appelez volonté. 

Mais je vais plus loin, et je dis que ce que vous appelez la 
volonté se trouve dans la sensibilité et dans la connaissance ; 
et vous-même , quelque part , l'avez reconnu; car vous avez 
écrit : « Le moi agit sans cesse tant qu'il est. Nous agissons 
» et nous voulons dans la sensation même. (Article sur les 
» Leçons de M. Laromiguière. ) » 

Donc toutes vos grandes et profondes analyses ne signi- 
fient rien. Car, en définitive , où arrivez-vous ? Vous dites : 
« La sensibilité est la condition extérieure de la conscience ; 
» ja volonté en est le centre , et la raison la lumière. » Soit ; 
mais ce que vous appelez conscience existe-t-il sans la sensi- 
bilité et sans la raison ? Ce que vous appelez métaphorique- 
ment centre existe-t-il sans circonférence et sans rayon? Je 
veux bien que le sentiment (car c'est le sentiment que vous 
cachez et méconnaissez sous ce nom de volonté) , je veux 
bien, dis-je, que le sentiment soit le centre du moi humain ; 
mais ce sentiment répond à un objet, et voilà la sensibilité; 
et, répondant à un objet, il le connaît ou aspire à le connaître, 
et voilà la connaissance , ou ce que vous nommez la raison. 
Quoi que vous fassiez , vous ne pouvez échapper à la trinité 
qui est dans l'homme et qui le compose. 

Donc, encore une fois, la vérité supérieure à laquelle toute 
psychologie aboutit consiste à proclamer cette trinité , et non 
pas à séparer, à fragmenter ces trois éléments indissolubles 
de notre être. 

Vainement M. Cousin espérerait-il échapper à cette con- 
clusion en insistant de nouveau sur la nécessité du sensible 
et du rationnel. Les faits sensibles sont nécessaires sans 
doute, mais nécessaires à cause du sujet aussi bien qu'à 

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224 DE l'éclectisme. 

caus6 de Tobjet, causés par le sujet aussi bien que par Tobjet. 
Ils ne sont pas nécessaires sans le sujet, indépendamment da 
sujet. Leur nécessité tient donc à la nature du sujet; changez 
la nature du sujet, cette nécessité disparait. Et de même les 
faits rationnels sont nécessaires sans doute, mais nécessaires 
aussi à cause du sujet , et causés par le sujet aussi bien que 
par l'objet. Ils ne sont pas nécessaires sans le sujet, indépen- 
damment du sujet. Le passage de Le Clerc que j'ai cité pins 
haut est admirable sur ce point. Ce quMl dit revient à ceci : 
Les idées sont-elles obscures, nous sommes libres, car nous 
pouvons conclure ou ne pas conclure. Sont-elles claires , au 
contraire , nous concluons nécessairement , mais nous con- 
cluons en vertu de notre nature. Le moi, qui se trouvait 
dans les prémisses , se retrouve dans la conclusion. Chacune 
des prémisses était pour ainsi dire identique au moi , identi- 
fiée avec le moi; et il en est par conséquent de même delà 
conclusion. Aussi nous ne cherchons pas et nous ne pouvons 
pas chercher au-delà ; notre nature est satisfaite et complète- 
ment satisfaite. C'est ainsi que notre liberté d'intelligence 
s'accorde avec la nécessité de l'intelligence absolue. C'est 
ainsi que , tout soumis que nous soyons à la raison absolue 
qui est hors de nous , nous sommes pourtant cause sous le 
rapport de cette raison perçue en nous. Le plus ou le moins 
de raison qui est en nous est cause de la quantité de raison 
absolue que nous percevons dans le phénomène. Sans doute 
il y a hors de nous aussi une cause des phénomènes sensibles 
et une cause des phénomènes rationnels ; il y a un monde 
extérieur visible et un monde extérieur intelligible. La néces- 
sité règne donc hors de nous. Mais cette nécessité est aussi 
en nous, elle est dans notre nature. Nous faisons pour ainsi 
dire partie de ce monde visible et de ce monde intelligible. 
Le lien entre ces mondes et nous préexistait en nous. Il y a là 
un mystère, mais il faut le reconnaître. Le phénomène pré- 
existait en nous ; nous étions pour ainsi dire ce que noos 
sommes avant d'être , et voilà pourquoi nous sommes. Leib- 
nitz a là-dessus un beau passage ; c'est dans ses Réfleœions 
sur l'Essai de Locke : « La question de l'origine de nos idées 
» et de nos maximes , dit-il , n'est pas préliminaire en philo- 

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DE L*£GLECTISME. Î25 

» soi^ie , et il faut avoir fait de grands progrès pour la bien 
» résoudre. Je crois cependant pouvoir dire que nos idées, 
)• même celles des choses sensibles, viennent de notre propre 
» fonds, dont on pourra juger par ce que j'ai publié touchant 
» la nature et la communication des substances et ce qu'on 
» appelle Tunion de l'âme avec le corps ; car j'ai trouvé que 
» ces choses n'avaient pas été bien prises. Je ne suis nulle- 
» ment pour la tabula rasa d*Aristote, et il y a quelque chose 
» de solide dans ce que Platon appelait la réminiscence. Il y 
» a même quelque chose de plus ; car nous n'avons pas seu- 
» lement une réminiscence de toutes nos pensées passées , 
» mais encore un pressentiment de toutes nos pensées. Il est 
» vrai que c'est confusément et sans les distinguer ; à peu près 
» comme, lorsque j'entends le bruit de la mer, j'entends celui 
» de toutes les vagues en particulier qui composent le bruit 
» total, quoique ce soit sans discerner une vague de l'autre. 
I» Et il est vrai, dans un certain sens que j'ai indiqué, que 
» non seulement nos idées , mais encore nos sentiments , 
» naissent de notre propre fonds, et que l'âme est plus in- 
» dépendante qu'on ne pense, quoiqu'il soit toujours vrai que 
» rien ne se passe en elle qui ne soit déterminé. » J'engage 
M. Cousin à réfléchir sur ces paroles du maître. Leibnitz voit 
profondément tout ce qu'il y a dans ce que M. Cousin appelle 
spontanéité; mais il n'enlève pas à l'homme ces préliminaires 
du phénomène pour les mettre en Dieu; car le mystère ne 
serait pas moindre d'une part , et de l'autre il serait aug- 
menté. Leibnitz , donc, reconnaît en nous une cause de nos 
idées et de nos sentiments , une cause des faits sensibles et 
des faits rationnels , qu'il nomme réminiscence et pressenti- 
ment. Mais il ne nous enlève pas cette causalité , qui est de 
notre essence , pour nous réduire à une abstraction nommée 
volonté. 

Vainement encore M. Cousin essayerait-il de s'appuyer de 
nouveau sur cet axiome, que les faits volontaires sont seuls 
marqués aux yeux de la conscience du caractère d'imputabi- 
lité et de personnalité. Sans doute , quand nous imputons 
quelque chose à un de nos semblables , nous examinons sa 
volonté, nous le jugeons par là; mais séparons-nous sa vo- 

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226 DE L'fiG|.ECTISM]S. 

lonté de sa raison et des circonstances sensibles où 11 f'es( 
trouvé? ou plutôt ne connaissons-nous pas sa volonté parlç 
degré de sa raison et de sa sensibilité ? Sans doute ce que nous 
condamnons ou pardonnons , c'est lui en tant que volonté, 
c'est-à-dire en tant que sentiment. Mais la mesure et la con- 
naissance de ce sentiment nous est donnée par la considéra- 
tion de sa raison et de sa sensibilité. Ce qui est imputable, 
c'est l'homme tout entier, c'est l'homme triple et un , sensa- 
tion-sentiment-connaissance. Et la preuve, je le répète, c'est 
que continuellement, dans nos jugements, nous faisons inter- 
venir le degré de raison des coupables. Jugeons-nous un 
enfant avec la même règle que nous jugeons un homme fait? 
Un homme a été attaqué , il a tué son agresseur : lui impu- 
tons-nous ce meurtre ? Non. Et pourquoi ? il a cependant 
voulu le tuer, en prenant les choses au pied de la lettre; mais 
nous décidons cependant qu'il n'a pas voulu, dans le sens réel 
du mot, parce que la sensibilité, violemment mise en jeu par 
l'agression, lui a enlevé la possibilité de raisonner et de vou- 
loir. Nous disons donc de cet homme ; Il n'avait pas sa raison, 
donc il n'a pas voulu. Nous ne disons pas simplement : Il n'a 
pas voulu. Au contraire, nous reconnaissons, encore une 
fois, qu'à considérer les choses superficiellement, il a voulu; 
mais nous n'appelons pas cela vouloir. Pour que l'homme 
nous paraisse réellement vouloir, il faut que son essence tri- 
ple intervienne tout entière. Donc, nécessairement, dans tous 
nos jugements intervient la. considération de l'être humain 
en tant que raisonnable et sensible, et non pas seulement en 
tant que volontaire. 

Mais c'en est assez ; poursuivons , et montrons à quelles 
étranges conséquences, à quelle fausse ontologie, à quelle 
théologie absurde cette conception de la personnalité humaine 
réduite à la volonté a conduit M. Cousin. Une fois qu'ayant 
dépouillé l'homme de toute causalité dans les faits de sa sen- 
sibilité et de sa raison, il a cru, se payant de mots, avoir 
trouvé le lien qui unit l'élément sensible (nécessaire, suivant 
lui , d'une nécessité extérieure à l'homme) et l'élément ra- 
tionnel (également nécessaire, suivant lui, d'une nécessité 
xtérieure à l'homme) avec le moê, c'est-à-dire avec la vo- 

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DB L^ÉCLCCTI^MK. 227 

lontëy qui, siiiTant lai, compose tout Thomme, M. Cousin 
s^est vu entraîné, comme par un fleuve rapide, dans un véri- 
table abîme. Il a été ainsi lui-même un exemple de la néces- 
sité de la logique et des conséquences fatales qu'elle entraîne 
lorsque nous n'employons pas notre liberté à suspendre noire 
jugement sur les idées obscures. M. Cousin, ayant afflrmé 
une fausse psychologie, s*est trouvé avoir une fausse ontolo- 
gie et même une fausse théologie toutes faites. En effet , iî 
8*est dit : Les faits sensibles sont nécessaires ; Thomme n'y 
est pour rien ; ils viennent donc de la nature, qui les produit 
et les cause. Les faits rationnels sont nécessaires aussi; 
l'homme n'y est pour rien ; ils viennent donc de Dieu, qui les 
produit et les cause. Les faits volontaires seuls constituent 
le moi, la personnalité humaine; eux seuls viennent de 
Thomme, qui les produit et qui les cause. Donc Thomme est 
un composé de trois choses, la nature, Thomme, et Dieu. Et, 
tout en répétant que la conscience est une et indivisible, 
M. Cousin a composé l'homme de trois êtres distincts et se- 
parés, la nature, Thomme, et Dieu. 

Et du même coup, chose admirable î il a eu Dieu ; car Dieu , 
comme on va le voir, s'est trouvé composé , pour M. Cousin , 
dés Mêmes éléments qui, suivant lui, composent Thomme , 
c'èôt-à-dlrè de trois êtres distincts et séparés , Dieu, l'homme, 
et la nature. Il â donc J)ossédé l'absolu , et a cru rivaliser avec 
Stlièllin^. Si l'bh eh doute, qu'on lise attentivement cette 
conclusion de sa Préface et de tous ses travaux : « Je* touche 
. » Ici à uh point fondamental... Arrivée sur ces hauteurs , la 
» philosophie s'éclaircit eh s'agrandissant... La raison est en 
» ^èl^iie sorte le pont jeté entre la psychologie et l'ontologie , 
» eiitte la conscience et l'être ; elle pose à la fois sur l'une et 
» mr l'autre ; elle déscèiid de Dieu et s'incline vers l'homme ; 
» eMè ai^araît à la conscience comme un hôte qui lui apporte 
» êèi iiOdv^Iès d'un mbnde inconnu dont il lui donne à la fois 
» et Kidéê et le beèoin. Si la rabon était personnelle, elle sc- 
« fifit de uallê tâleùr et sans aucune autorité hors du sujet et 
» dti moi individiiël. Si elle restait à l'état de substance noli- 
M inaullèâtée, elle àerait comme si elle n'était pas pour le moi 
o qui &e serait pàd Itd-méme. Il faut dodo que la substance in- 

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2S8 

» telligente se manifeste , et cette manifestation est i'appari- 
» tion de la raison dans la conscience. La raison est donc à la 
«lettre une révélation, une. révélation nécessaire et uni ver- 
» selle, qui n'a manqué à aucun homme, et a éclairé tout 
» homme à sa venue en ce monde : Illuminât omnem homi" 
» nem venientem in hune mundum. La raison est le média- 
» teur nécessaire entre Dieu et Thomme, ce Aoyoç de Py thagore 
» et de Platon , ce Verbe fait chair qui sert d'interprète à Dieu 
» et de précepteur à Thomme , homme à la fois et Dieu toat 
» ensemble. Ce n'est pas sans doute le Dieu absolu dans sa 
» majestueuse indivisibilité , mais sa manifestation en esprit et 
» en vérité; ce n'est pas Tétre des êtres, mais c'est le Dieu da 
» genre humain. Gomme il ne lui manque jamais et ne i'aban- 
» donne jamais , le genre humain y croit d'une croyance irré- 
» sistible et inaltérable, et cette unité de croyance est à lui- 
» même sa plus haute unité. {Préface de I82C.) » 

Ainsi M. Cousin , au sommet de la philosophie , comme il 
dit, arrive à quoi...? A définir Dieu la raison. Le» révolu- 
tionnaires qui avaient élevé des autels sur nos places publi- 
ques à la Déesse Raison étaient donc tout aussi philosophes 
que lu?. 

Quoi ! vraiment, dirons-nous à M. Cousin, le grand mystère 
des religions et du Christianisme en particulier n'est pas autre 
que ce que vous venez de nous révéler ! Le Logos de Pythagore 
et de Platon, le Verbe du christianisme, ne signifient rien 
autre chose sinon que l'homme est un animal raisonnable, que 
nous avons la faculté de raisonner, mais que nous ne l'avons 
pas directement et par nous-mêmes , que cette faculté nous 
est donnée par Dieu? Mais quelle faculté , je vous le demande, 
ne nous est pas donnée par Dieu? Et, d'un autre côté, quelle 
de nos facultés nous est plus intime que la raison ? J'ouvre les 
yeux et je vois ; vous appelez cela sensibilité ; mais vous pré- 
tendez que ce n'est pas moi qui vois , que c'est la nature qui 
voit en moi, que ce fait ne dépend en rien de ma propre es- 
sence,. mais dépend du monde extérieur. Vous vous trompez 
déjà en cela ; car pour voir il faut un être capable de voir ; donc 
le phénomène dépend de la nature du sujet comme il dépend 
de la nature de l'objet. Or, voyant, je vois un péril qui me 

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899 

menace y ou un objet qui m'attire ; je fais , pour échapper à ce 
péril ou pour atteindre cet objet , une suite de raisonnements; 
ces raisonnements, vous les attribuez à Dieu seul. Enfin, après 
avoir raisonné , je me détermine à agir ; je fuis le péril ou 
marche à mon but. Oh ! alors, c'est moi , dites-vous , qui agis , 
et qui agis seul ; Dieu n'est pour rien dans mon acte ; et là , 
mais là seulement réside la personnalité humaine tout entière. 
Ne voyez-vous pas que tout cela est absurde, qu'il n'y a pas 
plus de motif pour m'attribuer ma détermination que mou rai- 
sonnement qui a précédé cette détermination , ou que ma sen* 
sation qui a précédé ce raisonnement ? 

Est-il possible d'ailleurs que M. Cousin se soit imaginé se-' 
rleusement que le Christianisme n'avait pas voulu dire autre 
chose en parlant du Verbe de Dieu? Mais les chrétiens ne di- 
saient pas seulement qu'il y avait en Dieu un Verbe de Dieu ; 
ils disaient (et M. Cousin qui fait maintenant des catéchismeê 
doit le savoir) que Dieu était un et triple à la fois , qu'il y avait 
trois personnes en Dieu , le Père , le Fils , et l'Esprit saint. Si 
Dieu est la Raison et n'est que la Raison , il n'est donc pas 
trois en un; comment donc M. Cousin a-t-il pu croire qu'il 
avait trouvé le sens du Christianisme ? 

Je vais le dire; mais ceci est le dernier terme où je suivrai 
M. Cousin dans sa théologie ; car je n'aurais pas la force d'aller 
plus loin. M. Cousin , donc , pour expliquer la Trinité du 
Christianisme , et aussi pour rivaliser avec Schelling , a ima- 
giné de composer un être qui est à la fois Dieu , homme , et 
nature ; Dieu par la tête , pour ainsi dire , homme par le milieu 
du corps , et nature par les extrémités. Je vais expliquer, si je 
puis, le Dieu de M. Cousin. 

N'est-il pas vrai que M. Cousin vient de composer l'homme 
de trois éléments divers , mais dont il n'indique pas le lien , 
savoir : le mot volontaire qui est l'homme proprement dit , la 
raison qui est Dieu dans l'homme , et la sensibilité qui est 
pour ainsi dire la nature dans l'homme ? La nature ou le monde 
extérieur fournit la sensibilité, l'homme donne pour son con~ 
tingent la personnalité de son moi , et Dieu apporte pour sa 
quote-part la raison. Ainsi M. Cousin fait l'homme. 

Hé bien , de même il compose Dieu de trois choses , Dieu , 



230 I>B L^éCLBCTlSMB. 

proprement dit (sur lequel il ne s'explique pas autrement qae 
pour dire qu'il est la raison absolue) , Thomme , et la natare. 
Et il est bien forcé à cela , comme je Fai déjà remarqué; 
car rtiomme étant un moi volontaire , et la sensibilité daas 
Fbomme étant causée par la nature , il s'ensuit qu'il n'y a plus 
d'autre place à donner à Dieu que celle raison absolue qui 
préside à nos jugements. Dieu se trouve donc ressembler beau- 
coup à ce Fatum des anciens que les poètes mettaient au- 
dessus de tous les dieux , au-dessus de Jupiter. Mais rhomme, 
ce moi volontaire et libre , est également indépendant quant 
à son essence ; et la nature aussi est indépendante. En réu-* 
nissaut ces trois choses , qui toutes trois existent sans lien, on 
a la totalilé des choses qui , elle aussi , est Dieu. C'est un Dieu 
collectif à la façon du monstre d'Horace : 

Desinit in piscem millier /ormosa stipernè. 

Or puisque Dieu , dans sa totalité , comprend la nature et 
Ihomme, il est donc à la fois Dieu, nature, et bumanilé; il 
est donc triple. Et puisque l'homme reçoit de Dieu la raison, 
et qu*il reçoit du monde extérieur la sensibilité , il est donc 
triple aussi. * 

Dieu est donc un composé de trois parties , comme l'homme 
est un composé de trois parties ; et il se trouve i|ue lès trois 
parties qui composent Dieu sont les liiêmes qui com(M)âeat 
l'homme. Il y a donc identité. 

C'est ainsi, dit M. Cousin, que l'homme reflète Dieu/et 
que « Dieu revient en quelque sorte à lui-même dans la con- 
» science de l'homme , dont il constitue indirectemeiit le mé- 
«> canisme et la triplicité phénoménale par le reflet de dt>u 
» propre mouvement et de la triplicité substantielle dont il est 
» l'identité absolue. (Préfdct de ^826.)» Cômprehne qui 
pourra cette dernière formule. 

Quand M. Cousin écrivait ce beau système , il eât évident 
qu'il voulait rivaliser avec Schellilig; et comment nfe l'aurail- 
il pas voulu, puisqu'un peii plus tard il a écrit positivement 
celte phrase : « Les premières aiinées du dix-neuvième si&cle 
» ont vu paraître ce grand système (le système de i'ide»tiré 

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DB L'ISCLEGTISMS. Kî 

» qh^olué). fi'Earope le doit à rAUemagne , et rAllemagne à 
» M. Schelliag. Ce système est le vrai. Schelling Ta mis au 
X monde, mais il Ta laissé rempli de lacunes de toute espèce. 
» Hegel , venu après Schelling , développa et enrichit ce sys- 
» tème, mais en lui donnant à plusieurs égards une face nou- 
» velle. ( Préface de 4855. ) » Il est impossible, j'espère, de 
s'exprimer plus clairement : L'Europe doit à TAllemagne, 
et rAllemagne doit à M. Schelling un grand système qui est 
k vraL Mais si le-système de Schelling est le vrai, pourquoi 
U. Cousin n'a-t'il pas tout simplement adopté le système de 
Schelling ? On marche vraiment avec M. Cousin de merveille 
en merveille. 

U a cru le saisir ce système , s'en emparer, s'il faut en croire 
les Allemands; mais il n'y est pas parvenu. «Qu'est-ce, s'écrie 
» un disciple de Hegel ( M. Hinrichs , dans les Annales her^ 
» linoises de la critique scientifique), qu'est-ce que cet amal- 
» game d'éléments disparates que M. Cousin s'efforce de nous 
» foire accepter comme la raison dernière de toute chose ? 
» Tant que M. Cousin ne nous donnera pas le mot de son 
» énigme , nous ne verrons dans son prétendu système qu'un 
» amas de contradictions. Pour que la sensibilité , la person- 
» nallté (de nature relative), et la raison (de nature absolue) 
» paissent réellement produire une unité , il faut que toute dis- 
» tinctlon et toute hétérogénéité soient effacées ou détruites 
» au centre de la conscience. La raison , bien qu'elle ne soit 
» ni la sensibilité , ni la personnalité , se lie néanmoins , selon 
» H. Cousin , à ces deux facultés élémentaires. Mais quel est 
» donc le point de liaison commun , si la sensibilité et la per* 
» sonnalité existent à côté et en dehors de la raison? C'est 
>> ainsi que M. Cousin croit s'être emparé du point de vue de 
« Schelling. Mais Schelling est trop philosophe pour accréditer 
» toutes ces contradictions (I). » Et, continuant à s'échauffer, 
le philosophe allemand, représentant de l'école de Schelling et 
(le Hegel , arrive à traiter la théorie de M. Cousin (Vaffreuse 
monstruosité. C'est uniquement sous le rapport de ia logique 
qu'il la traite de cette façon. Ces trois termes, sensibilité , per- 
I 

(0 ^oy» ^« V Allemagne^ par Heine, tom. II. 

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853 DB L^éCLBCTISMB. 

êonnaliié, ration , Juxtaposés sans lien, sans idendtë Yéri>- 
table , puisque l'an vient de la nature , le second de Fhomiiie, 
et le troisième de Dieu, irritent , et justement, le disciple de 
racole de Tidenlité absolue. Il trouve que M. Cousin n*a pas 
saisi le point capital du système, et il le lui fait sentir verte^ 
ment. Pour moi , j'avoue que je serais assez disposé à m*écrier 
aussi que c'est une folie et une monstruosité qu'une telle con- 
ception de Dieu, mais pour une autre raison. La logique as- 
surément m'est chère ; mais c'est le sentiment qui est sur- 
tout révolté , à mon avis , par le théisme ou panthéisme de 
M. Cousin. 

Les poètes ont souvent décrit l'espèce d'horreur qui saisit on 
homme quand , marchant sur des prairies émailtées de fleurs, 
il rencontre sous ses pas un serpent ou quelque autre animal 
redoutable ou qui fait mal à voir. Le sang est refoulé jusqne 
dans le cœur, et la vie semble prête à nous abandonner. Il est 
difficile de ne pas éprouver, dans la partie la plus haute de notre 
<^tre , une impression semblable , quand , étudiant la science 
de la vie , on rencontre un système qui , sous prétexte de vons 
expliquer Dieu , de vous élever, de vous agrandir, de vous 
donner des ailes pour le bien , pour le beau , anéantit à la fois 
Dieu , la vie , le beau , le bien , et ne vous laisse apercevoir 
qu'une fatalité aveugle et une sorte de spectre sans cœur ap- 
pelé Dieu. Tel est Teffet du système de M. Cousin. 

Quoi ! Dieu n'est que raison , et pas amour ? quoi ! il ne se 
manifeste à nous que par la raison ? quoi ! la raison est le seal 
lien qui existe entre lui et nous ? Mais qu'est-ce que la raison? 
c'est l'évidence logique ; c'est , si vous voulez , l'idée vague 
d'infini. Ainsi nous ne communiquons avec Dieu , et Dieu ne 
communique avec nous qu'autant qu'il est présent dans nos 
raisonnements , et que nous savons que l'infini existe. Mais 
alors, pourquoi Dieu se donne-t-il la peine de communiquer 
ainsi avec nous ? S'il n'est que raison et pas amour, pourquoi 
nous a-t-il créés ? S'il n'est que raison et pas amour, comment 
nous sauvera-t-il ? 

Et M. Cousin , encore une fois , s'est imaginé que c'était là 
le sens du Christianisme I Quoi ! le Verbe de Dieu , ce Verbe 
fait chair « qui sert d'interprète à Dieu et de précepteur à 



DB L*ÉCLECTISMB. 855 

» rhomme» homme àla fois et Diea tout ensemble, » ce Verbe est 
raison pore on par raisonnement. Quoi ! Jésus fut uniquement 
le prophète de la raison , le type de la faculté raisonnante , le 
Messie de la logique ! Alors, il faut en convenir, il a bien mal 
joaé son rôle. Lui qui se disait et qui a été dit le Verbe de Dieu, 
aa lieu de raisonner, il a parlé amour, charité ! Bagatelle que 
tout cela , et tout-à-fait hors du personnage ! C'était logique et 
dialectique qu'il devait parler. 

Foolons aux pieds ces chimères, et détournons-en nos 
regards. 

Dieu nous illumine par la raison, sans contredit, mais il 
nous échauffe aussi par le sentiment, et il nous conduit par la 
nature. La connaissance, le sentiment, la manifestation corpo- 
relle, sont trois aspects de Dieu unis et inséparables; car Dieu, 
c'est la vie. Ces trois aspects se retrouvent en nous. Ils se re- 
trouvent aussi dans la nature. Voilà où gît l'identité. 

Mais prendre un des rayons de la vie divine , prendre un 
des rayons de la vie humaine , et enfin prendre un des rayons 
delà nature , et de ces trois rayons composer l'homme comme 
de trois ressorts qui se meuvent de trois côtés différents , ce 
n^est pas expliquer l'homme , c'est briser et nier l'unité de la 
vie en nous ; c'est faire de nous d'absurdes machines. 

Puis composer Dieu avec l'homme, la nature, et la raison, 
c'est également détruire Dieu ; car c'est ôter à Dieu ce qui le 
constitue aussi bien que la connaissance , à savoir le senti- 
ment et la manifestation. 

Dieu est, et, à tous les moments de son éternité, il est iden- 
tique avec lui-même , triple et un. £n ce sens , il n'a pas besoin 
de l'homme pour être ; et de fait , l'homme n'a pas toujours 
été; U fut un temps où il n'existait que virtuellement. Dieu, 
donc, ne se compose pas de trois parties , la nature , l'homme , 
et un je ne sais quoi qui ne serait pas Dieu. 

Mais le dommage causé dans l'âme par le système de M. Cou- 
sin me parait plus grand encore que s'il ne faisait que détruire 
en nous l'idée de Dieu. Faire ce qu'a fait M. Cousin, ce n'est 
pas seulement détruire l'unité de notre être et l'unité de Diou , 
c'est encore détruire du même coup le rapport entre Dieu et 
l'homme. Car ces deux existences étant ainsi fonction l'une de 



954 DE L^éCLEGTISHB. 

Tautre, il y a confusion, entremélement, si je puis ain^i parler; 
mais il n*y a pas rapport. 

En effet , dans la vérité , Dieu est véritablement Tétrebors 
de nous, quoique nous vivions en lui ; et , étant ainsi, il peut 
être à la fois celui qui nous a créés et celui qui nous ap- 
pelle à lui. Entre lui , qui est infmi et parfait , et nous ^ 
sommes son image finie et imparfaite , il y a donc un rap- 
port; et ce rapport est VIdéal, qui est ainsi le pont qui noos 
conduit vers Dieu. Mais coupez par parties et confondez la 
vie humaine et la vie divine, comme Ta fait M. Cousin, 
tout idéal cesse et s'évanouit. Le présent donc et le fait ac- 
tuel s'élendent alors sur nous et sur notre pensée , comme 
un obscur brouillard; un poids aussi lourd que Tuni vers noos 
accable. 



S XV. 

De la philosophie de l'humanité selon M. Cousin. 



Tandis que l'Allemagne accomplissait un rôle philosophi- 
que, la France , comme je Tai dit , en remplissait un autre. 

L'Allemagne s'occupait de la vie du moi. Mais n'y a-t-ll 
donc que solitude dans la vie? n'y a-t-il que le moi, ou n'y 
a-t-il que des moi solitaires ? n'y a-t-il que le moi , Dieu, et la 
nature ? 

Non : il y a le semblable; les moi sont communicables en- 
tre eux, et forment , dans le temps comme dans l'espace , des 
groupes vivants. 

Qu'est-ce que l'amour, qu'est-ce que la famille, qu'est-ce 
que la patrie , qu'est-ce que l'humanité ? Voilà les questions 
philosophiques qui ont occupé la France plus que l'Alle- 
magne ; voilà le champ de sa philosophie. Le résultat des 
deux grands siècles de la France a été de produire sur ces 
questions un Idéalisme de la vie du nous comparable et pa- 
rallèle à l'Idéalisme de la vie du moi qui occupait les Allé- 



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DE L*éCLECTISMB. 255 

mands. Cet Idéalisme, c'est la doctrine du progrès et de la 
perfectibilité. 

La première'de toutes les nations , la France , a posé et dé- 
battu les hautes questions de Thumanité. Son dix-huitième 
siècle s'ouvre par la doctrine de la perfectibilité et se ferme 
par là. On parle du Napolitain Vico pour avoir entrevu la vie 
collective de l'humanité à travers le temps; mais notre Charles 
Perrault , mais notre Pascal , sont antérieurs à Vico. Cin- 
quante ans durant , sous le voile de la question de la supé- 
riorité des modernes sur les anciens, la perfectibilité du genre 
humain avait été discutée en France; et c'est là , je l'ai dé- 
montré ailleurs (I) , qu'est le germe si splendidement déve- 
loppé plus tard sous le nom de dix-huitième siècle et de révo- 
lution française. 

M. Cousin n'est pas de l'école française , de l'école du dix- 
huitième siècle et de la révolution , de l'école qui a fini par se 
résumer dans ces mots : Perfectibilité indéfinie du genre hu- 
main. Loin de là, il fait profession , comme nous l'avons vu , 
de ne pas savoir ce que c'est que la philosophie française ; et 
aujourd'hui ce qu'il repousse et déteste le plus, c'est la doctrine 
du progrès. Le présent , voilà sa bannière. 

Aussi n'est-ce en aucune façon à la suite des philosophes 
français que M. Cousin s'est avancé sur le terrain de la philo- 
sophie de l'histoire. C'est en suivant les pas de l'école alle- 
mande de Hegel. 

Ce n'est pas ici le lieu de montrer comment l'idéalisme al- 
lemand a été impuissant à créer la véritable philosophie de 
l'histoire. Par des raisons que je tacherai d'exposer ailleurs (2), 
le mouvement de Kant, poursuivi par Scheliing , n'a abouti 
qu'à un grand fatalisme étendu à la fois sur le passé et sur le 
présent par leur successeur Hegel. L'Idéalisme du moi soli- 
taire ne pouvait comprendre sympathiquement la vie de l'hu- 
manité ; il ne pouvait aboulirqu'à des formules logiques. Notre 
ami Edgard Quinet , dans un morceau remarquable ( Revue 

(t) De fa loi de continuité qui unit le dix-huitième siècle au dix- 
septième y dans la Revue Encyclopédique y i833. 

(a) Voy. l'article Hegei de VEncychpédie NouveUe, 

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2S6 DE l'éclectisme. 

des Deux-Mondes , tom. lY ), a bien saisi le rapport de cette 
philosophie avec le moment précis où elle parut. « Hegel, 
» dit'il , fonda son école au centre de la Sainte- Alliance... 
» Dans ce monde aussi épuisé de liberté que d'esclavage , n'y 
» ayant plus nulle part de spontanéité ni seulement d'appa- 
» rence de vie» il n'y en eut pas plus dans sa philosophie. Ce fut 
» la consécration fataliste de toute autorité , la sanction da 
» plus fort , un mot échappé à l'abattement de l'univers , et 
» pris pour sa dernière idée. Gomme alors toute histoh*e sem- 
» blait suspendue et muette, et que la résignation à leurs mi- 
» sères était la seule chose qui parût dans les peuples, la phi- 
» losophie ne sut elle-même que chercher et fonder le présent, 
» et son caractère fut de n'avoir aucun pressentiment d'un 
» lendemain. » 

M. Cousin , tout le monde le sait , nous a donné en 
France,, sous la restauration, c'est-à-dire aussi sous la Sainte- 
Alliance , une répétition du système de Hegel , sinon pour les 
idées ( ce que je ne puis décider, ne connaissant pas les écrits 
de Hegel) du moins pour Fesprit et la tendance. 

C'est encore par la logique , et avec ce qu'il appelle l'ab- 
solu, que M. Cousin est arrivé à sa philosophie de l'his- 
toire. De même qu'il n'avait pas cherché Dieu en lui par la 
voie du sentiment et de la raison associées , mais en dehors 
de lui par la logique , de même il n'a pas senti Thumanité 
en lui, et ne s'est pas uni à l'humanité; il n'a pas même 
cherché l'humanité , mais il a cherché ce qu'il appelle les 
lois de rhistoire , comme un non-moi complètement étran- 
ger à sa vie. 

Comment M. Cousin arrive-t-il par l'absolu à comprendre 
l'histoire ou la vie de l'humanité? C'est en vertu d'une 
formule , de la formule du fini et de Vinfini , de Yunité et 
de la multiplicité. Cette formule est la baguette magique 
avec laquelle il a parlé de l'Orient et de TOccident , de l'Inde 
et de la Grèce , du Christianisme et de la philosophie , enfin 
de omni re scibili. Nous sommes donc bien forcés d'exami- 
ner la valeur de cette formule. Au surplus , quand nous sau- 
rons positivement ce qu'elle vaut et quel est son sens véritable, 
il sera peut-être évident pour nous que M. Cousin en a fait un 

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DE L'éCLBCTISME. 237 

singulier abus , et dès lors il deviendra inutile d'examiner sé- 
rieusement sa philosophie de Thistoire. 

Il faut d*abord savoir comment M. Cousin arrive à celte 
précieuse formule. C'est par l'analyse et la réduction des ca- 
tégories dans lesquelles , non pas seulement depuis Aristote, 
mais depuis Tlndlen Capila, et sans doute avant lui , les logi- 
ciens classent nos idées. M. Cousin a réduit à deux ces caté- 
gories. C'est là, aLYQcV impersonnalité de la raison , ce que 
M. Cousin appelle ses grands travaux, sur lesquels il fonde sa 
gloire philosophique. Ecoutons-le parler : 

c( Il y a plus de douze ans que , pour la première fois dans 
» une chaire publique , j'ai donné une énumération complète 
» des éléments de la raison humaine , une réduction de ces 
» éléments , et une analyse de leurs rapports. Je me conten- 
» terai aujourd'hui d'exprimer les résultats de mes travaux, 
» laissant à vos méditations le soin de féconder ces germes, 
» et me fiant à la vertu de Thistoire , qui , en les développant, 
» les confirmera. J*ai Fair peut-être de hasarder beaucoup , 
» et je ne fais que résumer les travaux de toute ma vie... Il 
» faut aller vite, il faut vous dire brusquement que la raison 
» humaine , de quelque manière qu'elle se développe , quoi 
» qu'elle aborde , quoi qu'elle considère , soit qu'elle s'arrête 
» à l'observation de cette nature qui nous entoure, soit qu'elle 
» s'enfonce dans les profondeurs du monde intérieur , ne 
» conçoit toutes choses que sous la raison de deux idées. Exa- 
» mine-t-elle les nombres et la quantité ? il lui est impossible 
» d'y voir autre chose que l'unité ou la multiplicité. Ce sont 
» là les deux idées auxquelles toute considération relative 
» au nombre aboutit. L'un et le divers, l'un et le multiple, 
» l'unité et la pluralité , voilà les idées élémentaires de la rai- 
» son en matière de nombre. S'occupe-l-elle de l'espace? elle 
» ne peut le considérer que sous deux points de vue : elle 
» conçoit un espace déterminé et borné , ou l'espace des es- 
• paces, l'espace absolu. S'occupe - 1 - elle de l'exiaiente? 
» prend-elle les choses sous ce seul rapport qu'elles existent ? 
» Elle ne peut concevoir que l'idée de l'existence absoJue , on 
» l'idée de l'existence relative. Songe-t-elle au temps, elle 
» conçoit on un temps déterminé, le temps à proprement par 



258 DE l'éclectisme. 

» lei'y ou le temps en soi , le temps absolu, savoir Téternité» 
» comme Fespacé absolu est Timmensilé. Songe-t-elle aux 
» formes? elle conçoit une forme finie, déterminée, limi- 
» tée, mesurable, et quelque chose qui est le principe de cette 
» forme, et qui n'est ni mesurable, ni limité , ni fini , Finfîni 
» en un mot. Songe-l-elle au mouvement, à Faction? elle ne 
» peut concevoir que des actions bornées , et des principes 
» d'action bornés, des forces, des causes bornées , relatives, 
» secondaires , ou une force absolue , une cause première au- 
» delà de laquelle, en matière d'action, il n'est pas possible de 
» rien rechercher et de rien trouver. Pense-t-elle à tous les 
» phénomènes extérieurs ou intérieurs qui se développent 
» devant elle , à cette scène mobile d'événements et d'accl- 
» dents de toute espèce ? là encore elle ne peut concevoir que 
» deux choses y la manifestation et Fapparence, comme appa- 
» rence et simple manifestation, ou ce qui, tout en paraissant, 
» retient quelque chose encore qui ne tombe pas dans Fappa- 
» rence, c'est-à-dire l'être en soi , et , pour prendre le langage 
» de la science , le phénomène et la substance. Dans la pen- 
» sée, elle conçoit des pensées relatives à ceci, relatives à 
» cela , qui peuvent être ou n'être pas , et elle conçoit le 
» principe en soi de la pensée, principe qui passe sans doute 
» dans toutes les pensées relatives , mais qui ne s'y épuise pas. 
» Dans le mondé moral aperçoit-elle quelque chose de beau 
» ou de bon, elle y transporte invinciblement cette même ca- 
» tégorie du fini et de Finfîni , qui devient ici Fimparfait et le 
» parfait, le beau idéal et le beau réel, la vertu avec les mi- 
» sères de la réalité , ou le saint dans sa hauteur et sa pureté 
» non souillée... Voilà, selon moi, tous les éléments de la 
» raison humaine : deux termes, Fun nécessaire, absolu, un, 
9 substantiel, causal, parfait, infini; l'autre imparfait , phé- 
» noménal , relatif , multiple , fini. Une analyse savante iden- 
» tifie entre eux tous les seconds termes et tous les premiers 
» termes çntre eux; elle identifie l'immensité, Féternité, la 
N substance absolue et la cause absolue , la perfection et Fn- 
» nité d'une part ; et de Fautre le nuiltiple , le phénoménal , 
» le relatif, k limité , le fini , le borné , Fipnparfait, ( Cours 
> de 4828. ) » 

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DE l'éclectisme:. 259 

Ces pages sont fort belles , sans doute , mais je trouve 
M. Cousin un peu téméraire d'avoir répété si souvent qu'il 
était le troisième, après Aristote et Kant, qui eût sérieuse- 
ment abordé la classification , la coordination et la réduction 
des lois de la pensée. ( Préface de 4826 et Cours de 4828. ) 
Qui ne sait que Raraus , le contradicteur d'Aristote , attaqua 
les divisions philosophiques de Fécole , et y substitua une 
nouvelle manière de diviser ? Qui ne sait que ses divisions 
consistaient toujours en deux membres contradictoires Tun à 
l'autre ? 

La division reproduite par M. Cousin n'est d'une certaine 
façon que celle de Ramus ; et je dis qu'exposée comme il l'a 
exposée, elle n'a d'autre valeur que celle d'un instrument lo- 
gique, comme elle était dans les mains de Ramus. 

En effet , M. Cousin n'a pas compris la raison profonde de 
sa formule. D'où vient cette dualité perpétuelle dans toutes 
nos idées , d'où vient que nous ne pouvons rien concevoir 
sans qu'une dualité surgisse , que le fini suppose Tinfini , l'u- 
nité la multiplicité , le phénomène la substance , etc. , ou |ré- 
ciproquement ? D'où vient cela , dis-je ? M. Cousin nous dit 
que c'est le résultat de son analyse des principes régulateurs 
de la raison; qu'il a pesé, supputé, critiqué les catégories; 
qu'Aristote en avait fait dix, Kant quatre, et qu'il les a ré- 
duites à deux. Ce travail est méritoire , sans doute ; mais c'est 
toujours de la logique travaillant sur de la logique :' je ne sens 
pas là la vie. 

La raison profonde de ces deux grandes catégories exposées 
par M. Cousin, est dans la formule de la vie, dans la formule 
de l'être , dans la formule de Leibnitz, le moi, le non-moi, et 
leur rapport. 

L'être , le moi passe à travers les phénomènes et survit aux 
phénomènes : de là, avec l'idée du fini donnée par le non-moi 
dans le phénomène , l'idée de Vin fini, ou plutôt le sentiment 
de l'infini , donné par le moi qui survit au phénomène. De là 
ridée de l'unité et de la plural té , de la substance et de la 
forme, etc. Nous portons l'infini en nous, et nous trouvons le 
fini à chacun de nos pas , car nous sommes finis dans chacune 
de nos manifestations. 

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240 DE L^BCLECTISME. 

Ainsi ce qae M. Cousin a pris pour Talisola trouve vérita- 
blement son explication dans la psychologie même , et reçoit 
de la psychologie sa lumière. 

(c Les catégories , dit quelque part M. d'Ëckstein, sont sem- 
blables à la couverture d'un livre; c'est la couverture, c'est la 
reliure, ce n'est pas le livre. » M. Cousin a pris la couverture 
du livre pour le livre. 

Si M. Cousin avait véritablement compris d'où venait ce 
dualisme éternel qui Ta frappé, il se serait attaché à la formule 
psychologique qui l'explique , au lieu de s'abandonner témé- 
rairement à une formule de haute logique. 

La formule psychologique , étant bien comprise et sentie en 
nous, est lumineuse par elle-même; transformée en formule 
abstraite et de pure ontologie elle aurait encore prêté sa lu- 
mière, et l'application n'eiît pas été incertaine. 

M. Cousin fait précisément Tinverse. Il saisit dansje vague 
la formule du fini et de Tin fini , il eu fait Dieu , et puis redes- 
cend sur la terre. Je dis qu'en procédant ainsi , il n'a pas le 
sens de sa formule , et qu'il risque grandement de s'égarer à 
chaque pas dans les applications. 

£n veut-on une première preuve bien éclatante ? La voici. 
Je prends la conscience humaine , la pensée , le fait intellec- 
tuel, et je demande à M. Cousin où est l'unité, la pluralité, et 
leur rapport. M. Cousin ne peut manquer de répondre, et il 
répond en effet, en vingt passages de ses écrits que je pour- 
rais citer, que le monde extérieur, le non-moi est le multiple, 
la pluralité ; que le moi au contraire est l'unité. Cela en eflet 
me paraît incontestable : le sentiment de la pluralité nous est 
donné par les phénomènes, celui de l'unité par la substance 
qui se sent survivre dans tous ces phénomènes. Mais , cela 
étant , il est évident aussi que si nous passons à Taspect du 
fini et de l'infini , \emoi doit représenter l'infini et le non-moi 
le fini : cela , dis-je , est une conclusion nécessaire. Hé bien ! 
le croirait-on? M. Cousin dit tout le contraire : « C'est , dit-il , 
» le moi qui représente éminemment le fini dans la con- 
» science. (Cours de 4828, vu* leçon, page 28. ) » Et M. Cou- 
sin insiste longuement sur ce point, et il en fait dériver cette 
conséquence que le moi représentant le fini , les hommes 



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0£ L'éCLBCTISHB. 241 

n'ont pas dû commencer par le point de vue da fini , mais par 
le point de vue de Tinfini , parce que le moi, ou Factivité vo- 
lontaire et libre, a dû se prendre à tout avant de se connaître; 
d'où M. Cousin déduit que l'époque où l'humanité s'est 
perdue pour ainsi dire dans l'infini a dû être la première 
époque ; d'où l'Orient avant la Grèce , etc. , etc. Conçoit-on 
un pareil défaut de logique I Quoi! les termes unité, infini, 
substance , etc. , se correspondent , dites-vous , et pourtant le 
moi se trouve être à la fois l'unité et le fini , c'est-à-dire dans 
les deux séries. Mais M. Cousin sait si peu retrouver sa for- 
mule dans le fait intellectuel qu'il ne se contente pas de dire 
que le moi est le fini; il ajoute que le non-moi est aussi le 
fini : a Le fini, c'est le moi et le non-moi. ( Ibid. ) » Où 
donc est l'infini dans la conscience ? Sera-ce le rapport par 
hasard? Quoi! le rapport du fini au fini sera l'infini! Est-il 
possiWe de s'égarer et de se contredire à ce point ! C'est , en- 
core une fols, je le répète, que M. Cousin n'a pas le sens de 
sa formule, parce qu'il ne l'a pas trouvée par une vraie onto- 
logie, par une ontologie que j'appellerais psychologique, mais 
seulement par hasard, j'entends par des considérations lo- 
giques. 

Or, si lui psychologue, arrivé à une haute formule ontolo- 
gique, en fait une si absurde application à la psychologie, com- 
bien n'est-il pas à craindre que, sa formule en main , il ne se 
trompe sur toute chose ! 

C'est, en effet, je crois, ce que je démontrerais être arrivé 
relativement à la plupart des questions soulevées au sujet de 
rhistoire , dans ce célèbre Cours de 4828, si brillant, si hardi , 
mais si téméraire en tout et si faux. Maître d'une formule de 
la Trinité qui reflète les véritables formules, M. Cousin en a 
fait, avec une parfaite sincérité, un effroyable abus. Dieu 
n'étant autre chose que la nécessité du fini et de l'infini , de 
l'unité et de la pluralité, l'humanité, à plus forte raison, ne 
pouvait pas être autre chose. Se plaindrait-elle de n'être que 
cela , de n'être que matière au fatum de cette loi , quand Dieu 
lui-môme n'est pas autre chose? Et si Dieu et l'humanité ne 
sont que cela, la terre et les astres trouveraient-ils mauvais 
qu'on les expliqua par cette même loi fatale? M. Cousin a 

ai 

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242 DB L*éCLBCTlSME. 

donc expliqué Dieu, la création , r univers , la terre , les aitrei , 
rhumanité, le monde oriental , le monde grec , le monde diré- 
tien, les temps modernes, toutes choses en nn mot par cette 
formule. Mais toutes ses explications ressemblent un peu â 
celle qu'il a donnée de la géographie de llnde. Il s'agissait 
des rapports généraux qui lient les climats , les lieux, toute la 
géographie physique à l'histoire. Pour quelle scène , se de- 
mande M. Cousin , l'Orient a-t-il été prédestiné ? Est-ce peur 
une représentation du fini , ou pour une représentation de lin- 
fini? « Assiérez-vous, dit M. Cousin , Tépoque du fini dans un 
» coniineUt très compacte , extrêmement étendu en longueur 
» et en largeur, et formant une masse dans laquelle il y aura 
» peu de fleuves, etc. ? » Les fleuves sont , dans les explications 
de M. Cousin , le signe infaillible du fini et du mouvement 
Malheureusement Flnde , le payé de l'infini , de l'immobUité 
et de Fenveloppement par excellence, selon M. Cousin, est 
le pays du monde où il y a le plus de fleuves grands et petits. 
Les géographes, je crois, en comptent près de mille. 

Emporté ainsi par une formule dont le sens profond tel 
échappe, un métaphysicien ressemble à Phaéton condalsantle 
char du soleil. Il roule aisément dans les précipices. M. Cou- 
sin rencontre sur ses pas la question de la guerre , et il feit 
l'apologie de la guerre , non comme ayant été nécessaire et 
ayant servi et devant servir encore au progrès de l'humanité, 
ce qui eût été vrai et philosophique, mais comme nécess^dfe 
d'un nécessité absolue. Et comment eût-il fait autrement? Oâ 
trouverait-il , je vous le demande , l'élément dn fini , du mul- 
tiple , et de la variété ? Mais dans la guerre 11 y a les vainquem 
et les vaincus : M. Cousin prend le parti des vainqueurs; kt 
vainqueurs ont toujours raison, dit-il; et il entreprend de 
démontrer ce qu'il appelle la moralité du succès. De parete» 
leçons de philosophie , dépourvues de toute lumière morale, 
sont funestes à l'esprit , et ne conduisent qu'au scepticisme. 

Tel est ce Cours de 1828 qui restera, je crois , dans la lan- 
gue française comme un monument , non de philosophie , mais 
de la puissance de la métaphysique , môme lorsqu'elle s'égare 
et qu'elle part témérairement de principes incertains et mal 
assurés pour s'élever au sens de toutes les choses. 

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DE t'éCLEGTISUB. S45 

Les Allemands nous disent qae le système de M. Cousin sur 
Dieu n'est qu'une altération et une sorte de contrefaçon du 
sysiènie 4e Tidentité absolue de Scbelling et de Hegel; suivant 
eux aussi , les applications que M. Cousin en a faites à This- 
toire sont un emprunt fait à ce dernier. Nous ne sommes pas 
en état de décider cette question. Nous ne Tavons pas étudié , 
ce système de Schelling et de Hegel , que IVI. Cousin lui-méi|ie 
reconnaît pour être le vrai et par conséquent le modèle qu'il 
a cherché à imiter ou à retrouver. Nous sommes venus à la 
philosophie par la voie de la France , et non par la voie de 
l'Allemagne; mais si ce système aboutit, comme celui de 
M. Cousin , à la destruction de Tldéal qui relie Fhomme à 
Dieu, nous combattrons ce système , et nous sommes $ûrs d'a- 
vance qu'il est faux(l). 



S XVI. 

De la philosophie de la nature selon M. Cousin. 



Quelques lignes me suffiront pour exposer tout ce que 
M. Cousin a émis d'idées sur la philosophie de la nature. Dans 
sa Préfctce de <826, il adopte le système de M. Azaïs, que 
J univers est gouverné par deux forces ou lois, V expansion 
H la concentration. L'expansion, c'est, suivant M. Cousin, 
l'analogue de la spontanéité dans l'homme, la concentration 
Tanalogne de la réflexion : « Comme nous avons réduit à deux 
" les lois de la raison et les modes de la force libre, de même 
* ne pourrait-on tenter une réduction des forces de la nature 
j et de leurs lois? Ne pourrait-on réduire tous les modes ré- 
V guliers d'action de la natiu-e à deux modes qui, dans leur 

> rapport avec l'action spontanée et réfléchie du moi et de la 

> raison, manifesteraient une harmonie plus inthne encore 



(i) Toy. Tarticle Hegel de V Encyclopédie Nouvelle, 

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244 DE L'jâCLËCTISMB. 

» que celle que nous venons d'indiquer entre le monde intë- 
» rieur et le monde extérieur ? On entrevoit que je veux parler 
» ici de Texpansion et de la concentration; mais tant que des 
» travaux méthodiques n'auront pas converti ces conjectures 
» en certitudes , j'espère et je me tais. » 

Je cherche ce que cela veut dire. Nous avons vu que , selon 
M. Cousin , rhomme n'intervient pas dans la spontanéité, que 
c'est Dieu qui pense en nous , que la raison est impersonneôe; 
mais que l'homme , le moi , reparaît dans la réflexion. Il en 
serait donc de même dans la nature. Dieu opérerait en elle par 
l'expansion, et le moi de la nature, si l'on peut parle i ainsi, 
se manifesterait dans la concentration. Je ne vois pas d 'autre 
sens à ces phrases; mais cela même n'a pas de sens. 

Quoi qu'il en soit, M. Cousin a plus tard changé son point 
de vue. Car dans son Cours de 1828, « l'allraction est le retour 
» de la variété à l'unité , comme l'expansion est le mouvement 
» de l'unité à la variété. ( v* leçon. ) » 

Il semble que M. Cousin ne voit dans les phénom^n»» de 
la nature qu'un mouvement de va et vient perpétuel , ut e os- 
cillation constante et toujours la même comme celle d'im pen- 
dule : le va du balancier il l'appelle expansion ; le vient est 
pour lui la concentration ou l'attraction. Mais cela est absurde. 
Qu'entendent les physiciens, les chimistes , les astronomes, 
par attraction? Ils entendent que les corps s'attirent. C'csl 
donc en vertu de l'attraction qu'ils s'épandent , qu'ils s'échap- 
pent du lieu où ils sont pour passer dans un autre lieu , qaflto 
se détachent d'une certaine combinaison où ils étaient engagti|^ 
pour passer à une autre combinaison. L'attraction est àam 
ainsi la cause de l'expansion. La vérité de Newton n'est pat^ 
nous le croyons , le dernier mot de la philosophie natoreUei. 
mais elle est sur la route de la vérité ultérieure, et l'idée #1. 
M. Azaîs adoptée par M. Cousin n'y est en aucune façon. 

Qu'est ce que la vie dans la nature? Une suite de compoil* 
tions et de décompositions. Comment s'opèrent ces comp»r 
sitions et ces décompositions? Par l'attraction. L'attractfli 
sert aussi bien à désagréger un composé qu'à en former i% 
nouveau. 

Or, si l'attraction , comme cela est certain , sert à désagréger 

. y U...U, Google 



DR i/rclegtisme. 245* 

les composés» elle est donc le passage de l'unité à la variété, 
de même que, servant à produire de nouveaux composés , elle 
est le retour de la variété à Tunité. 

Il n'y a donc pas deux lois , il n'y en a qu'une. Ce qu'il faut 
découvrir, ce que la science demande à la métaphysique , c'est 
de donner l'idée métaphysique de l'attraction , de définir mé- 
taphysiquement cette force. 

Mais ce n'est pas ici le lieu de suivre des idées que nous 
avons commencé à exposer ailleurs. Il est évident que la mé- 
taphysique de M. Cousin n'a pas prise sur les phénomènes des 
sciences naturelles. 



§ XVII. 

De la notion de la philosophie selon M. Cousin. 



L'homme , Dieu , la nature , l'humanité , M. Cousin s'est 
trompé radicalement sur tout cela ! Sur quoi donc ne s'est-il 
pas trompé ! Pour achever d'embrasser l'horizon tout entier 
des questions philosophiques , il ne me reste qu'à préciser 
ridée qu'il s'est faite de la philosophie et de l'histoire de la 
philosophie. 

Qu'est-ce que la philosophie , qu'est-ce qu'un philosophe ? 
J^ai traité cette question si au long dans toute la première 
partie de cet écrit et dans le chapitre de la seconde partie con- 
sacré à la méthode , que je regarde comme tout-à-fait superflue 
tonte discussion nouvelle de l'opinion de M. Cousin à cet 
égard. Il me suffira de rappeler et de mettre en regard nos 
ieiix solutions. 

Selon nous, l'homme étant toujours, virtuellement et dans 
oates ses manifestations , en essence comme en réalité , sen- 
ation-sentiment-connaissance , le philosophe est tout cela à la 
oSa, et ne peut pas ne pas être tout cela ; et c'est parce qu'il est 
30t cela , qu'il se met naturellement en rapport avec l'huma- 
it^, qui est aussi tout cela. Or, ces trois éléments intégrants 
t iJidiTisibles de notre nature et de chacun de nos actes don- 

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â{6 DE L*ÉGLECTISME. 

nent lieu, par leur prédominance , à trois branches de la con- 
naissance et de Tactivité humaine : l'industrie ou l'organisa tioa 
sociale, Tart, et la science. L'espèce humaine se partage donc 
fondamentalement en trois types , industriels , artistes , et sa- 
vants. L'erreur serait de considérer, comme on Ta fait quel- 
quefois , ces trois types comme trois hommes distincts, ayant 
besoin d'une caste gouvernante ou théocratique pour les faire 
communiquer entre eux. La société est le lien naturel et suffisant 
de ces diversités générales de l'espèce humaine. Nul n'est tel- 
lement marqué d'un de ces caractères de notre nature qu'il 
n*ail les deux autres à divers degrés; et par conséquent ce que 
l'on a nommé le prêtre dans certain système est une superfé- 
tation aussi inutile que dangereuse. Quoi qu'il en soit , le phi- 
losophe me paraît participer à la fois du savant et de l'artiste , 
de même que le politique me paraît participer d'une façon plus 
spéciale du savant et de l'industriel. Par industriel il faut en- 
tendre l'homme de l'activité pratique, l'homme de l'actualité , 
l'homme de la réalité , c'est-à-dire de ce qui est manifesté , du 
présent en un mot , par opposition à l'homme de cette réalité 
supérieure qui embrasse à la fois passé, présent, avenir, ei 
qui nous est révélée par le sentiment et la connaissance. Je h 
répète , ce serait une grossière erreur que de prendre ces ca- 
ractères comme complètement tranchés dans l'espèce humaine. 
Et de même ce serait une erreur que de demander à toutes les 
époques et pour tous les buts la même prédominance du sen- 
timent ou de la connaissance chez les philosophes. Ces deuiL 
caractères sont toujours réunis chez eux , mais à des degrés st 
divers qu'il en résulte , suivant les époques et les besoins d^^ 
rhumauité , une infinité de combinaisons qui présentent tantôt 
la connaissance, tantôt le sentiment, à un degré plus élevé. Do 
là cette variété infinie au milieu de laquelle cependant nous 
apercevons une certaine unité , qui nous permet de classer 
sous ce nom commun de philosophes des hommes si différents : 
l'unité vient de la réunion de ces deux éléments sentiment- 
connaissance , en prédominance sur le troisième , sensation : 
la variété naît de la prédominance du sentiment sur la con- 
naissance , et réciproquement. La philosophie , comme je Pai 
dit, est donc à la fois, art et science, sentiment et connaissance; 

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DE L'ÉCLECTISME., 247 

le philosophe est une pensée inspirée par un sentiment , entée 
sur un sentiment. C'est là, et non pas la connaissance seule, ce 
qui lé constitue force dans le monde. Dans le monde physi- 
que, ce qu'on appelle la quantité de mouvement, c'est-à-dire 
la mesure de la force, se compose de deux éléments, la masse 
et la vitesse : la masse multipliant la vitesse , voilà la force 
physique dans ses effets. De même dans le monde moral la 
connaissance multipliant le sentiment , voilà la force morale. 
Les Anglais , je crois , appellent cela hint , mot énergique qiji 
correspond exactement , pour le spirituel , à ce que les physi- 
ciens appellent la quantité de mouvement. Le hint, c'est à la 
fois le sentiment et la pensée réunis, marchant ensemble à un 
but ; c'est la verve, c'est le génie, c'est la force en un mot, c'est 
l'homme. 

là* Cousin a porté partout la faux de son analyse. Il ne saisit 
en aucune manière te lien qui unit l'industrie ou l'organisation 
sociale , l'art, et la science. Il en fait des sphères distinctes et 
séparées. Il distingue 4° l'idée de Vutile, et il en fait sortir les 
sciences physiques et mathématiques, l'industrie, l'économie 
politique ; 2" l'idée du juste , qui engendre la société civile , 
l'état, la jurisprudence; 5° l'idée du beau, d'où sort l'art} 
4« l'idée de bien , qui produit la religion , le culte. Arrivé là , 
il n'a pas de cinquième idée pour engendrer la philosophie. 
Comment fera-t-îl? |1 la fait sortir de la réflexion. Or celte 
supposition est d'autant plus absurde que, Shvant M. Cousin 
lui-même , la réflexion est un simple retour sur les opérations 
antérieures , et un retour qui ne crée rien , qui ne fait que con- 
stater : « La réflexion est un retour. Si aucune opération an- 
» térieure n'avait eu lieu, il n'y aurait pas place à la répétition 
» volontaire de cette opération , c'est-à-dire à la réflexion : car 
» la réflexion n'est pas autre chose ; elle ne crée pas , elle con- 
» State et développe. Donc il n'y a pas plus intégralement dans 
» la réflexion que dans l'opération qui la précède, dans la spon- 
» tanéité : seulement la réflexion est un degré de l'inlelligencc 
» plus rare et plus élevé que la spontanéité , et encore à celte 
» condition qu'elle la résume fidèlement et la développe sans 
» la détruire. {Préface, 482C.) » Donc le philosophe de M. Cou- 
sin n'est qu'un homme plus capable que les autres de ce re- 

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348 DE L*éCLBCTISMB. 

Umr qui ne crée rien. Les hommes de spontanéité avaient eu 
l'idée de Vutile , et ils en avaient tiré les sciences physiques et 
mathématiques : le philosophe , sorti de la réflexion , répé- 
lera apparemment les découvertes faites avant lui dans ces 
sciences par la spontanéité des autres. Les hommes de spon- 
tanéité avaient eu Fidée du juste , et la société civile en était 
spontanément sortie : le philosophe , plus fort de réflexion , 
répétera les considérations de justice sur lesquelles ont été 
basées la jurisprudence et la loi politique. Les hommes de 
spontanéité avaient eu l'idée du beau , et ils avaient produit 
des œuvres d*art : le philosophe , Thomme de la réflexion , ré- 
pétera leurs chants , leurs vers , leurs statues , leurs tableaux. 
Enfin , les hommes de spontanéité avaient eu Tidée de Dieu , 
et avaient produit la religion et le culte : le philosophe, le hé. 
ros de la réflexion , répétera les idées qui ont engendré cette 
religion et ce culte. Et comme « il n'y a pas plus intégralement 
» dans la réflexion que dans l'opération qui la précède , ou 
» dans la spontanéité , » il s'ensuit que le philosophe sera tou- 
jours à la suite et à la queue des hommes de spontanéité , qu'il 
ne fera que les répéter et les reproduire. Donc le philosophe de 
M. Cousin n'est qu'un simple observateur; il constate, et ne 
fait rien autre chose ; tout au plus éclaire-t-il en répétant et . 
résumant ce qui a été dit et fait. En un mot, c'est un critique. 
Il n'engendre poim, il ne produit point , il ne pousse pas l'hu- 
manité. Je demande si l'idée que nous nous faisons des Pytha- 
gore, des Socrate, des Platon, des Aristote, des Descartes, 
des Leibnitz, et même des Locke et des Gondillac, est conforme 
à cette hypothèse. Je demande ce qu^il faut faire , dans cette 
hypothèse, des Voltaire, des Diderot, des Rousseau, ces grands 
agitateurs du monde moderne. Je demande si les plus soli- 
taires des métaphysiciens , si Kant par exemple ou Spinoza 
n'avaient pas le sentiment qu'ils créaient , si dans Tœuf de leur 
pensée pour ainsi dire ils ne sentaient pas quelque germe d'une 
humanité nouvelle. Le philosophe , un homme de réflexion 
sans spontanéité! Ah l cela est trop absurde. Spinoza , enfermé 
solitaire avec son ontologie, aimait à se des^ner sous les traits 
de Mazanielle. M. Cousin a fait ici ce qu'il fait toujours ; car 
en résumé son œuvre tout entière reproduit toujours le même 

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DR l'bclbctisme. 249 

défaut d'analyse. Le sentiment existe partout , il Ta supprimé 
partout. L'être est triple et un dans toutes ses manifestations; 
il a brisé partout cette triplicité , et toujours l'élément que 
j'appelle sentiment lui a échappé. Il a , comme auraient dit 
les Pères du Christianisme , divisé et mis en pièces la Trinité 
sainte. Il a fait Dieu d'un seul élément, la raison géométri- 
que ; rhomme d'un seul élément , la personnalité égoïste et 
aveugle qu'il nomme moi; et il a conçu le philosophe comme 
n'étant également qu'un seul élément, la connaissance sous 
le nom de réflexion , un être sans cœur et sans entrailles. 

La nature du philosophe définie, une autre question surgit: 
quelle est la fonction de cet homme , quel est le but de la 
philosophie? Selon nous, la philosophie, dans sa définition la 
plus complète et la plus élevée, est la science de la vie, c'est- 
à-dire la science de l'Être. La philosophie et la religion sont 
donc au fond identiques. Toute religion est une philosophie. 
Toute philosophie a pour but de faire une religion , ou d'en 
défaire une précédemment établie, dans le but d'une à venir. 
Qu'est-ce que la vie , comment se manifeste-t-dle , comment 
s'entretient-elle et se développe-t-elle? qu'est-elle en nous, 
qu'est-elle dans la nature, qu'est-elle dans l'Être universel? 
Voilà le problème constant de la philosophie ou de la religion 
à toutes les époques de Thumanité. Mais l'humanité collective 
variant d'époque en époque, la vie du mot et du nou«, de 
même que la vie de la nature , en tant que conçue par nous 
et en nous , de même enfin que la connaissance de Dieu et 
des rapports qui nous unissent à lui , varient aussi d'époque 
en époque avec l'humanité. L'objet de la philosophie ou de la 
religion varie donc sans cesse ; car, encore une fois , le sujet 
ou le mot se manifestant au sein d'une humanité progressive, 
l'objet, qui est aussi le mot , le nous, la nature conçue en 
nous , Dieu aperçu et senti en nous, ne peut pas ne pas va- 
rier. De là une révélation perpétuelle, toujours identique au 
fond, et pourtant toujours nouvelle. Or, à chaque époque, le 
sentiment que cette révélation nous donne revêt une forme; 
mais cette forme est passagère, muable , transitoire. De là la 
lutte des philosophies entre elles et avec les religions. De là 
ce que l'on appelle le combat éternel des idées. On s'effraie de 

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250 DE L'BCLBGTISlfB. 

ce combat comme si Tidée était toat. L'idée n'est qu'une en- 
veloppe , une forme ; une forme nécessaire , il est vrai , mais 
enfin une forme. Ce qui est réellement, c'est ce qui est sous 
cette forme. C'est le sentiment qui a pris cette enveloppe, 
cette manifestation , mais qui doit la quitter pour en revêllr 
une autre. Les idées donc , les formes tombent dans rhuma- 
nité les unes sur les autres, quand le temps est venu pour 
elles de mourir. Mais la vie cacbée sous les idées s'en sépare 
et survit dans des idées nouvelles. Qu'y a-t-il donc de solide 
au milieu de ce combat éternel des idées? Ce principe que le 
sentiment se développe sans cesse et se perfectionne dans 
l'humanité. Mais, encore une fois, il ne s'agit pas d'un senti- 
ment vague et sans formule ; il s'agit d'un sentiment qui revêt 
des formules, qui prend forme, qui s'exprime en idée, et qui 
passe sans cesse d'une idée à une idée plus grande. Recueillir 
ce sentiment et lui donner une nouvelle manifestation , une 
forme nouvelle, voilà le devoir de chaque époque et dans 
chaque époque le devoir du philosophe. 

M. Cousin , au contraire , met en avant cet axiome : « Les 
)> religions précèdent les philosophies , les philosophies sor- 
» tent des religions. » La philosophie venant ainsi après la 
religion, on demande à M. Cousin pourquoi vient-elle ? Est- 
ce pour détruire la religion ? M. Cousin répond : Non. Est-ce 
pour préparer une nouvelle religion? M. Cousin répond éga- 
lement non. Pourquoi donc vient-elle ? car il y a évidemment 
double emploi si la philosophie ne fait que répéter la religion. 
M. Cousin répond à cela : La philosophie est pour les gens 
comme il faut, la religion pour les masses. N'est-ce pas offen- 
ser à la fois l'humanité et le sens commun? Le philosophe de 
l\f . Cousin est donc tout simplement un aristocrate ? La phi- 
losophie aboutit à séparer Thumanité en deux classes, des 
fripons et des imbéciles. Vainement M. Cousin essaie par le 
sophisme d'échapper à cette conséquence. « La vérité est 
» pour tous, dit-Û, la science pour peu : toute vérité est dans 
» le genre humain , mais le genre humain n'est pas philos^ 
» phe. Au fond , la philosophie est l'aristocratie de l'espèce 
1» humaine. Sa gloire et sa force , comme celle de toute vraie 

"iristôcratie » est de ne point se séparer du peuple , de sym- 

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DE L^iCLECTISBIC. 251 

» patHider ti de s'ideniifier avec lui , de travailler pour lui en 
» 8*appiiyânt sur lui. {Préface de 4826.) » Mais comment un 
tel homme ne se séparerait-il pas du peuple lorsqu'il pense 
que la vérité est pour peu , et qu'il est dans la destinée des 
masses d'être dirigées sans avoir jamais le secret de leur 
croyance? (Ibid.) Bacon avait une bien plus grande idée d'un 
philosophe quand il se nommait lui-même le serviteur de la 
postérité. Les papes avaient une bien plus grande idée de la 
philosophie ou de la religion , lorsqu'ils s'appelaient eux , 
cheÉs dfe l'Eglise, les serviteurs des serviteurs de Dieu. Non, 
le philosophe n'est pas un aristocrate, un intrigant, un hypo- 
crite. Le philosophe est pour ainsi dire le prêtre éternel de 
l'humanité et en même temps son serviteur. Il travaille par 
elle et pour elle. Inspiré par le peuple, par les masses qui 
seultê Vivent (c'est un mot de M. Cousin), il ne sépare pas sa 
destinée de la leur. Il ne les condamne pas à une ignorance 
éternelle , & un esclavage abrutissant. Il sait qu'un lien divin 
unit efatre elles toutes les portions de l'humanité, et que 
rigborance du peuple fait l'ignorance des philosophes. Il sait 
que l'humanité est un être collectif à la vie duquel la vie de 
chaque homme est attachée de fait et doit religieusement 
se rattacher. Comme Confucius et Jésus-Christ, il définit 
une nation des frères et sœurs de différents âges; mais il 
n'établit pas une distinction d'essence , et ne donne pas aux 
ans la philosophie , aux autres la religion. Si la philosophie 
est b(inne , pourquoi le peuple ne la posséderait-il pas? Si 
la religion est vraie, pourquoi refusez-vous de la prendre? 

La vie du philosophe étant ainsi unie religieusement à la 
vie de l'humanité, un penseur, suivant nous, n'emploie la 
force qui le constitue qu'en l'appliquant à certains problèmes 
qui intéressent l'humanité présente et l'humanité à venir. 
En effet, la nature et la fonction du philosophe étant définies 
comme nous venons de le faire, il s'agit de voir comment il 
peut remplir sa mission. Homme de la connaissance, il sait 
que la vie est une aspiration vers l'avenir. Il sait donc que les 
formes du présent vont tomber, et que c'est l'avenir qui va 
paraître. Il doit donc préparer l'avenir. Homme du senti- 
iti^nt, il se sent uni de sympathie avec tout ce qui »ouffr 

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, â5â HE L^iCLECTISME. 

tout ce qui est opprimé dans le monde. Il doit donc, dans les 
évolutions du monde, être du parti de ce qui souffire et de ce 
qui est opprimé. Artiste, mais dans le sens véritable du mot, 
peut-il trouver le Beau sur la terre tant que la face homaioe 
sera souillée du vice, obscurcie par Tignorance, flétrie par les 
pleurs? Donc le perfectionnement, le progrès de toute chose 
est son but. Si donc il cherche la science, c'est pour en indi- 
quer les conséquences; la politique est, pour lui, un corrol- 
laire de la philosophie. Il ne sait ce que c'est que la science 
pour la science. L'humanité présente l'occupe ; U la ^oil 
tourmentée de problèmes. Qu'est-ce qui les résoudra, ces 
problèmes? Ënfait, évidemment, ce sera l'avenir. Mais à 
quelle condition l'avenir les résoudra-t-il , et pour quelle rai- 
son y a-t-il des philosophes dans le monde? L'avenir résou- 
dra ces problèmes , parce que les philosophes auront préparé 
les solutions. Donc , théoriquement , jamais il n'a pu venir 
dans ridée d'un vrai philosophe de dire comme M. Cousin : 
« La philosophie n'est pas à faire, elle est faite. Réunissons- 
en les fragments épars dans les écoles , dans les livres, dans 
Thistoire en un mot , et nous aurons pour résultat de ce dé- 
pouillement la philosophie dans toute sa beauté. » Et prati- 
quement , jamais non plus il n'a pu venir dans l'idée d*un 
vrai philosophe de dire comme M. Cousin : « La philosophie 
n'a pas d'autre but que le présent. Le présent est assez beau 
comme il est. Faisons une philosophie à l'image du présent. » 
Enfin, pour remplir sa fonction, il faut au philosophe une 
méthode. J'ai montré ce que l'on doit entendre par là. J'ai 
montré que le philosophe n'a pas qu'un seul principe de 
certitude. Ici, en efifet, se retrouve encore, et ne peut pas 
manquer de se retrouver, la trinité de l'êire, sensation-senti- 
ment-connaissance. S'il s'agit de la nature extérieure, la sen- 
sation prédomine et donne Veœpérience. S'il s'agit de la vie 
du moi , le sentiment domine et se révèle par la con^ctencf . 
Dans le cas particulier de la vie collective, de la vie du nous, 
le sentiment et le fait ou la sensation se réunissent pour pro- 
duire le consentement. Enfin, s'il s'agit de notions produites 
par le mot et le non-moi^ ou de ce que l'on appelle des idées, 
ces idées sont entre elles adéquates ou non-adéquates. Si res 

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DE l'Éclectisme. 255 

idées sont parfaitement claires, comme, par exemple, les dé- 
flnidons que font les géomètres, alors la connaissance domine à 
son tour, et donne le raisonnement, la raison pure, la logique. 
Expérience, conscience, consentement, raisonnement, sont 
donc les quatre critérium de certitude que le philosophe em- 
ploie. Savoir, dans un sujet donné, quel est le critérium de cer- 
titude, voilà la méthode, ou plutôt le principe de la méthode. 
Mais j*ai montré aussi que derrière toute méthode se révèle 
toujours un être complet , sensation- senti ment-connaissance , 
qui, tout en se rapportant à un certain principe de certitude, 
emploie pourtant indistinctement toutes les facultés de la na- 
ture humaine. 

M. Cousin, au contraire, ne donne pour critérium de cer- 
titude à son philosophe que l'observation, c'est-à-dire la 
coDSlaiation du fait ; car l'observation détachée du sentiment, 
c'est l'observation à la manière des physiciens, c'est Texpéri- 
mentation propre à la physique , et pas autre chose. Essayer 
de pénétrer avec cela dans la vie du moi et du nous est une 
absurdité. Vous voyez , dites-vous : non , vous ne voyez pas; 
car voir, en cela , c'est sentir. 

En définitive donc, en réunissant tous ces termes, on voit 
qne le philosophe de M. Cousin est une réflexion sans cœur 
qd a pour but de se séparer du vulgaire en s'expliquant à 
soi-même les choses au moyen de l'observation. 

La nature est mutilée dans un tel homme ; le but qu'il se 
propose est peu noble , le moyen qu'il emploie insuffisant, et 
i'exécation impossible. 



§ XVIII. 

De rbistoire de la philosophie , selon M. Consin. 

Avec une telle notion de la philosophie et un pareil senti- 
ment de ce que c'est qu'un philosophe , comment l'histoire 
même de la philosophie devait-elle apparaître à M. Cousin ? 
Evidemment comme une sorte de cabinet de curiosités. 



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254 DE l'éclectisme. 

comme un muséum où seraient rangé» les produits de cetic 
faculté particulière que M. Cousin appelle réflexion ,,c'est4- 
dire comme une série de systèmes qui , étant tous marcpiés 
du caractère d'observation critique, 014 un droit é^al à figurer 
aux regards des connaisseurs. Rien de lié, riead'ei^Qhataé, 
rien de suivi providentiellement dans toqs ces systèmes. Cha- 
cun d'eux se présente avec son étiquette , le nom de son 
auteur, et sa date. Tout a^ plus le rapport entre un syst^m^ 
et Fépoque qui Ta vu naitr€ ^ laissera-t-il apercevoir* Mais 
d'un système à l'autre aucun lien. Car, pour comprendre le 
lien entre deux systèmes , il faudrait comprendre où vont ces 
deux systèmes; et pour cela il faudrait les comparer, à no 
troiûème, à un quatrième, et se faire la n^ême questioB, 
c'ost- à-dire qu'il faudrait saisir le sen^ de 1?. ^eie loiut. en- 
tière. 

Il n'y a moyen , en effets de compi!€»^re le s^&datant de 
sy^èmes philosophique, en apparence in^iôduelf et, parti- 
culiers à leurs, auteur»^ qu'en les raUacl^Ul, cfi^fo^p^it tdi 
montré dans la premi^r^ partie de cet éf^it,. à, la viç j^à- 
gressive de l'humanité et à l'œuvr^e de fofm^U!^ et d^ ^fik- 
traction des. g^ands^ sy^tèi^es qu'oui a4>|^le r^a^glon^ Ces 
philosophies individuelles, sont pour ajnçi djire> cqqMoe k^ 
aéroUthes des. astronomes, des débris d'u^. an^i^n^ ami^ <ffi 
se décompose, ou, coinine la, matière sid^jra|eq5i^ les jp^pes 
astronomes voient aujourd'hui daps le ci^.^ d^gumiei BQO 
encore agrégés d'un monde nou vesi^. qui dçâl sftigjc, Qm^ 
dérées ainsi , toutes les philosophies sopyt ipt^^sçaptes; cw 
toutes sont un pas pour sortir de la vieille religion , et en 
même temps un pas pour entrer dans la nouvelle. Le pyr- 
rbonisme lui-même, c'es^Tàn^irie. le scepticisme arrivé au 
néant , est du plus haut prix , si je puis parler ainsL Car, 
quand vous avez vu parstître unv^ai pyrfhppjçu , supputes 
combien de siècles le séparent de l'époque fervente de la re- 
ligion antérieure, et comptez qu'à pareille distance en avant 
vous verrez revenir la foi sous une nouvelle forme. Faites ce 
calcul , vous ne vous tromperez guère. 

Mais, au contraire, si vous ne voulez pas que les philoso- 
phies jouent un rôle dans la décadence et la formation des 



dby Google 



DE L'éGLBGTiSME. 255 

religiotis, ^^nninent roulez- votiè les eoknpréndre ? pourquoi 
Tièhiiédt-elles? comblent viennent-elles? 

H. Cousin a jeté les yetix autour de lui, et il a vu quatre sys- 
tèmes principaux , ou quatre classes de systèmes, aux prises. 
Il a rencontré des matérialistes, des spiritualistes , des mysti- 
ques, et des sceptiques. H avait été tout cela lui-même, et ce 
n'est pas un reproche que nous lui faisons ; mais ce que nous 
itri reprochons, c'est d'avoir conclu, comme il l'a fait, que ces 
qaatre systèmes étaient nécessaires , et d'avoir par cette con- 
closion anéanti la philosophie , sous prétexte de l'organiser. 
Vnt fois investi de cette remarque qu'il y a eh ce moment 
quatre systèfnes, et ne sachant lequel prendre, M. Cousin a 
Jeté les yeux sur le passé, et il a également trouvé çà et lu 
dans lliistoire ces mêmes systèmes : toutes les époques de 
destraction d'un ordre social et religieux présentent en effet 
le même phéÉomène que notre époque. M. Cousin a donc con- 
clu qu'on pouvàK dasser les produits philosophiques en quatre 
systèmes. Et -alors, suivant sa coutume, il a voulu voir là de 
l'aïusold, dfe'fô liaute logique ; et, renversant Tordre et la suc- 
«esfirfon de ses découvei^es , il a prétendu que c'était la haute 
logîqtie, l'absolu, qui l'avait conduit là. Je prends l'esprit hu- 
main , Ait-il ; il me donne quatre points de vue , quatre 
«ywèmes^ doncla |>hilbsophie n'étant autre chose que l'esprit 
ht^ain en ac^oh, ces quatre systèmes sont permanents, né- 
cessaires , etdoîveht se retrotiver inévitablement à toutes les 
époques de Thistoirè. Or, continâe M. Cousin , j'ouvre l'iris- 
tofre, et en eîfcft je retrouve partout ces cfuatre systèmes. Donc 
i'bistofredela plfilosophie confirme l'absolu de la philosophie, 
ï)onc sérîfe d'équations : 4- l'esprit humain est adéquat à 
qnatre systèmes, en ce sens qu'il produit nécessairement et ne 
peut pas ne pas produire quatre systèmes ; 2° la philosophie , 
adéquate à l'esprit "humain réalisé , est donc adéquate à ces 
qaatre systèmes, c'est-à-dire qu'elle en est formée ; 3® l'histoire 
de la philosophie , adéquate à l'histoire de ces quatre systè- 
nies, est donc adéquate à la philosophie même. Donc, der- 
ntère conséquence , quiconque sait que la philosophie est né- 
cessairement formée de quatre systèmes, et connaît l'histoire 
<lc ces qnatre systèmes , possède la philosophie. « Telle est 

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2ô6 DB l'éclectisme. 

» cette méthode , dit M. Cousin , qu'il plaît à certaines per- 
» sonnes d'attaquer comme une méthode hypothétique : c'est 
» tout simplement, messieurs, l'observation appliquée d'atx)rd 
» à la nature humaine , puis transportée dans l'histoire. Con- 
» cevez-vous en effet qu'on puisse rien comprendre à l'his- 
» toire , sinon à la condition de comprendre un peu l'esprit 
» humain, dont l'histoire est la manifestation? Or la connais- 
» sance de l'esprit humain , c'est la philosophie. 11 est donc 
» impossible de s'orienter dans l'histoire de la philosophie, si 
» on n'est pas plus ou moins philosophe, et la philosophie est 
» la vraie lumière de l'histoire de la philosophie. D'autre 
» part , que fait celle-ci ? Elle nous montre la philosophie, 
M c'est-à-dire les quatre systèmes qui , selon nous , la re- 
» présentent , se développant à travers les siècles , tantôt 
» isolés, tantôt combinés entre eux, faibles d'abord, pau- 
» vres en observations et en arguments , puis , avec le temps, 
» s'enrichissant et se fortifiant , et par là développant sans 
» cesse la connaissance de tous les éléments , de tous les 
» points de vue de l'esprit humain , c'est-à-dire encore la phi- 
M losophie elle-même. L'histoire de la philosophie n'est donc 
» pas moins à son tour que la philosophie elle-même en ac- 
» tion, se réalisant dans un progrès perpétuel , dont le terme 
» recule sans cesse devant nous comme celui de la civilisation 
» elle-même. Le résultat de tout ceci est le principe que je 
i) vous ai signalé , et qui est , vous le savez , le but dernier de 
» tous mes efforts , l'âme de mes écrits et de tout mon ensei- 
» gnement, savoir, l'identité de la philosophie et de son his- 
» toire , l'organisation de la philosophie , ici par la science 
» pure , là par l'histoire même de la philosophie. ( Coun 
» de4829, tom. L) » 

Belle perspective, en vérité, que celle que nous montre 
M. Cousin ! Voyez- vous en quoi consiste, suivant lui, le pro- 
grès de la philosophie? Dans le progrès continuel de quatre 
systèmes qui ne se rejoignent jamais, ou plutôt qui s'éloignent 
toujours. A mesure que le monde avance , le sensualisme 
s'accroît, et devient de plus en plus puissant, riche, convain- 
cant ; le spiritualisme , de son côté , gagne chaque jour des 
forces; mais le mysticisme aussi est de plus en plus triom- 



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DE L'éCI ECTISME. 



257 



phaflt ; et enfin le scepticisme fait des conquêtes de son côté , 
et devient vraiment invincible. A la limite Tesprit de Thomme, 
divisé entre ces quatre systèmes également forts , également 
puissants , ressemble à ces malticureux qu'on écartelait à 
quatre chevaux. Voilà le progrès que connaît M. Cousin , 
voilà ce qu'il appelle le développement admirable de la phi- 
losophie , voilà l'organisation définitive qui est le but der- 
nier de tous ses efforts, Tame de ses écrits et de son enseigne- 
ment. 

Voilà donc l'éclectisme système ! Risum teneatis. L'éclec- 
tisme , dans sa plus haute conception , consiste à croire que 
l'esprit humain engendre nécessairement quatre systèmes faux, 
dont un est le scepticisme. 

Mais si c'est une nécessité de l'esprit humain de produire 
toujours ces quatre systèmes, il faut bien s'y résoudre ; et alors, 
de ces quatre systèmes, le seul qui ait le sens commun , c'est 
le scepticisme. Si aujourd'hui l'esprit humain ne fait que ré- 
péter ce qu'il a fait hier , obéir à une loi absolue de sa nature 
en produisant quatre systèmes également vrais, également 
faux, à quoi bon chercher davantage? La philosophie se 
trouve faite, en effet, comme dit M. Cousin ; elle consiste 
dans cet aphorisme : « Il est de l'essence de l'esprit humain 
d'engendrer à toutes les époques quatre systèmes également 
fdiis , le îsensualîsmc , le spiritunlîsme , le mysticisme , et le 
scepticisme, w Cela tUont^ el la philosophie ainsi faite, en- 



voyons prometïL^r I 
-vjl estovîdeiii, ] 




; rù r , quant au fond des cho- 

sJEé même de l'esprit humain, 

ii% et que le mieux est de ré- 

i De las cosas mas seguras 

ur ce point M. Cousin aux 
M que le même homme qui a 
nin était un des quatre sys^ 
i'f^prit humain à toutes les 
\lfnre humain ne vit que de 
irions de la foi se renouvel- 
le chose ? Maison ne voudrait 
i>iitradiclion , quoique le lec- 

2i. 

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258 De l'éclectisme. 

teol* doive être habitué maintenant à l'éternel tonflit de 
M. Cousin avec lui-même. Citons donc encore ses propres 
plirasés. n L'athéisme , dit quelque part M. Cousin , est une 
» Ibrmule vide, une al>straction de l'esprit qui se détruit eMe- 
» même en s'affîrmant ; car toute affirmation, même négative, 
» est un jugement qfti renferme Tidée d'être , et par consé- 
n queht IMeu tout entier. ( Préfaœ des Fragments^ 1845. ) » 
Ailleurs, M. Cousin s'exprime ainsi au sujet du dit-huitième 
siècle : « L'esprit du dix-huitième siècle n'a pas besoin d'a- 
» pologfe. L'apologie d'un siècle est dans son existence; car 
» son existence est un arrêt et un jugement de Dieu mêtne, 
» ou Thistoire n'est qu'une fantasmagorie insignifiante. Oa 
» accuse beaucoup l'esprit nouveau d'incrédulité et de scepd- 
y> cisme ; mais il n'est sceptique que sur ce qu'il n*en(end pas, 
» incrédule que sur ce qu'il ne peut croire ; c'est-à-dire qne 
M les conditions de comprendre et de croire ayant alora, 
» comme déjà à plusieurs époques, changé pour le genre ha- 
M main , il fallait bien , sous peine d'abdiquer son indépen- 
» dance , qu'il imposât ces conditions nouvelles à tout ce qui 
» aspirait à gouverner son intelligence et sa foi* La foi n'est 
)> ni éptu'sée ni diminuée. Le genre humain, comnrerihdividot 
» ne vit que de foi ; seulement les conditions de la foi se re- 
» nouvellent. ( Ibid. ) » Si l'apologie d'un siècle est dans son 
existence , si la foi n'est jamais ni épuisée ni diminuée, si sea- 
lement les conditions de la fbi se renouvellent , si le dlx-boi- 
tième siècle a ainsi vécu virtuellement dans la fbi , et si Fa- 
théisme lui-même est au fond une affirmation , s'il renferme 
implicitement l'idée d'être, et par conséquent Dieu tout en- 
tier, n'est-il pas évident que l'athéisme, et à plus forte raison 
le scepticisme, n'ont apparu, à différentes époques, que dans un 
but providentiel , parce que les conditions de comprendre et 
de croire changeaient alors pour le genre humain? Donc jamais 
l'athéisme et le scepticisme n'ont existé pour eux-mêmes, en 
eux-mêmes , sans but ultérieur. Donc, comme je l'ai déjà éta- 
bli dans la première partie de cet écrit, les sceptiques ont 
été des philosophes qui défaisaient une religioh pour en faire 
une autre. Donc il est absurde de donner le scepticisme pour 
une des formes permanentes et nécessaires de la philosophie 

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DE l'kclectisiue. 259 

i toutes les époques. J'espère qu'il est impossible de se mieux 
réfuter soi-même que ne fait M. Cousin. 

Substituons quelques vérités à cette théorie insensée de Tes- 
prit humain , de la philosophie , et de l'histoire de la philoso- 
phie , identifiés avec quatre systèmes. 

Il est bien sûr , en effet, que ces trois termes , esprit hu- 
mainy philosophie, histoire de la philosophie, se correspondent, 
€t sont virtuellement identiques entre eux. Mais il ne s'ensuit 
pas qu'ils soient identiques à quatre systèmes divergents, 
éversifs Tun de l'autre, et pourtant nécessaires d'une nécessité 
absolue. Conclure, comme fait M. Cousin, de ce qu'à certainos 
époques l'esprit humain produit quatre systèmes , que néces- 
sairement l'esprit humain doit produire quatre systèmes ; que 
la philosophie est cela , et ne peut être que cela ; enfin que 
l'histoire de la philosophie ne peut pas non plus être autre 
chose , c'est Une conclusion fort peu légitime. On peut ré- 
pondre à M. Cousin : Si l'esprit humain produit des systèmes 
contraires , c'est qu'il h'est pas arrivé à la vérité ; mais sa na- 
ture essentielle n'est pas de produire des systèmes ainsi op- 
posés. Chacun de ces systèmes cherche la vérité , et espère 
y parvenir un jour. Donc la philosophie n'est pas seulement 
la constatation de ces systèmes. Donc l'histoire de la philo- 
sophie , j'entends l'histoire véritable de la philosophie , 
serait celle qui montrerait la tendance de tous ces systè- 
hies à un but commun , et non pas celle qui les montrerait 
se foi'iifiant teolément et s'écartant de plus en plus les uns des 
autres. 

M. Cousiii n'est pas même arrivé à la raison profonde de 
l'existence historique de ses quatre systèmes exclusifs. D'a- 
bord il n'y en a pas quatre , mais trois ; et ces trois systèmes 
répondent aux trois éléments inséparables de notre être , 
sensation -sentiment -connaissance, lorsqu'il arrive que ces 
éléments se développent chacun isolément. La sensation, con- 
sidérée d'uhe façon exclusive , engendre le sensualisme ; le 
Sentiment , s'abaodonnant à lui-même au lieu de s'appuyer 
sur la réalité présente et sur la raison , donne le mysticisme ; 
enfin la connaissance , sans ^activité et le sentiment , produit 
le scepticisme. Le quatrième système de M. Cousin , ce qu'il 

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260 DE l'éclectismf. 

appelle l'idéalisme ( et par là il entend un spirltoalisme exalté 
da moi à la manière de Fichte, pareil à celui par où lui-même 
avait passé à la suite de Fichte ), n'est qu*un cas particulier da 
mysticisme. 

Voilà précisément où gît l'identité de Tesprit humain et de 
la philosophie. L'esprit humain étant sensation-sentiment- 
connaissance , ces trois systèmes s'en déduisent , non comme 
nécessaires d'une nécessité absolue, mais comme des produits 
possibles de l'esprit humain. 

N'esl-il pas vrai que dans les crises de notre vie nous pas- 
sons alternativement par la prédominance de la sensation, du 
sentiment, et de la connaissance ? Hé bien, ce qui se passe dans 
l'homme se passe dans l'histoire ; ce qui a lieu en notre esprit 
a lieu dans l'esprit humain. 

La philosophie se tourne d'une façon prédominante vers un 
des trois termes de notre connaissance et de notre activité; et 
de là résultent les trois grands systèmes, qui se subdivisent 
ensuite en une multitude. De même l'histoire de la philoso- 
phie , qui n'est que la trace et la projection de la philosophie 
dans le temps , reproduit d'époque en époque ces trois ten- 
dances ou systèmes. Mais on peut et on doit remarquer qu'à 
certaines époques ces trois tendances finissent par se fondre 
dans une synthèse qui est dans la droite ligne de la vérité, 
qui , dans l'infini, se dirige vers la vérité absolue , et qui est 
la vérité absolue sous une certaine enveloppe ou forme. Celle 
synthèse est la connaissance de la vie , c'est-à-dire de Dieu. 
Cette synthèse est la religion. 

Alors le mysticisme, le matérialisme, et le scepticisme, s'é- 
loignent de l'humanité comme une crise de l'enfance, ou 
comme le rêve du malade : veluf œgri somniat et l'huma- 
nilé s'assied dans un sentiment calme de la vie, de même que 
dans les rares moments de notre existence où il nous est 
donné à la fois de nous sentir ce que nous sommes toujours 
virtuellement, c'est-à-dire triples en un, sensation -sentiment- 
connaissance, nous sommes calmes dans la plénitude de notre 
être. 

Qu'est-ce à dire , sinon que l'esprit humain cherche une 
forme nouvelle de la vérité absolue , en passant par les ex- 



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DE l'Éclectisme. 261 

trêmes de trois systèmes erron(*s , mais qu'il y arrive , parce 
qu*à un certain moment de sa course laborieuse , la nouvelle 
forme de la vérité absolue lui apparaît. Ces trois systèmes 
n'étaient donc pas pour eux-mêmes et sans but ultérieur ; ils 
étaient pour que la synthèse ou la religion vînt un jour se 
mettre à leur place (4). 



§xix. 

De ridée même de réclectisme comme moyen d'arriver à la véiité. 

L'éclectisme système, consistant dans la constatation de 
quatre systèmes divergents nécessaires, est une si énorme ab- 
snrdité,que ni M. Cousin ni ses élèves n'ont pu s'y tenir. 
Aussi n'est-ce réeUement pas à tiire de système , mais plutôt 
à titre de méthode, que l'on a répété le mol d'éclectisme après 
M. Cousin. Lui-même , en 4829, après ses Préfaces et ses 
Cours , en est venu à déserter l'idée de système pour définir 
l'éclectisme une sorte de tentative empirique d'accommode- 
ment entre des idées diverses. « Qu'est-ce que l'éclectisme ? 
» dit-il en tête du Manuel de Tennemann ; c'est ne repousser 

(i) Cette vérité, que la philosophie proprement dite est un ache- 
minement vers la religion , quelle ne détruit pas uniquement pour 
détruire, mais pour fonder, commence à être bien comprise. Nous 
venons de lire une thèse remarquable d'un jeune et savant profes- 
seur, M. E. Vacherot, où elle est soutenue avec une grande convic- 
tion et un rare talent :« Erret gravissime , dit M. Yacherot , qui 
>• putet duas farullates in hoc indefinitn labure eminere, unam qui- 
*> dem philosophiam quœ ruinas faeiat strage.sque, alteram vero re- 
» ligionem quae reparet ac sdificet monumenta; ratio una semper 
» eademque nunc rerum molem ac ordinem vi analytica dissolvit, 
» nunc dispersa membra scientiae synthetica recoU'git, inque corpus 
•• bene informatum redigit. {^De rationis auctoritate tiitn in se, tum 
»» secundum S, jinsclmum con sidéra ta ; Caen , i836. j 



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2(â DE l'Éclectisme. 

» aucun système , et n'en accepter aucun en entier ; négliger 
M ceci , prendre cela , choisir dans tout ce qui paraît vrai et 
» bon, et par conséquent durable. Il est évident que cbac«i 
>» des systèmes que nous ont légués les dix-septième et àtk- 
» huitième siècles ( systèmes aussi anciens que la pbilos<^e 
» et inhérents à Tesprit humain ) n*est pas absolument faux, 
» puisqu'il a pu être ; mais il est de toute évidence aussi que 
» nul de ces systèmes n'est absolument vrai , puisqu'il a cessé 
»» d'être, à rencontre de la vérité absolue, qui , si elle parals- 
» sait, éclairerait, rallierait, soumettrait toutes les intelligen- 
M ces. » Voilà donc, en 1821), M. Cousin qui reconnaît qu'il y 
a une vérité qui pourrait rallier les intelligences. Que devient, 
je le demande, son système de la nécessité absolue des quatre 
«ystèmes? 

Considéré comme méthode , Técleclisme ne supporte pas 
Texamen. Car pour choisir entre plusieurs systèmes , il faut 
avoir un motif de choisir , c'est-à-dire qu'il faut savoir d'wic 
certaine façon ce que Ton cherche. M. Cousin lui-même a 
reconnu quelque part cette vérité : « Pour recueillir et réunir 
» les vérités éparses dans les différents systèmes , dit-il ( Pré- 
» face de 1826 ) , il faut d'abord les séparer des erreurs aax- 
7> quelles elles sont mêlées ; or pour cela il faut savoir les 
» discerner et les reconnaître ; mais pour reconnaître que telle 
» opinion est vraie ou fausse , il faut savoir soi-même où est 
» l'erreur , et où est la vérité ; il faut donc être ou se croire 
» déjà en possession de la vérité , et il faut avoir un système 
» pour juger tous les systèmes. L'éclectisme suppose un sys- 
» tème déjà formé , qu'il enrichit et qu'il éclaire encore. » 
Malheureusement pour l'éclectisme de M. Cousin , son sys- 
tème consistant dans la nécessité de l'existence et du dévelop- 
pement de plus en plus large de quatre systèmes inconcilia- 
bles pu^u'ils sont nécessaires , 11 s'ensuit que M. Cousin est 
vraiment incompréhensible lorsqu'il parle de conciliation 
entre les systèmes ! 

Qu'est-il donc résulté de tant de contradictions? C'est que 
le public n'a entendu par éclectisme qu'une di^sition à ac- 
cepter indifféremment toutes sortes d'opinions. « L'éclectisme, 
» dit un disciple de cette école , s'applique autoi au goût tant 

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DB l'bglectis^ie. 20S 

» phy^fue qu-esthétique. Un gastronome qni , acceptant les 
» jouissances de quelque part qu'elles lui viennent, ne dédaigne 
» pa» un mets par la seule raison qu'au lieu d'être un produit 
» de la cuisine française , il appartient à la cuisine anglaise , 
» italienne , espagnole , mérite la qualification d'éclectique , 
» aussi bien que le littérateur qui , sachant bien qu'aucune 
» nation n'a le monopole du génie des lettres ou des arts, et 
» que les formes de- la beauté peuvent varier, admet des gen- 
» res ^ers , Shakspeare et Corneille , Racine et Schiller , 
» Voltaire et Milton , à condition seulement que ces genres 
» soient' raisonnables et dignes d'intérêt. On connaît le char- 
» mant desMU de Gharlet qui exprime ainsi cette idée : Déjeu- 
» nwM a9e(y le cUissique et souponê avec le romantique : il 
» y^a^d^easeelkHts mortemtx à manger duns^les deuxécoler. 
» ( Rf^efclopédde^des gmè du monde. ) » 

Je- ne connais-pas , en-effet , une meilleure défhiition de Té- 
clectisme. 



§;XX. 

Qu'il s'agit de synthèse, et non pas d'éclectisme. 

J'avais fonpé le projet d'ej^ser ici , sous ce titre , en oppo- 
sition avec tout ce que je viens de renverser, la méthode du 
véritable éclectisme, c'est-à-dire 4e la véritable synthèse. Car 
je suis intimement persuadé qu'au-delà du syllogisme et de 
rindoctionJl y a un art nouveau de la pensée» 

11 arrive desépoques^où, un sentiment nouveau se dévelop- 
pant an sein.de Thumanité, des idées qui paraissaient incon- 
ciliables apparaissent tout-à-coup comme les» membres d'un 
même corps , où une pensée unitaire relie mille pensées dissé- 
minées dans le cours des siècles; je crois que nous sonunes à 
une de ces époques. 

Une idée qui n'est pas seulement une idée, mais qui est aussi 
on sentiment, et qui n'est pas seulement un sentiment et une 
idée , mais qui est aussi une pratique , la doctrine de la perfec- 



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264 DE l'éclectisme. 

tibilitéa lui pour nous. De là la révélation de la succesftioQ et 
de renchalnement des choses ; de là la conception de Funité 
des idées et en même temps de leurs formes successives ; en 
d^autres termes, le sentiment de la vérité absolue sous la forme 
de vérités relatives. J'ai déjà touché ce point capital dans la 
première partie de cet écrit , en montrant comment la vérité 
absolue nous est donnée dans la vérité relative. 

Un progrès de la logique , en tant que la logique est Tart de 
la connaissance successive donnée à Thumanité, doit donc cor- 
respondre à ce progrès de notre nature. 

Oui , il doit y avoir un nouvel instrument logique , un nou- 
vel organum , comme parlent Aristote et Bacon. Mais son 
nom est synthèse, et non pas éclectisme. Il ne consiste pas 
à opérer mécaniquement pour ainsi dire sur les idées; mais il 
consiste à recueillir la vie cachée sous les idées , pour faire re- 
vêtir à cette vie d'autres idées , pour lui donner une nouvelle 
forme, une nouvelle manifestation. 

Cet art sera nouveau sans l'être ; il sera particulier à notre 
époque , bien que toujours l'humanité l'ait connu et employé. 
Mais ce qui était faible deviendra grand , ce qui était germe se 
développera. 

Le syllogisme et toutes les règles logiques auxquelles il 
donne lieu étaient pratiqués de tout temps avant d'être rédigés 
en corps de doctrine ; de même l'induction était employée de 
tout temps avant que Bacon la préconisât. La synthèse dont 
je parle a de même été connue de tout temps. Mais je soutiens 
qu'elle n'a été ni bien comprise lÛ largement pratiquée jus- 
qu'à présent. 

J'avais formé , dis-je , le projet d'exposer, en contradiction 
avec l'Eclectisme, les bases de la Synthèse. Mais ce serait 
ajouter un livre dogmatique à un livre de critique. Je renvoie 
donc ce sujet (4}. 

(i) Voy. l'article Synthèse de Y Encyclopédie NouveUe, 



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DE l'éclectifme. 26*^ 

§XXI. 

Conclusion. 

Vauvenargues, ce Pascal du dix-huitième siècle, qui, comme 
Pascal, mourut si jeune , a légué à l'avenir cette formule : Les 
grandes pensées viennent du cœur. Ce mot est si beau et si 
profond qu'il est, suivant nous, la clef de la philosophie. Vingt 
siècles avant Vauvenargues , Platon avait exprimé la même 
vérité, d'une façon plus sublime encore , en disant : Dieu nous 
a donné deux ailes pour nous élever à lui, l'amour et la 
ramn. Et entre Piaton et Vauvenargues, Jésus, certes, ne 
fit pas rétrograder Thumanité parce qu'il exalta Tamour. 

Ils sont donc bien aveugles les hommes qui nous disent au- 
jourd'hui qu'il ne s'agit plus de cœur, d'amour, de charité, de 
sentiment , mais seulement d'intelligence ; que la prédication 
de la charité put convenir autrefois, mais que les temps ont 
bien changé et que le monde aujourd'hui appartient à l'intel- 
ligence. Ils sont aveugles , dis-je , et ne se montrent pas eux- 
mêmes les plus intelligents des hommes ; Car ce machiavélisme 
philosophique , cette apologie de la tête aux dépens du cœur 
et des entrailles , qu'ils nous prêchent aujourd'hui sans aucune 
pudeur, est tout simplement une absurdité. Est-ce que sous la 
pensée il n'y a pas toujours un sentiment bon ou mauvais qui 
meut la pensée ? Est-ce que le sentiment n'est pas la cause de 
la pensée ? Est-ce que la connaissance n'est pas la forme du 
sentiment? Le sentiment et la pensée sont donc harmonique- 
ment liés et pour ainsi dire identiques; car l'un est le germe de 
l'autre. Tant vaut le sentiment, tant vaut la pensée. Les grandes 
pensées viennent du cœur. 

C'est cette vérité que M. Cousin a méconnue; mais ayant 
méconnu cette vérité, il se trouve avoir méconnu toutes les 
vérités, parce que cette vérité est si capitale qu'elle est pour 
ainsi dire au cenire de tout et Taxe même de la nature hu- 
mahie. 

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266 DE L*6GLBCTISMB. 

Il est aisé de voir en effet que toutes les erreurs de M. Gon- 
sin ne sont que la suite et la reproduction de cette erreur fon- 
damentale ; que cette lacune du sentiment se retrouve dans ce 
qu'iV appelle sa méthode, sa psychologie, son ontologie, sa 
notion de la philosophie » son histoire de la philosophie , et 
finalement son éclectisme. 

4<* M. Cousin a méconnu le sentiment dans la pensée , et de 
là son erreur sur la méthode. Ne faisant pas acception du sen- 
timent, que devenait pour lui la philosophie? Une matière de 
connaissance ; pas autre chose. Voilà donc exclus de la vie du 
moi tout ce qui participe de Tamour et de la charité. La phi- 
losophie se réduit à connaître : elle est analogue à la géométrie 
et à la physique ; c'est une science d'ohservation. Le philosophe 
de M. Cousin est un être égoïste qui regarde le monde moral 
comme un géomètre considère des lignes et un physicien des 
corps. Mais un tel être , hors de la géométrie et de la physi- 
que , est nécessairement aveugle. Car nous ne regardons dans 
nos semblables qu'avec le cœur, le sentiment, et nous ne re- 
gardons également en Dieu, si je puis parler ainsi , qu'avec le 
cœur, avec le sentiment. Le philosophe de M. Cousin est donc 
privé à la fois de la communion des hommes et du sentiment 
divin. Il n'a ni patrie ^ ni tradition , ni famille ; il est sans an- 
cêtres et sans postérité. L'humanité n'existe pas pour lui ; et 
quant à Dieu , s'il en parle , c'est uniquement à titre de cause 
première : car autrement comment en parlerait-il , ne le sen- 
tant réellement ni en lui-même ni dans l'humanité ? Où mène 
une telle philosophie ? Partie de l'égoïsme , elle aboutit à Té- 
goïsme. Indifférente à tout dans son germe et à son origine, 
elle reste indifférente à tout dans son résultat et à sa conclusion. 
Je défie avec une telle méthode de trouver un seul principe de 
sociabilité, de fonder le droit, la politique sur quelque fonde- 
ment raisonnable. L'humaniié passée , de même que la société 
vivante , ne sont pour cette philosophie sans cœur que des faits 
dont elle n'a pas la clef. Elle les voit objectivement comme elle 
voit le monde de l'espace ; mais ce n'est pas là les compren- 
dre. Les comprendre , c'est les comprendre subjectivement- 
M. Cousin définit sa méthode « une philosophie qui , ne $e 

» proposant d'autre tâche que celle de comprendre les choses, 

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DB L'iSCDBCTiSME. t07 

» acce]^, explique et respecte tout. {Préfiace de 1886.) » Non, 
cette philosophie indifférente ne coniprend rien , n'eupliqve 
rien, et elle n^accepte tout que par impuissance. Elle s^est mise 
dn premier coup hors de la vie du moi et du nous; elle est 
horsde Thumanité, elle n'«st pas et ne peut pas être cause dans 
l'humanité; elle ne saurait jouer d'autre rôle auprès des forces 
qui triomphent provisoirement dans le monde que eelui d'un 
parasite , d'un flatteur, et d'un esclave. 

2° £n psychologie , M. Cousin , pour avoir mécounu le sen- 
timent, était évidemment frappé d'un aveuglement radical. 
Car s'il est vrai, conmie je crois l'avoir démontré , que tout te 
travail métaphysique des trois derniers siècles aboutit à cette 
formule que le moi dans sa manifestation est triple, c'est-à- 
dire que nous sommes toujours et à la fois sensation , senti- 
ment, connaissance , iJ s'ensuit évidemment que méconnaître 
le sentiment dans la pensée, c'est méconnaître au premier chef 
la vérité même, les théologiens, sous le langage desquels se 
cache au fond la plus savante et la plus profonde des psycho- 
logies, nommaient péché contre le Saint-Esprit cette absence 
du sentiment; et c'était là, disaient-ils, le plus énorme des 
péchés de Tintelligence. Ils avaient raison. Comment, mécon- 
naissant l'amour, le sentiment, la charité , c'est-à-dire le lien 
éternel qui unit , sons tous les aspects , le moi au non-moi , et 
qui, engendré de leur union , les reproduit éternellement l'un 
et l'autre ; comment, dis-je, méconnaissant ce troisième terme 
qui est à la fois cause et effet , source de la vie et résultat de 
la vie , pourrait-on comprendre qudque chose à la science de 
la vie? Aussi je crois avoir démontré amplement (i ) que tout 
ce que M. Cousin a écrit sur la psychologie est un tissu d'er- 
reurs et de contradictions. 

5"* Egaré sur la psychologie , M. Cousin ne pouvait man- 
quer de s'égarer sur l'ontologie ; car l'ontologie n'est, comme 
je l'ai déjà dit , que cette psychologie supérieure , qu'il faut 
soigneusement distinguer de l'analyse de nos facultés ou de la 
psychologie [Nroprement dJ4e. Dans l'ontologie , il s'agit tou- 

(i)DaDsrartTcle Condillac d€ V Encyclopédie Notuvlle, dans l'ar- 
ticle Conscience, et dans le présent écrit. 

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268 DK l'bclegtishb. 

jours de la vie et de ]a vie du moi; car, quoîqu*îl s^agisse de 
Dieu et de la nature, c'est toujours du moi qu'il s'agit. Dieu , 
dit la Bible , a créé rhomme à son image. Et comme c'est lui 
aussi qui a créé ou plutôt qui crée éternellement le monde, 
son image se retrouve aussi dans la nature. Psychologie et on- 
tologie sont donc , à un certain point de vue, identiques. Aussi 
est-il vrai de dire , comme je l'ai soutenu plus haut , que le 
sentiment philosophique peut aussi bien et peut-être mieux 
prendre racine dans les hautes questions de la métaphysique 
que dans l'étude prolongée de nous-même. Quoi qu'il en soit, 
il est certain que toute erreur considérable en psychologie se 
répétera infailliblement en ontologie. Celui qui a méconnu 
Dieu dans son image, l'homme, se trouve par là nécessaire- 
ment méconnaître Dieu et la nature, cette autre représentation 
de Dieu. Or, si la vie du moi se compose de trois termes unis 
et indivisibles, et si un terme sur trois, un terme aussi essen- 
tiel que le sentiment , qui est la clef môme de la vie puisqu'il 
précède tout phénomène et qu'il en résulte , qu'il est le rap- 
port en un mot ; si un pareil terme , dis-je , vous manque , 
comment pourrez-vous faire sainement de Tontologie? Là plus 
que jamais il s'agit de la vie en mouvement , de la dynamique 
de l'être ; là donc la notion du sentiment, ressort éternel de la 
vie, est plus nécessaire que jamais. Psychologue, vous pou- 
viez faire, indépendamment du sentiment, quelques bonnes 
observations expérimentales sur les facultés de l'esprit : onto- 
logiste , vous ne pouvez raisonner de rien sans le sentiment 
Vous pouvez faire de la logique, que vous appellerez de l'on- 
tologie et qui n'en sera pas ; voilà tout ce qui vous est permis. 
Vous pourrez môme rencontrer, dans certaines formules de 
logique , une apparence et comme une ombre de la vérité , 
semblable à l'ombre qui révèle à la fois nos corps et la lumière 
qui nous éclaire , mais qui n'est cependant qu'ombre et obscu- 
rité. C'est ce qui est arrivé à M. Cousin , avec sa formule du 
fini, de Tinfini, et de leur rapport; il n'a produit en cela qu'une 
formule logique, une sorte de machine à raisonner de tout 
avec une apparence de profondeur, mais sans lumière , sans 
vie, sans qu'il en résulte aucun effet moral et religieux. Aussi 
a-t-il été obligé de baisser pavillon , non seulement devant le 

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l 



DB L'éCLEGTISMB. 269 

Cbristiaiiisme , mais devant les prêtres , et de reconnaître que 
son exfdication par )*absolu n'était pratiquement bonne à rien. 
Singulier représentant de la philosophie , qui, d*un côté, pro- 
clame le triomphe de sa science, et d'un autre côté la renie; 
qui voudrait bien porter la philosophie au Panthéon , mais qui 
en route prend peur et la jette tout doucement aux gémonies; 
qui souffle le chaud et le froid, qui dit le pour et le contre , 
qui triche au jeu pour ainsi dire. £h! si vous avez la formule 
de Tétre, comme vous le dites, à quoi bon ce respect hypo- 
crite pour le Christianisme , et pourquoi voulez-vous laisser la 
superstition et Tidolâtrie régner sur la terre ? Si vous avez cette 
formule, vous avez par là même une religion ; et si vous avez 
une rehgion , c'est une lâcheté que de renier cette religion 
devant les prêtres des autres religions, même quand vous ne 
la renieriez pas par intérêt , par politique , pour ne pas être in- 
quiété et faire votre chemin dans le monde. « La philosophie , 
» dit à cela M. Cousin , est patiente : elle sait comment les 
> choses se sont passées dans les générations antérieures , et 
» elle est pleine de confiance dans l'avenir : heureuse de voir 
» les masses, le peuple, c'est-à-dire le genre humain tout en- 
» lier, entre les bras du Christianisme , elle se contente de lui 
» tendre doucement la main , et de Taider à s'élever plus haut 
» encore. {Cours de 4828. ) » Ah! vous êtes trop patient en 
vérité ! patient jusqu'à cacher la lumière sous le boisseau! 
C'est pour le peuple , vraiment , que vous prenez tant de soin? 
J'aurais cru , moi, que c'était pour ceux qu'Homère appelle 
les pasteurs du peuple , et qui tondent et mangent quelque- 
fois leur troupeau. Ceux-là disent qu'il faut une religion au 
peuple afin de le museler : vous me paraissez dire de même. 
« II y aura toujours des masses dans l'espèce humaine , dit 
» M. Cousin ; il ne faut pas s'appliquer à les décomposer et les 
» dissoudre d'avance. La philosophie est dans les masses sous 
» la forme naïve, profonde, admirable de la religion et du culte. 
» Le Christianisme, c'est la philosophie du peuple. {Ibid.) » 
Ahisi donc deux doctrines, la doctrine ésotérique pour M. Cou- 
sin et les classes supérieures de la société auxquelles M. Cousin 
communique sa parole, et le Christianisme pour le peuple. 
Ah! c'est là de l'hypocrisie! Le temps des doctrines ésoléri- 

a3. 

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2T0 DE L'éCLBCTISHB. 

qaes est passé. Jésns n'a pas ea de doctrine ésolérk|iiey et la 
lumière est à tout k monde. Vous vous êtes vanté quelquefois 
4*étre soTld idn peuple : c'est pour ceJa apparemment qu'arrivé 
à comprendre, vous ne voulez pas que le peuple comprenne, 
et que vous tirez Téchelk derrière vous, content d'être enfermé 
dans le sanctuaire de Tintelligence avec quelques privilégiés! 
Mais tout ce que vous dites, est-ce vrai? £8t-il vrai que le 
genre humain tout entier soit dans les bras du Christianisme, 
quand sur un milliard d'hommes on ne compte pas deux cent 
millions de chrétiens? £t puis, est-ce que le Christianisme 
n'est pas décomposé ? Est-ce que cette décomposition ne s'ac*- 
live pas tous les jours? Est-ce qu'après la renaissance n'est pas 
venu le protestantisme, après le protestantisme l'incrédulité? 
ËstHce que vous n'êtes pas vous-même la preuve du triomphe 
ée l'incrédulité sur le Christianisme? Car ne vous déclarez- 
vous pas incrédule dans ces paroles mêmes où vous enseignez 
le respect hypocrite des (voyances populaires? Voilà une belle 
nation que celle que vous imaginez et que vous voulez faire, 
où d'un cdté les aristocrates ne croiront pas au Christianisme 
et seront philosophes, tandis que le peuple sera croyant. Une 
telle situation est aussi immorale qu'impossible. £n fait , dites- 
moi si le peuple en France est catholique , s'il est chrétien; et 
la jeunesse que vous formez sera-t-elle chrétienne? Elle sera 
simplement démoralisée. Le peuple n'a plus de religion; deox 
siècles d'incrédulité ont versé leurs enseignements des rangs 
de l'aristocratie et des marches du trône jusque dans les der- 
niers rangs du peuple. Mais le peuple tout entier, grands et 
petits, a besoin de religion : si vous avez une vérité religieuse, 
venez-lui donc en aide. Ne voyez-vous pas que l'hypocrisie 
que vous enseignez est la destruction même de toute religion? 
Qui voudra croire quand on saura que les gens supérieurs 
comme vous ne croient pas et ont droit de ne pas croire ? Mais 
pourquoi réfuter de pareilles choses ? Tout cela , c'est du men- 
songe. La vérité, c'est que la formule du fini, de l'infini, et de 
leur rapport , n'a de valeur que comme formule de logiqae , 
dans le sens où l'inventa Ramus; que M. Cousin l'a bien senti . 
et que n'osant proposer sérieusement cette formule comme la 
mf^taphysiquc de la morale , parce qu'il aurait fait éclater éc 

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DB L*iCLEGtlSMB. 271 

rire toat le raeode, il s^st bien ?« forcé de rendre les armes 
au Ghristianisnie. Mais il fallait le faire avec noblesse , et dire 
bantement : Ma philosophie ne me conduit qu*à des abstrac- 
tions logiques ; or, de telles abstractions ne peuvent servir de 
guide à la vie morale ; la religion est donc quelque chose que 
je ne comprends pas , quelque chose au-dessus de ma philo- 
sophie. Mais , au lieu de cela , traiter la religion de pur sym- 
bolisme , et prétendre qu'on possède le fond de Tidée que ca- 
chent ces symboles , quand on sent bien soi-même que Tidée 
que l'on met en avant est une formule privée de vie , c'est 
manquer à la fois au Christianisme et à la philosophie. D'où 
vient que M. Cousin n'a pas trouvé un principe de métaphy- 
sique capable de nous servir de phare dans la vie? Et d'où vient 
que , ne l'ayant pas trouvé , il n'a pas reconnu franchement 
qu'il ne l'avait pas trouvé , mais a pu s'abuser au point de 
croire qu'une proposition où il n'y a pas une étincelle du feu 
divin de la charité était identique avec le Christianisme , in- 
spiré par l'amour de Dieu et des hommes ? Cette impuissance 
et cette illusion proviennent toujours de la même source , de 
ce que la méthode de M. Cousin ne connaît pas et n'admet 
pas le sentiment. 

4*» La même lacune du sentiment a fait errer M. Cousin 
dans l'histoire de la i^ilosophie. Cette histoire présentait uta 
grand nombre de systèmes et de tendances diverses. Il s'agis- 
sait de rattacher ces tendances, ces systèmes à quelque chose, 
de les comprendre, et de les faire aboutir. Au lieu de cela , 
faute de sentiment , M. Cousin s'est mis à la suite de tous ces 
systèmes; il en a proclamé la légitimité , voilà tout ce qu'il a 
su faire ; il n'en a embrassé aucun, et les a tous admis : c'est- 
à-dire qu'il est arrivé à rien , au néant , au chaos, à la confu- 
sion, à l'absurde. Tout ce qu'il a pu faire, en effet, c'a été de 
les grouper comme un naturaliste groupe des animaux en 
genres et en espèces. Son esprit n'a pas été plus loin , tou- 
jours faute de cette aile que Platon appelle le sentiment. 11 
n'a pas vu d'autre but à la philosophie que de tirer des diffé- 
rents pays et de rapprocher tous les systèmes analogues ; de 
mettre ensemble tous les systèmes sensualistes de la France, 
de V Allemagne, de l'Angleterre, puis les systèmes idéalistes, 

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972 D^ L*éCLBGXI8SIB. 

pais les systèmes sceptiques, puis les systèmes mystiques, 
et d'avoir ainsi (ce sont ses propres termes) a quatre grandes 
» et riches écoles qui se balancent toutes les quatre sur le 
» théâtre élevé de la philosophie européenne , qui toutes les 
» qualre se recommandent par des services et des titres di- 
» vers , mais à peu près égaux , et présentent à Timpartiale 
» postérité des noms à peu près aussi célèbres les uns que 
» les autres. (Coure de 1821), tom. II.) » Voilà un beau chef- 
d'œuvre , et rbumanité est bien avancée sachant qu'il y a en 
ce moment des sensualistes, des spiritualistes, des mystiques, 
et des sceptiques ; et que ces quatre systèmes forment quatre 
grandes et riches écoles, où Ton trouve des mérites et des 
titres à peu près égaux et des noms à peu près également 
célèbres. Il s'agit bien, ma foi, de célébrité I La philosophie 
est- elle donc un spectacle, les philosophes sont-ils unique- 
ment bons à regarder comme des athlètes ou des joueurs de 
quilles? Qui ne sent, dans cette prétendue classification, l'ab- 
sence du sentiment et de Tintelligence subjective ? Il s'agis- 
sait de savoir pourquoi il y a aujourd'hui des. sceptiques, et 
queUe œuvre ils accomplissent; il s'agissait de savoir qui a 
raison du matérialisme ou du spiritualisme; il s'agissait de 
comprimer le mysticisme, en lui montrant les causes de ses 
égarements. Il s'agissait de la vérité , en un mot. Il s'agissait 
de la religion et de la moralité humaine. L'homme de notre 
temps, troublé jusqu'au fond de son être, demande ceqa^U 
faut croire ; il crie en grâce qu^on lui explique pourquoi, après 
Descartes , Locke et Gondillac , pourquoi Spinoza et Male- 
branche, pourquoi Hume, Berkeley, Leibnitz et Kant, pour- 
quoi Swedenborg et Baadcr ; il s'effraie de voir les folies de 
Tilluminisme répondre aux abjectes orgies du matérialisme ; 
il demande le mot des trois derniers siècles, la fin de ces ten- 
dances , de ces luttes , de ces systèmes contradictoires. Mais 
si vous ne pouvez pas lui dire ce dernier mot , lui indiquer 
cette fin des idées après laquelle il aspire , ne lui Otez pas du 
moins l'espoir que la vérité existe virtuellement et se mani- 
festera un jour. Car cette espérance est vraiment tout ce qui 
reste à celui qui cherche le beau et le vrai, et qui se sent ac- 
cablé du poids de tant de systèmes contraires. Hé bien , c'est 

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DE L*BCLECTISME. 275 

précisément cette dernière planche de salut , cette dernière 
ombre d^espérance que M. Cousin nous enlève de sang-froid 
et de gaieté de cœur. A la plainte universelle qui s'exhale du 
sein de notre époque, M. Cousin répond en régularisant, im- 
mobilisant , éternisant la lutte des systèmes. Il ne voit là , 
quant à lui, que des couronnes pour les penseurs. Le senti- 
ment étant pour lui lettre close, à la plainte du sentiment qui 
se trouble de voir aux prises matérialisme , spiritualisme , 
mysticisme, et scepticisme, M. Cousin répond par la consta- 
tation de ces systèmes, qu'il déclare irréductibles. Ce spec- 
tacle l'enchante » tant de célébrités le charment ; ne lui en 
demandez pas davantage. Il classe les systèmes comme un 
naturaliste; il s'extasie sur les noms célèbres comme un 
rhéteur. Et pour qu'il ne restât aucune issue par où s'échap- 
pât l'espérance , M. Cousin a conclu hardiment du présent 
au passé. C'est là-dessus , en effet , c'est sur le spectacle de 
notre temps , et non pas l'histoire à la main , qu'il a résumé 
toute l'histoire de la philosophie par cet aphorisme, que l'es- 
prit humain à toutes les époques produit invariablement et 
nécessairement quatre systèmes qui se détruisent et se com- 
battent , et dont l'un , le scepticisme , nie tous les autres. 
Mais n'est-il pas évident que , si cela est , le scepticisme seul 
a raison , et que M. Cousin est fou de ne pas se proclamer 
sceptique ? 

5" Il est sceptique en effet , et jamais en vérité on ne le fut 
davantage. Seulement il n'ose pas le dire; en quoi il a vraiment 
tort, car il faut toujours paraître ce qu'on est. Mais, réduit à 
l'impuissance de comprendre la raison des diverses philoso- 
phies, il a fait de cette impuissance même un système, et il a 
appelé cela éclectisme. Dans sa bouche, ce mot équivaut donc 
à cette proposition : Il y a fatalement quatre systèmes de phi- 
losophie qui comprennent tous les systèmes, et qui sont éga- 
lement légitimes, savoir: le matérialisme, le spiritualisme, 
le mysticisme, et le scepticisme ; prenez celui que vous vou- 
drez , et ne m'en demandez pas davantage. A-t-on jamais vu 
pareille offense au sentiment que chacun de nous porte gravé 
dans son cœur, que la vérité existe , et que si nous ne la pos- 
sédons pas bien , c'est que nous sommes pleins d'imperfec- 

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274 DE L*ÉGL£GTlSMe. 

tions et enyeloppés de ténèbres, mais que nous ne devons pas 
moins la chercher avec ardeur ? D'ailleurs , n'est-il pas éf i- 
dent, encore une fois, que si ces quatre systèmes sont néces- 
saires, s'ils répondent à une nécessité absolue de notre nature, 
il n'y en a qu'un dès lors qui soit raisonnable, le scepticisme? 
ou plutôt qu'il faut jeter au feu tous les livres de philosophie, 
•et dire : Buvons et mangeons, le reste ne vaut pas la peine 
qu'on s'en occupe ; la philosophie «e réduit en déflnitive à se 
•procurer de l'argent, des honneurs, et des facilités pour bien 
vivre ? Cela est évident, incontestable, clair comme la lumière 
<iu jour. Mais le mot éclectisme a sauvé , pour les esprits so- 
l>erficiels, l'absurdité de cette proposition ihiale de la philoso- 
iphie de M. Cousin. On s'imagine qu'il s'agit de concilier ces 
divers systèmes, et d'en tirer un qui soit la vérité. Les disci- 
ples de M. Cousin se sont laissés prendre à ce mot ; ils l'ont 
iait circuler dans le sens d'une sage impartialité , d'une con- 
cilialion raisonnable entre des idées exclusives et des passions 
aveugles. M. Cousin lui-même s'est pi été à cette illuaou, et, 
après avoir appelé l'éclectisme un système , 11 eu a fait une 
méthode. Il a donc annoncé qu'il s'agissait de concilier « Reid 
» etCondillac, Hume et Berkeley. {Préface delà traduction de 
» Tennemann, 1829.) »Maisoù a-^t-il eflectué cette conciliation? 
Quiavez-vous éclectisé, je vous le demande ?<Jui avez-vons 
concilié? Où sont les ennemis que vous avez mis d'accord? 
Où sont les plaideurs que vous avez renvoyés dos à dos et 
bien JHgés hors de votre tribunal? Voilà yinp. ans que vous 
avez proféré ce mot magique éclectisme. Quel symbole de 
philosophie avez-vous trouvé qui concilie toutes les grandes 
choses et tous les grands hommes qui demandent à être con- 
ciliés ? M. Cousin n'a rien éclectisé. Je défie qu'on me mon- 
tre le résultat de son éclectisme. La chose d'ailleurs est évi- 
dente d'elle-même. Si M. Cousin avait édectisé quelque 
chose, si son système, devenu une méthode, avait produit 
•quelque fruit , ce seraient ces vérités mêmes qui seraient son 
système; il nous les meutrerait avec orgueil, et dirait : Voilà 
ce que j'ai découvert. Jl n'appellerait pas alors l'éclectiaiDe 
on système, mais une méthode, et nous aurions de sa façon 
une suite de propositions dogmatiques qui seraient réelle- 

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Dfi l'églectishb. 275 

ment sa philosophie. Au surplus , yen ai fait plu» haut la 
remarque, on ne sait, en vérité, comment M; Cousin rai- 
sonne. Il soutient d'un côté , et il a employé en partie ses 
Cours dt 1828 et de 4829 à prouver que Texistence de quatre 
systèmes était une vérité adéquate à la nature mémederespvit 
humain. £t d^m autre côté, il se proposait, en cette même an- 
née 1829, de concilier « Reid et Condillac, Hume et Berkeley, i> 
c'est-à-dire priécisément les quatre systèmes nécessaires. Mais 
si, par hasard , il l'eût effectuée, cette conciliation, les quatre 
systèmes nécessaires se trouveraient donc n'être pas néces* 
saires. La proposition fondamentale de Vécleciisme-aystème 
aurait été renversée dès le premier pas par VéclectUme^ 
méthode. Heureusement pour la proposition fondamentale de 
l'édectisme-système, M. Gousin n'a rien éclectisé ; et en effet 
la chose lui eût été difficile. Comment Taurait-il pu, éliminant 
toujours, comme il le fait, le sentiment? Comment éclectiser 
des idées quand on ne fait aucune acception du sentiment 
caché sous ces idées? Des idées sont des propositions, des 
ont ou des non; 'il est impossible de couper en deux un oui 
ou un non, pour Téclectiser avec la moitié d'un autre oui ou 
d'un autre non. C'est avec le sentiment caché sous les idées: 
qu'on peut réellement faire de l'éclectisme , c'est-à-dire de la 
synthèse. C'est en brisant les formes dans lesquelles le sen^ 
timent s'est enfermé qu'on peut lui rendre la liberté et lui 
faire de nouveau revêtir la forme d'une idée. Et c'est en 
noQs-même , c'est dans notre cœur que se passe le mystère 
qui, de deux idées antérieurement émises, fait surgir une 
troisième idée, laquelle n'est ni l'une ni l'autre, ni une partie 
de l'une accouplée à une partie de l'autre , et qui cependant 
les comprend toutes les deux , et nous les rend toutes les 
deux ; mystère semblable à celui de la génération , qui de 
deux êtres engendre un troisième. Il faut donc le cœur, 
l'amour, la charité, le sentiment, pour une pareille œuvre , 
la synthèse; et la philosophie de M. Cousin, par son ex- 
clusion du sentiment, le réduisait encore sur ce point à 
l'impuissance. 

Notre tâche est remplie. Nous nous étions proposé d'exa- 
miner sérieusement un faux système qui, suivant nous, a 

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276 DE l'bclbctismb. 

de funestes conséquences. Nous l'avons fait : méthode, psy- 
chologie, ontologie, idée de Dieu et de Thumanité, idée de la 
nature, idée de la philosophie et de son histoire, nous avons 
passé au creuset toutes les assertions de Téclectisme , et 
toutes se sont trouvées fausses et contradictoires entre elles. 
Que reste-t-il donc à Téclectisme pour être ce qu'il prétend 
être, la philosophie de notre époque, la philosophie du dix- 
neuvième siècle, la phUosophie de la France? J*avoue que 
je ne vois pas sur quoi Tinventeur de Féclectisme pourrait 
aujourd'hui fonder de telles prétentions, à moins qu'il ne 
nous réponde encore par Targument du monde présent, du 
désordre actuel , et qu'il ne nous dise ce qu'il a déjà dit : 
Quoi! ne voyez-vous pas bien que le monde présent res- 
semble beaucoup à mon éclectisme ? A notre tour nous ré- 
pondrions : <c La philosophie est patiente : elle sait comment 
» les choses se sont passées dans les générations antérieures, 
» et elle est pleine de confiance dans l'avenir. » Seulement , 
pour que cet avenir vienne , il faut le désirer et le pressentir. 
Que ceux qui sont si satisfaits du quart d'heure présent s'en 
repaissent. Quant à nous, ce présent n'a rien qui nous agrée. 
Laissons donc les morts enterrer leurs morts, comme di- 
sait Jésus; et tournons notre pensée vers la cité future, 
comme disait S. Paul : Non manmtem habemus hic civi^ 
ia(em, sed futur am inquirimuê. 



FIN. 



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APPENDICE. 



24 

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APPENDICE. 



DE LA PHILOSOPHIE ECLECTIQUE ENSEIGNÉE 
PAR M. J0UFrR07. 

[Ce morceao fut écrit à Teccasion de la pobticatîon des Mélanges 
Philosophiques de M. Jouffroy ; il parut dans la Revue Encyclo- 
pédique , en 1833.] 

PREMIER ARTICLE. 

M. Jouffroy n'a jamais publié aucun traité dogmatique de 
quelque étendue sur Fensemble de la philosophie , et il com- 
mence par des Mélanges. Ces fragments roulent sur toutes 
sortes de questions différentes, et au premier abord on ne 
saisit pas leur affinité. L'auteur, dans une introduction , au- 
rait pu montrer Tharmonie qui les enchaîne , les rapporter à 
quelques principes , à quelques vérités fondamentales. C'est 
un soin qu'il n'a pas pris* Cela rend l'œuvre de la critique 
plus difficile. Nous commencerons donc par dire quelle espèce 
de lien fious concevons entre tous ces morceaux , et ensuite 
mu» prendrons isolément les plus importainfij» pour les exa- 
miner. 

€e i^emier «article sera uniqiiement consacré à faire can- 
oa^tne la mé^ode de M. Jouifroy, son principe de certitude , 
et les fyésullBts généram: où cette méthoïle et ce principe l'ont 
conduit. 

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280 APPENDICE. 

§ I". 

Influence de l'École normale sur M. Jouffroy. 

La nature ou plutôt l'habitude de Te^rit philosophiqae de 
M. Jouffroy est une émanation de TËcole normale ; c^esl à 
cette école qu^ii faut remonter, si Ton veut se rendre compte 
de sa manière de philosopher et avoir le secret de son déve- 
loppement 



[Pour ne pas nous répéter, nous supprimons dans cette réimpres- 
sion ce que nous disions ici de Tlnfluence désastreuse que la 
réaction anti-philosophique de l'Empire exerça sur TÉcole nor- 
male à l'époque de sa fondation. De celte école oflBcielle et réac- 
tionnaire sorlirent, non des philosophes, mais des psychologues, 
des savants sans tradition et sans but, étrangers à Tespril éman- 
cipateur du dix-huitième siècle, et pour qui la révolution fran- 
çaise n'était pas plus que tout autre événement historique. Des 
esprits ainsi formés devaient produire l'éclectisme. Voy. celte 
Idée exposée pag. 62-70 de ce volume.] 



§11. 

Principe de certitude de M. Jouffh>y. 

Tout concentré qu'il fût dans l'étude spéciale de la psycho- 
logie , M. Jouffroy ne put s'empêcher de jeter un regard sur 
le cadre général et les bases mêmes de la philosophie. Dès le 
départ, il avait pris en un certain dédain les courses aventu- 
reuses et les changements de route de son ancien maître 
(M. Cousin), ses oscillations perpétuelles, ses étonnants pa- 
radoxes, remplacés bientôt par de plus étonnants encore; et 
lui, calme et méditatif, il chercha un principe de certltiide, 
un critérium de vérité, qui pût servir de pierre de touche aux 



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APPENDICE. 281 

divagations des métaphysiciens transcendentaox. Il trouva, 
chez les Écossais , et mil en lumière ce qa'il appelle le sens 
commun: mais il prit ce principe plutôt en psychologue qu*en 
philosophe. Ce sens commun qu'il voulut mettre à la mode 
a*est autre chose que le consensus universel, invoqué de tout 
temps dans les écoles. Malheureusement M. Jouffroy, n*ayant 
Jamais débattu la question sur le terrain élevé où Técole 
théologique Ta placée dès long-temps, n'a pu donnera son 
jNrincipe et à son idée une valeur philosophique. Vers le 
même temps que M. Jouffroy parlait de sens commun, 
M. de Lamennais s'emparait du même principe sous le nom 
d'autorité; et, relevant le drapeau catholique au nom du 
consentement universel du genre humain, de la raison géné- 
rale de l'humanité, il battait en brèche le rationalisme, et 
jetait les bases d'une fausse mais vaste et spécieuse théorie. 
Mais tel est le vague où M. Jouffroy a laissé son idée du sens 
commun comme critérium de certitude , qu'il a pu être à la 
fois rationaliste avoué et partir de cet axiome , et que lui- 
même n'a jamais paru se douter de l'affinité de son principe , 
à peine élaboré il est vrai , avec le principe fondamental de 
l'école catholique. Jamais, d'ailleurs, il n'a essayé de faire 
usage de ce principe pour décider aucune des grandes ques- 
tions de la religion ou de la philosophie ; et dans l'état de va- 
gue Incertitude et de demi-jour obscur où il l'a présenté , il 
ne l'a jamais regardé que comme une espèce de contrôle 
pour vérifier, confirmer ou rejeter ce qui aurait été avance 
par les philosophes, et principalement sous le rapport de 
l'idéologie. Mais, même pour cet usage, on peut trouver avec 
justice que M. Jouffroy aurait dû mieux préciser et mieux 
formuler ce qu'il entend par le sens commun. 

§111. 

De robservation des faits de conscience. 

Continuant ses études psychologiques, M. Jouffroy sentit le 
besoin de donner à ces sortes de recherches le même crédit 

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282 APPENDICE. 

qu'il voyait accorder aux sciences qui ont pour objet Ie« phé- 
nomènes du monde physique; et, dans sa préface d'un 00- 
vrage de Dugald-Stewart, il entreprit de démontrer aux phy- 
siciens et aux physiologistes que leur science n'était pas 
plus assurée que la sienne , puisque la sienne aussi partait 
de Tobservation , et n'avait pas d'autre méthode que l'obser- 
vation. 

Il se déclara donc hautement pour l'observation. Il se 
rangea dans la catégorie innombrable de tous ceax qui sui- 
vent Taphorisme de Bacon : Homo, naturœ minister et in- 
ierpreê, de naturœ ordine tantum scit et potest quantum 
observaverit , nec amplius scit aut poiest. Il se mit com- 
plètement en dehors de Tontologie absolue de Descartes et de 
Spinoza, et il crut donner à la science des faits intellectseis 
et moraux une base nouvelle et un nouveau lustre. 

Il exposa que Tâme pouvait être h la fois sujet et objet, 
contemplatrice et théâtre de sa propre contemplation. Parlant 
de cette idée que Fâme , par une espèce de sens intime, de 
vue immédiate , de pure intelligence , veille constamment en 
nous pour nous apprendre ce qui s'y passe , il enseigna , ou 
plutôt indiqua, une sorte d'art nouveau qui lui paraissait 
être la méthode d'observation des faits de conscience. 

Si M. Jouffroy n'avait voulu que prendre la défense des 
sciences morales, et en particulier de la psychologie, Tinten- 
tion était excellente, quoiqu'un peu superflue. La vérité 
d'une science cultivée dans tous les temps par les plus pro- 
fonds esprits, d'une science qui compte en grand nombre 
parmi ses fondateurs les mêmes hommes qui ont créé les 
autres sciences, et en particulier les sciences mathématiques 
et physiques, n'avait pas besoin, ce me semble, d'être démon- 
trée. Nous ne comprenons guère, quoique cela ait eu lieu de 
notre temps , qu'on puisse révoquer en doute l'utilité et la 
ccrtilude des recherches faites sur la nature et les opérations 
de l'esprit humain. Tout le monde aussi convient que la vraie 
manière d'étudier l'esprit est d'observer ses opérations et 
ses mouvements. Si donc M. JoiifTroy s'était borné à affirmer 
que les sciences morales étaient fondées sur l'observation , et 
à ce titre méritaient la même estime que les autres seleuces 

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natflfetf 68^ Il eflt ^t iii»e c^sç tou^e simple , H ^H ym, mais 
uUlfi et méfitoire, en |>rése«ice de l'espèce defav^w e;Kd^¥e 
dp9t le maténalisffie et k geore d'obsery^attoos qu'il corn- 
fwtç jouissaient à cette époque, lilais au lieu d'exposer et 
^'analyser les div^sjmoyens d'observ^tiou employés par tous 
les aiéta^bysiclens , M. JoAiffroy tt^ s'atiaeha qu'à mettre en 
relief la métjb^de p^rticuiière d'observation qu'il crut avoir 
déconverte; et il eut besoin de tout son art de styie pour ca- 
cber ce qu'il y avait d'évidemment chimérique dans cetiie 
prétendue méthode d'observation. Je le r^ète, l'assertion 
que la scicace psychologique est fondée sur l'observation est 
simple et incontestable ; mais soutenir qu'il existe deux sortes 
d'observations radicalement différentes , essentiellement dis- 
tinctes , et d'égale importance ; l'une uniquement destinée à 
l'étude des phénomènes matériels, l'autre uniquement des- 
tinée à l'étude des phénomènes intellectuels; l'une se fateant 
avec l'unité de notre être, avec l'âme et le corps unis et 
combinés (dans l'hypothèse de deux substances), l'autre avec 
l'âme seulement , qui se trouve , on ne sait comment , douée 
de la même virtualité que lorsqu'elle est unie au corps, qui 
n*a plus d'organes, et qui cependant opère comme si elle en 
avait, voilà la chimère, l'illusion, et le sophisme fondamental 
que M. Jouifroy présenta comme la base de la certitude des 
ficienees morales et intellectuelles. Voilà ce qui était nouveau, 
en effet, car jamais aucun des grands hommes qui ont fondé 
et cultivé la science des opérations de l'esprit oe s'en était 
douté. 

Il y a plus; tous ceux qui s'étalent occupés de cette ques- 
tion avaient pensé que, par une nécessité invincible, l'esprit 
humain peut observer directement tous les phénomènes ex- 
cepté les siens propres. Locke avait affirmé positivement que 
l'esprit ne peut instantanément s'observer directement lui- 
même. « Il n'est point , dit-il , de bien sans mélange , et l'en- 
» tendement , qui nous élève au-dessus de tous les autres 
» êtres, porte avec soi une marque de faiblesse bien propre à 
M nous humilier ; car tandis qu'il nous sert à observer et à 
» connaître toutes les autres choses, il est incapable de s'ob- 
>» server et de se connaître jamais directement lui-môme : 

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â84 APPENDICE. 

N c*e8t pourquoi il faut de ]*art et des soins pour le placer à 
» une certaine distance, et faire en sorte qu^il devienne ainsi 
» indirectement l'objet de ses propres contemplations. ( En- 
» tendement humain , liv. II). » Il ne parait pas que Leib- 
nitz, que Ton n'accusera pas de tendance au matérialisme, 
ait eu là-dessus une autre opinion que Locke, puisque son 
disciple Wolf a fait précisément un Traité de psychologie 
expérimentale y où il s'appuie continuellement de Texpé- 
rience et de l'observation , avec la prétention de fonder sur 
l'observation la connaissance de l'âme et de ses opérations, 
et dont le premier axiome est que l'esprit ne peut étudier 
directement ses propres phénomènes , et que ce n'est , pour 
employer l'expression même de Wolf, que « par des sentiers 
» coupés de détours que l'on peut parvenir à l'observer et 
» à le saisir. » 

Nous oserons donc affiimer que M. Jouffroy, bien loin 
d'avoir ramené la science psychologique , et par elle toutes 
les sciences morales, à la méthode d'observation, les a an 
contraire éloignées, autant qu'il était en son pouvoir, de 
la véritable route , en leur en indiquant une tout-à-fait ima- 
ginaire. Aussi sa tentative pour donner crédit et autorité à 
la psychologie auprès des savants positifs , comme ils se 
nomment, loin d'avoir un heureux succès, eut le plus fâcheux 
résultat. Croyant que M. Jouffiroy était en cette occasion le 
véritable représentant des sciences métaphysiques, et en par- 
ticulier de la psychologie, ils confondirent sa proposition ha- 
sardeuse avec la méthode d'observation de tous ceux qui ont 
cultivé ces sciences, et ils en triomphèrent (I). 

Les partisans de Fidée de M. Jouffroy ont dit que cette 
préface était la pré/ace d'une science (2). Nous ne voyons pas 
les fruits que cette méthode nouvelle d'observation appli- 
quée aux faits de conscience a rapportés jusqu'ici , à moins 
qu'on ne veuille lui attribuer ce roman sur le sommeU, si 

(i) Broussais, De r irritation et de ia/oiie; Auguste Comte, Comrs 
de philosophie positive, 

(a) M. Damiron, Essai sur l'histoire de la philosophie en Frorut 
au dix -neuvième siècle, 

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APPENDICE. 285 

ingénieux, si saperficiel, et si faox, que M. Jouffroy a repro- 
duit dans le volame de ses Mélanges , malgré les justes criti- 
ques qui Font accablé à sa naissance ( t )• 

Pour que la méthode d'observation de M. Jouifroy parût 
vraie, il fallait que Pâme, sans être appliquée à aucan objet, 
pensât cependant ; et même il fallait qu'elle n*eût pas seu- 
lement alors ce que les métaphysiciens ont appelé des pensées 
imperceptibles, mais qu'elle pensât d'une pensée réfléchis- 
sante. Or le sommeil présente un état d'inaction et d'insen- 
sibilité , où l'esprit , bien loin de réfléchir sur ses connaissan- 
ces , ne sent pas même qu'il existe ; hors le temps des songes , 
il ne s'aperçoit pas qu'il pense. De plus, l'état dans lequel 
M. Jouffroy mettait son observateur des faits de conscience 
ressemblait fort au sommeil. Il fallait donc que le sommeil 
n'existât pas pour que la méthode de M. Joufiroy ne fût point 
une chimère. Il sentit l'objection , et n'hésita pas : il affirma 
que i'âme ne dormait jamais. 

Certes jamais paradoxe ne fut plus contraire au sens 
commun, Locke , qui pourtant n'avait pas érigé le sens com- 
mun en juge suprême des opinions philosophiques, était 
moins hardi que M. Jouifroy sur ce sujet : quoiqu'il admit 
deux substances, l'esprit et le corps, il admettait le som- 
meil. {Entendement humain, liv. II, ch. I ). 

Mais de même que M. Jouffroy ne s'était nullement em- 
iurrassé de l'opinion de Locke sur la nécessité du corps pour 

(x) Qne ce nous soit une occasion de rappeler la mémoire d*uii 
bomm^ dont les travaux sur le sommeil , sur les propriétés merveil- 
leuses de l'extase, et sur toute la partie miraculeuse des religions, 
laissés aujourd'hui dans lombre après avoir été trauchés par la mort 
la plus cruelle, reparaîtront un jour avec éclat; d'uu des plus grands 
esprits que nous ayons connus , et chez lequel la vertu morale était 
aussi haute que l'intelligence. Tous ceux qui ont connu Bertrand, 
tous ceux du moins qui l'ont aimé, auraient su gré ik M. Jouffroy 
d'indiquer à ses lecteurs que ses conjectures sur le sommeil avaient 
été combattues par un hf>mme si riche de savoir et d'expérience. Les 
ré|)onses que Bertrand fit aux articles de M. Jouffroy se trouvent 
dans l'ancien Globe ^ tome V. 

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286 APPENDICE. 

que Tâme pût penser, il ne s'embarrassa pas davantage des 
arguments de Locke sur le sommeil (1). 

En général, M. Jouffroy et la plupart des psychologues 
modernes ont traité les plus graves questions sans paraître 
avoir aucune connaissance des travaux de leurs prédéces- 
seurs. Et cependant on pourrait très légitimement douter 
que la psychologie soit plus avancée aujoard'hoi qu'elle ne 
Tétait au temps de Nicole et de Malebranche , de l.ocke et 
de Leibnitz. 

Nous reviendrons en temps et lieu sur les principes de 
M. Jouffroy en psychologie (2) ; nous ne les discutons pas ici. 
Encore une fois, nous ne voulons ici que saisir )a liaison 
intime des divers travaux de M. Jouffroy et étudier sa ma- 
nière de philosopher. Mais, pour cet objet même, il était 
absolument nécessaire d'indiquer son point de départ psy- 

(x) Nous veooDS d'avoir tout récemmeDt roccasion d'examiner les 
opinions émises par les philosophes et les physiologistes sur le som- 
meil. Il résulte de nos recherches que ce n*est pas seulement Técole 
de Gassendi et de Locke , mais aussi l'école de Leibnil2 qui a admis 
un état » où 11 ne nous reste absolument ( ce sont les ezpressioDS 
» mêmes de Wolf J aucun sentiment de rien. » Nous atons montré 
comment la fausse dualité de V âme-pensée et du corps-machme, ou, 
en d'autres termes , de l'âme défiuie cogitatio et du corps défini ex- 
tc/isio, introduite par Descartes, pouvait conduire en effet a l'hypo- 
thèse absurde embrassée par M. Jouffroy. Mais nous avons montré 
aussi que Descartes et tous les cartésiens étaient fort éloignés de ce 
sentiment, puisqu'ils attribuaient la cause du sommeil au corps, et 
admettaient une modification complète de notre ?ie spirituelle par 
l'elfet de la modification qu'éprouvait le corps - machine ^ ne sVxplî- 
qnant pas d ailleurs sur ce que devenait alors Vâme^pensce, M. Jouf- 
froy est véritablement le premier qui ait soutenu que « l'esprit, 
» pendant le sommeil, n'est pas dans un état spécial , mais marche et 
» se développe absolument comme dans la veille. » Voy. l'article 
Sommeil de \ Encyclopédie Nouvelle , xSLixii' livraison. 

{%) Nous avons tenu depuis , et trop amplement peut-être , notre 
promesse. Nous renvoyons eu particulier au présent volume, De 
l'Éclectisme, II' partie , § VI et suiv. 

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APPENDICE. 287 

diolegiqae ; car nous soutenons que tous ses antres travaux 
en découlent , et qu'il a porté dans toutes les questions philo- 
sophiques qu'il a abordées ses habitudes de psychologue. 



§ IV. 

Hypothèse psychologique de M. Jouffroy. 

Or ce point de départ psychologique, ce n'est pas l'hy- 
pothèse de deux substances^ esprit etcorp», comme on Ten- 
tendalt au dix-septième siècle; comme l'entendait Descartes 
( lorsqu'il ne faisait pas de l'ontologie pure) , plaçant le siège 
de l'âme dans la glande pinéale , et écrivant en physiologiste 
son traité ûe&Passionê; comme l'entendait Locke, qui fit 
tellement de cette liaison nécessaire des deux principes le 
fond de son système, que les théologien» Taccudèrent de 
détruire la spiritualité de l'âme; comme l'entendait Leibnitz, 
dont le système de l'harmonie préétablie n'est autre chose 
^'nne conciliation de ces deux termes esprit et corps, et 
une explication de leur harmonie ou de leur unité; comme 
l'entendait môme enfin le grand chrétien Bossuet ()). C'est 

(f) «• Dieu, dit Bossuet (De ia Connaissance de Dieu et de soi- 
» m^me)^ Dieu a voulu faire toutes sortes d'êtres: des êires qui 
a n'eussent que retendue avec tout ce qni hii appartreut, figure, 
« niou%^ment, repos, tout ce qui dépend de la proportion ou dis- 
» proiiorliou do ces choses; des êtres qui n'eussent que l'inlelligeuce 
» et tout ce qui confient à une si noble opération, sagesse, raison , 
» pfétèyance, volonté, liberté; vertu ou vice (les auges, les démons); 
» enfin des êtres où tout fût uni, et où une âme intelligente se trou- 
» vât joiule à un corps. L'homme étant formé par un tel dessein, 
M nous pouvons définir Tâme raisonnable substance intelligente née 
u pour vivre dans un corps et lui être intimement unie. L'homme 
n toQt entier est compris dans cette définition, qui commence pr ce 
n qu'il a de meilleur sans oublier ce qu'il a de moindre, et fait voir 
M l'union de Tun t* t de l'autre. » 

Combien la définition de Bossuet : Vâme est une substance intelli' 



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2SS APPENDICE. 

quelque chose de bien plus simple, en vérité* C*est le sfi- 
ritualisme, moins Tun de ses deux éléments. Le second 
des deux principes admis par tous les grands métaphysideo» 

gente née pour vivre da/is un corps et lui être intimement unie, 
est préférable à celle de M. de Bonald : L'homme est une inieili'- 
genee servie par des organes i^). Autant la première est complèle, 
autant la seconde est incomplète » et peut par conséquent prêter à 
Terreur. L'une est d*un sage qui connaît le fond de la nature hu- 
maine, la relation et le jeu nécessaire des deux substances qu'il se 
croit en droit d'y distinguer, et qui , tout en donnant la prédoni- 
uance à la plus grande, ne sacrifie pas la moindre : l'autre est d*ttn 
fanfaron , qui sera d'autant plus eaubarrassé de la passivité de notre 
nature qu'il aura plus dédaigné le corps et exalté la i 
puissance de rame, l'ous les grands métaphysiciens du dix- 
siècle eussent adopté la définition de Bossuet : nos nouveaux psycho- 
logues ont pris pour point de départ celle de M. de Bonald. 

<c Le corps, continue Bossuet, n'est pas un simple instrument ap- 
N pliqué par le dehors , ni un vaisseau que l'âme gouverne à la 
» manière d'un pilote... L'Ame et le corps ne font ensemble qu'af* 
» tout naturel... Aussi trouve-t-on dans toutes nos opérations quel- 
)* que chose de lame et quelque chose du corps; de sorte que pour 
)> se connaître soi-même , il ne faut pas seulement savoir distinguer, 
M dans chaque acte , ce qui appartient à l'une d'avec ce qui «ppar- 
» tient à l'autre, mais encore remarquer tout ensemble coBunflBl 
}) deux parties de si différente nature s'entr'aident mutuellement... 
n Sans doute Xentendement n'est pas attaché à un organe corporel 
» dont il suive le mouvement ; mais il faut pourtant ccmnaitre qu'on 
»> fk entend point sans imaginer ni sans avoir senti ; car il est vrai 
» qu^ , par un certain accord entre toutes les parties qui compcnent 
» l'homme, Vâme n'agit pas sans le corps ^ ni la partie inlelleeluelle 
M sans la partie scnsitive, etc. » 

(*) Il faut convenir que cette définition, attribuée or diiiicm eat « 
M. de Bonald . qui Ta seolement reproduite, est littéralemeot de Platon. 
Mai» c'est uue erreur de Platon. J*ai montré ailleurs que tous les défaot*» 
monstrueux justement reprochés à sa République proriennent de relir 
erreur. Voy. rarlicle Égalité de VEncyclopéMe Tiouvelle, J X. 



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APPEXDICF. 289 

da dix-septième siècle a disparu pour nos nouveaux psy- 
chologues; ils (éliminent fièrement le corps, qu'ils appellent 
ia bête , ranimai , la machine , et ils le renvoient dédaigneu- 
sèment aux physiologistes. Celle chose, disent-ils, ne les 
regarde pas : eux , ils ne s'occupent que du moi , et ils dé- 
duisent toute leur psychologie de ce qui est renfermé dans 
la notion du moi. 

Tonte la différence que les théologiens du Christianisme 
mettaient entre Fange et Tâme humaine , c'est , disaient-ils , 
que l'ange est une substance complète, substantia compléta^ 
et que Pâme est une substance incomplète , substantia in- 
compleia; c'esl-à-dire que l'ange a tout ce qu'il faut pour 
être ange, et existe indépendamment de toute autre substance ; 
au lieu que l'âme humaine doit être unie au corps : l'ange est 
un tout , au lieu que l'âme humaine n'est qu'une partie. Mais 
nos psychologues sont bien plus spiritualistes que ne le furent 
les théologiens. Ils anéantissent la distance que ceux-ci 
avaient bien voulu conserver entre l'âme humaine et la na- 
ture angélique. Des philosophes avaient douté qu'il y eût en- 
tre l'esprit et le corps la distinction d'une substance à une 
autre substance; l'union nécessaire de ces deux substances à 
tous les moments , dans l'hypothèse des théologiens , ne les 
contentait pas ; ils auraient voulu davantage, et ils poussaient 
la nécessité de cette union jusqu'à ne voir dans l'esprit et dans le 
corps que des propriétés diverses d'une même substance : mais 
jamais partisan de l'esprit substance , jamais théologien n'a- 
vait nié ce qu'on appelle dans tous les livres de métaphysique 
la loi fondamentale de l'union de l'âme et du corps. Le fond 
même du spiritualisme , je le répète, c'est cette union intime 
de deux substances nécessaires l'une à l'autre. Mais , encore 
une fois , le spiritualisme de Pascal , de Bossuet , de Descar- 
tes, de Malebranche, d'Arnauld, de Nicole, n'est pas le spi- 
ritualisme des nouveaux psychologues. « L'homme , avait dit 
» Pascal, n'est ni ange ni bête. » Nos psychologues décompo- 
sent l'homme en deux substances complètes, l'ange et la bête. 
Celte substance double à tous les instants , admise jusqu'à 
eux , ils en font deux substances isolées. Le mystère de celte 
union continuellement nécessaire , ce secret du Créateur , 

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290 APPENDICE. 

comme disent unanimement tous les métaphyskieDS et tous 
les théologiens , ce mystère ne les occupe pas , ne les embar- 
rasse pas; ils le nient. De Pâme, substance incomplète , ils 
font une substance complète; de celte moitié de Thomme il» 
font un tout; et parce qu'ils ont distingué deux sabstancfis, 
ils croient que la substance esprit que leur analyse leur a 
donnée peut se suffire à elle-même , et c'est avec Tâoie seule 
quMls vont étudier la vie de Tâme. 

O abstraction ! Les physiologistes , par la même raison , ne 
devraient'ils pas étudier la vie du corps indépendamofient de 
la respiration et de la nutrition , de l'influence de la lumière , 
de la chaleur , de l'électricité , indépendamment des actions 
diverses que d'antres êtres, soit organiques, soit inorganiques, 
exercent sur le corps ? Car l'air que le corps respire , les ali- 
ments qu'il digère , ne sont pas le corps , quoiqu'ils influent 
sur lui , comme le corps lui-même ( nos psychologues ne le 
nient pas ) influe sur l'esprit. Mais y a-t-il , je le demande , 
vie du corps sans respiration , sans nutrition? la vie du corps 
ne résulte-t-elle pas essentiellement d'une relation constante 
et d'une communion perpétuelle , quoique perpétuellement 
variable , avec l'univers extérieur? en sorte que l'être que les 
physiologistes appellent un corps n'est qu'un cadavre aussitôt 
que cette communion cesse, et que ce qu'on devrait yéritaUe- 
ment appeler un corps, ce serait ce corps plus tous les miHeiix 
qui lui donnent la vie, qui répondent à sa vie, qui vivent avec lui 
et avec qui il vit. Et de même, où nos psychologues modernes 
outils pu trouver des raisons de s'imaginer qu'ils pouvaient 
étudier l'esprit indépendamment du corps avec lequel il vit 
aussi intimement uni que le corps Test au monde extérieur? 

Mais , partis de la réaction la plus complète contre le maté- 
rialisme, les psychologues de l'École normale devaient adop- 
ter cette abstraction. On dirait que , trompés par le mot de 
spiritualisme qu'ils avaient pris pour bannière, ils ont cm que 
le spiritualisme consistait à éliminer , à chasser violemment 
le corps de la science qu'ils cultivaient ; et ils se sont mis 
ainsi en dehors de la science même , telle que l'entendaient 
tous leurs devanciers. 

Aussi la psychologie, telle qu'ils Ta valent faite, est-elle au* 

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APPENDICE. 291 

jourd^hui désertée , abandonnée. Son astre a pâli devant une 
science nouvelle et mieux fondée, parce qu'elle est fondée sur 
une plus large recherche, Vanihropologie. 

A un physiologiste qui rejetterait la communion du corps 
a?ec le monde extérieur, que resteraitnl ? Un cadavre. A des 
métaphysiciens qui rejettent de leur science la communion de 
l'esprit avec le corps , que devait-il rester ? Un cadavre aussi, 
la logique. 

Le physiologiste verrait des canaux, des nerfs, des muscles, 
du sang , tous les instruments et tous les produits de la vie , 
c'est-à-dire de la communion du corps avec le monde exté- 
rieur ; mais la vie aurait disparu. 

Et de même le psychologue rencontre les canaux de l'esprit, 
la sensation, l'attention , le jugement. 

La physiologie n'est plus que l'anatomie ; la psychologie 
n'est plus que la logique. 

En se boraant donc, par une abstraction illégitime, à ce qui 
découle de la notion du mot, on arrive bientôt aux limites de 
la psychologie : il faut donc s'arrêter court, ou se lancer dans 
une autre science, dans l'ontologie. Mais il ne faut pas surtout 
vouloir faire de la psychologie expérimentale , et parler de 
méthode d'observation ; car, dès que vous parlez d'expérience 
et d'observation, le corps vous devient nécessaire à deux uns, 
I>onr observer et pour être observé dans son union avec l'es- 
prit , attendu qu'il n'y a pas d'esprit vivant sans corps , et 
^'ayant rejeté le corps vous n'avez plus ni Tinstrument ni 
l'objet , puisque vous n'avez plus l'être complexe esprit" 
corps , source et matière de votre science. 

Il n'y avait donc plus de psychologie possible à faire pour 
ces puristes du spiritualisme. Dans les limites où ils s'en- 
fermaient, tout était fait avant eux; tout avait été fait, je le 
répète , soit par les anciens , qui ont très bien distingué les 
principales opérations de l'esprit, soit par les modernes, 
et principalement par les métaphysiciens du dix -septième 
siècle. La Logique de Port-Royal renferme autant de vérités 
et infiniment moins d'erreurs qu'ils n'en ont enseignées. 

L'anatomie a toujours été plus facile à faire que la physio- 
logie ; c'est une science faite depuis long-temps , et à peine 

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202 APPENDICE. 

pt^rfecUble aujourd'hui : la physiologie e^i à peine commencée. 
De même la logique est faite depuis long-temps; la connais- 
sance de Tesprit mort est fort ancienne. Mais la connaissance 
de l'esprit vivant , c'est-à-dire en communion avec le corps, 
et par le corps avec l'univers, la physiologie de Fesprit, est 
une science toute nouvelle. 

Que fallait-il donc faire, encore une fois, pour perfectionner 
la psychologie? Il fallait Tenter sur la physiologie. De même 
que la physiologie repose sur la communion du corps avec le 
monde extérieur ( I ) , de même la psychologie devait reposer 
sur la communion de Tesprit avec le corps. 11 fallait suivre la 
voie ouverte par Descartes dans son traité des Pâmons^ h 
voie tracée par Locke, lorsqu'il établit en principe Tunion né- 
cessaire de l'esprit et du corps. On n'eût pas été matérialiste 
pour adopter la question posée par Cabanis de l'influence da 
physique sur le moral et du moral sur le physique. Tout en 
restant fidèle à l'hypothèse des deux principes esprit et corps, 
c'est-à-dire au spiritualisme ( puisqu'on voulait être sphilua- 
listes ) , on pouvait s'occuper de la science de Gall et de 
Spurzheim. Il y avait aussi une vaste carrière dans Pétude de 
ces singulières facultés du somnambulisme dont plosiears 
sont aussi constatées qu'elles sont merveilleuses, et qui n'af- 
fectent pas moins le corps que l'esprit (2). 

Au lieu de cela , M. Jouffroy et ses amis se sont plongés 
dans l'abstraction du m' i. Dès lors ils n'ont pu que répéter 
quelques vérités découvertes depuis long-temps, et en cela ils 
ont été utiles ; puis , voulant aller plus loin , et ne marchant 
pas avec les ménagements qu'avaient leurs illustres devan- 
( i(*rs, afHrmatifs et tranchants ils n''ontpu faire que du roman 
et de l'erreur. 

(i) Ou distingue ordiiiéiireiiient en |^hy>iologie la vie interne de 
ce qirun nomme la vie de relation. Mais it est évident que les fonc- 
tions mêmes de la vie intorne ne s'exécutent que par suite d'une 
certaine \ie de relation. 

(2) Tout cela s'est fait ou a commencé de se faire. Mais ce nesuot 
pas les psychologues qui Tout fait; l'authropologit' , je le répète, 1 
détrôné la psychologie. 

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I 



APPENDICE. 293 

Ce sont des romans, en effet , et nous employons ce mot 
parce que nous n'en trouvons pas d'autre qui puisse rendre 
notre pensée , ce sont des romans que tous ces beaux articles 
où M. Jouffroy simule avec un art merveUleux la logique la 
plus rigoureuse, ne s'apercevant pas qu'il a commencé par une 
pétition de principel 

L'empereur Adrien, près de mourir, fit, comme on sait, de 
petits vers où il s'adresse à son âme ; il la flatte , il la caresse , 
il l'appelle sa petite âme , sa mignonne , l'hôte chérie de son 
corps , et finit par lui demander quel logis elle va désormais 
habiter. M. Jouffroy commence toujours, sans s'en apercevoir, 
par faire , comme l'empereur Adrien, un portrait chimérique 
de cette âme à laquelle il attribue toutes les propriétés de l'ê- 
tre complexe esprit-corps , de l'homme enfin, de l'homme 
vivant. C'est là sa pétition de principe. Cela fait , il raisonne 
admirablement. 

S'agit-il , par exemple , de l'observation des faits de con? 
science ; M. Jouffroy n'a eu qu'à réduire en art , en méthode, 
Vhypothèse psychologique dont il était parti. Aussi faut-il 
convenir que si sa méthode d'observation est fausse , elle a , 
quant à cette hypothèse , la valeur d'une démonstration par 
l'absurde. Vous êtes embarrassé de savoir comment , ayant 
pris la précaution de ne rien chercher, de ne pensera rien, et 
vos sens étant dûment endormis , votre conscience va s'ob- 
server elle-même. Il vous parait que vous ressemblez à uu 
homme qui voudrait se servir d'un télescope , et qui com- 
mencerait par le démonter et en diriger le tube vers un point 
où aucun objet ne serait visible. M. Jouffroy n'est pas em- 
barrassé. N'a-t il pas son âme , une âme complète, aussi com- 
plète, ma foi , que si elle était unie au corps ; cette âme n'est- 
elle pas douée de je ne sais combien de propriétés , telles que 
l'activité , l'unité , l'identité personnelle , l'intelligence , la 
sensibilité , la liberté ? Qui pourrait donc l'empêcher de s'ob- 
server, de s'examiner? N'est-elle pas maîtresse chez elle? 
Pourquoi ne se mettrait-elle pas en exercice,. et n'userait- 
elle pas de ses propriétés ? Evidemment ces propriétés sont 
bien à elles, dit M. Jouffroy, elles ne sont pas au corps. 

Eh î précisément , non. Toutes ces propriétés , tous ces al- 

a5. 

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294 APPENDICE. 

tributs que votre analyse vous a donnés n'appartiennent qa*à 
Têtre complexe esprit-corps. Ils appartiennent à Vhomme^ 
ils n^appartiennent à aucune des deux substances que vous 
distinguez dans Thomme sous les noms d'esprit et de corps. 
Ils sont le résultat de la vie de l'homme , c'est-à-dire de la 
communion de Tesprit avec le corps , et par le corps avec le 
monde extérieur. 

Tous commencez donc par supposer ce que vous avez 
besoin qu'on vous accorde , et vous raisonnez ensuite à votre 
aise. 

S'agit-il du sommeil? c'est la même chose. L'âme de 
M. Jouffroy est comme un matelot dans son navire » comme 
un propriétaire dans sa maison ; elle ouvre et ferme ses sens 
à volonté ; elle veille à travers ses jalousies; elle a fait faire si- 
lence autour d'elle , et se repose nonchalamment , ou médite , 
ou prend des distractions. Cette âme ressemble beaucoup à 
un homme complet, à un homme esprit-corps, qui ne dor- 
mirait pas. £st-il étonnant que l'ayant ainsi faite , M. Jouf- 
froy soutienne avec beaucoup 4e plausjlbilitéque Tâme ne dort 
jamais ? 

S V. 

De la vraie et de la faasse analyse. 

Voilà ce que nous appelons des romans psychologiques; 
pourquoi faut-il que M. Jouffroy ait porté, dans toutes les 
questions philosophiques qu'il a traitées, la même habitude de 
faire des pétitions de principes ! 

C'est qu'il a porté partout sa terrible analyse ; c'est qu'il 
déteste, c'est qu'il méprise, c'est qu'il abhorre la synthèse. Il 
y a des esprits qui voient plus ou moins confusément , mais 
qui voient tout ensemble ; il y en a qui ne peuvent voir que 
des parties : ceux-ci sont plus facilement clairs , mais ils de- 
viennent parfaitement faux lorsqu'ils prennent pour vivant 
le fragment de cadavre qu'ils ont détaché avec leur scalpel ; 
car la vie est dans le tout ensemble , et elle n'est que là. 

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APPENDICE. 295 

Si donc, faisaat une abstraction , vous n'avez pas en même 
temps le soin de ne prendre cette abstraction que pour une 
opéralion de votre esprit , qui n'a d'autre but que de faciliter 
votre étude ; si vous prenez au contraire pour une entité , pour 
Hn être réel , ce que vous avez abstrait de l'être , et que vous 
attribuiez à cette partie les propriétés qu'elle ne possédait que 
par son union avec le tout , vous commettez la plus grande er- 
reor qu'un philosophe puisse commettre ; et si ensuite vous 
?oa8 armez de ces propriétés que vous avez à tort attribuées 
à la partie par vous abstraite , pour discourir à perte de vue 
sur les conséquences , vous pouvez être un dialecticien fort 
habile , un admirable écrivain , mais à coup sûr vous êtes dans 
l'erreur. 

Qu'y a-t-il dans la connaissance humaine ? Il y a Dieu , il y 
a l'univers visible , il y a l'humanité, il y a l'homme individu , 
et dans IHiomme il y a le corps et Tesprit, les sensations, les 
sentiments, les passions, la volonté. En présence de ce grand 
tout , que fera M. JouflBroy ? Liera-t-il d'un lien harmonique 
Dieu, l'univers , l'humanité, l'homme, et dans l'homme le 
corps et l'esprit , les passions et l'intelligence ? Non. Armé de 
son analyse et de son abstraction , il divisera , il coupera , il 
séparera , il désunira , croyant que la philosophie consiste es- 
sentiellement à diviser, à séparer, à désunir. 

Quand on sépare ainsi toutes choses, et qu'on donne à ses 
abstractions une valeur absolue , on se met en dehors de la 
science de la vie; car la vie , je le répète, est dans le tout en- 
semble , et elle n'est que là. Elle est dans l'action continuelle 
de Dieu sur ses créatures , elle est dans l'action continuelle de 
l'htunanité collective sur chaque homme , elle est dans l'union 
de l'esprit et du corps , elle est dans l'union du corps et du 
monde extérieur : mais elle n'est dans aucune des abstractions 
que notre esprit peut faire ; elle n'est pas dans le monde sans, 
Dieu , elle n'est pas dans un homme isolé de l'humanité , elle 
n'est pas dans l'esprit sans le corps , elle n'est pas dans le corps 
sans le monde extérieur. « Les parties du monde, dit Pascal , 
» ont toutes un tel rapport et un tel enchaînement l'une avec 
» l'autre, que je crois impossible de connaître l'une sans l'autre 
» et sans le tout. » 



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290 APPENDICE. 

Qu'il no soit pourtant possible à notre faiblesse de nous éle- 
ver à la connaissance du tout que par des abstractions sacces- 
sives, rien n'est plus évident ; mais c'est à la condition de ne 
prendre ces abstractions que pour ce qu'elles valent. 

Mais s'il est vrai que la vie soit dans le tout, et que, prenant 
une partie, vous vouliez voir la vie dans cette partie , et même 
expliquer le tout par la parie, il est bien sûr que vous ne 
pourrez raisonner qu'à la condition de faire une pétition de 
principe. M. Jouffroy a porté plus loin que personne la philo- 
sophie de la dissection : aussi croyons-nous qu'on citerait dif- 
ficilement un philosophe qui ait fait plus de pétitions de prin- 
cipes et de plus éclatantes. 

Nous venons d'en voir un exemple pour les matières de psy- 
chologie : nous en verrons plus tard un non moins singolier 
pour la philosophie de l'histoire. Nous venons de voir M. Jouf- 
froy , ayant à expliquer Vhomme , commencer par âiminer le 
corps, le mettre hors de cause, le déclarer hors de la ques- 
tion , et , attribuant à l'âme seule les qualités, les propriétés, 
les attributs qui appartiennent à l'homme esprit et corps, ex- 
pliquer ainsi facilement les phénomènes de la vie de l'homme 
par les propriétés de l'âme. Nous le verrons dans un autrT ar- 
ticle, ayant à expliquer le développement de VhumaiUéf 
éliminer l'humanité ou du moins presque tout ce qui constitue 
l'humanité , la mettre hors de cause , la déclarer en dehors de 
la question , et expliquer son développement par le détdop- 
pcment de ses idées. M. Jouffroy a procédé dans la question 
de Vhumanité comme dans la question de Vhomme. lia abs- 
trait , et il a prêté à la partie qu'il avait abstraite les propriétés 
qui n'appartiennent qu'au tout. L'âme ne vit pas sans le corps , 
et n'a pas sans le corps les propriétés que M. Jouffroy lui 
prêle : de même les idées de l'humanité ne se développent pas 
toutes seules. Mais une fois que M. Jouffroy a supposé que 
l'âme vit sans le corps et a toutes les propriétés que nous loi 
remarquons dans son union avec le corps , il lui est assuré- 
ment bien facile d'expliquer le sommeil et toutes les questions 
qu'il voudra traiter, puisqu'il a muni par avance son âme abs- 
traite des propriétés du tout. Et de même, M. Jouffroy ayant 
à expliquer le développement de Thumanilé , et commençant 

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APPENDICE. 297 

par supposer que l'élément idées se développe tout seul , in- 
dépendamment de rhumanité , a pu réduire aisément la ques- 
tion au développement des idées de Thumanité, et dire, comme 
il Ta fait : L'humanité ne se développe pas , ne change pas , 
elle reste toujours la même ; ce sont les idées de l'humanité 
qui se développent (^), 



§ VI. 

Résultats généraux de la philosophie de M. JoufTroy. 



Nous venons d'indiquer les défauts de Thypothèse psycho- 
logique et de la méthode de M. JoulTroy ; il nous reste , pour 
remplir le but que nous nous sommes proposé dans cet article, 
à indiquer également en quelques mots les résultats généraux 
où cette méthode et cette psychologie Font conduit. 

Les résultats auxquels M, Jouifroy est arrivé sont tout-à- 
fait conformes à sa méthode. Procédant toujours par abstrac- 
tion, et prenant toujours une abstraction pour quelque chose 
d'absolu, il devait arriver nécessairement à se faire une phi- 
losophie où tous les objets de notre connaissance seraient isolés 
les uns des autres , avec des barrières bien solides et bien 
closes pour les parquer et les séparer. Ainsi a-t-il fait. Inter- 
rogez-le de Dieu et de l'univers, de l'humanité collective ou 
de l'homme individu, vous le trouverez toujours d'accord avec 
-lui-même et avec sa méthode. 

D'abstraction en abstraction, M. Jouffroy, séparant tou- 
jours. Dieu de l'univers, l'humanité du monde, les hommes 
de l'humanité , l'homme individu des hommes société , et 
enfin dans l'homme les idées des sentiments et des passions , 
arrive à" ne créer partout que la mort en cherchant à expli- 
quer la vie. 

(i) Voy. plus loin iios remarques sur le morceau intitulé : Ré- 
flexions sur la philosophie de l'histoire. 



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298 APPENDICE. 

Pour lui , Dieu n^est pas dans le monde ; il est hors du 
inonde ; il sortit un jour de son éternité pour créer le rnoode : 
mais là s'est bornée son œuvre , là se borne son intervention. 
« Dieu , dit M. Jouffroy, n'intervient pas plus immédiatement 
» dans le développement de Thumanité que dans la marche 
» du système solaire. Et cependant il en est Fauteur. £n don- 
» nant des lois à Tintelligence humaine comme il en a donné 
)> aux astres, il a déterminé à l'avance la marche de Thuma- 
» nité , comme il a fixé celle des planètes. Voilà sa providence ; 
» et cette providence est fatale pour l'humanité comme elle 
» Test pour les corps célestes. [Mélanges, p. 75.) » Et M. Jouf- 
froy ne s'aperçoit pas que cette détermination d l'avance 
qu'il attribue à Dieu équivaudrait encore à une intervention 
actuelle et continue de la Divinité. Il a séparé, il a abstrait; 
ou du moins il croit avoir séparé , avoir abstrait : cela lui 
suffit (1). 

Sur la création, M. Joufftoy est encore partisan de l'idée 
des Hébreux , qui considéraient le monde comme une sorte 
de construction provisoire et finie dans le sens de TeqiMKre 
comme dans celui du temps. Cette manière de considérer la 
création et d'abstraire de l'espace infini l'univers créé est d'ail- 
leurs conforme à sa précédente abstraction ; c'est la suite né- 

(x) Pour montrer à quel degré les philosophes qui s'appellent 
éclectiques s'enteodeot peu sur les points les plus essentiels, nous 
mettrons en présence de X abstraction de M. Jouffroy la phrase cé- 
lèbre qui a £sit accuser M. Cousin de panthéisme : 

« Le Dieu de la conscience n*est pas un Dieu abstrait , un roi so- 
» litaire, relégué par-delà la création sur le tr6ue d'une éternité si* 
n lencieuse et d'une existence absolue, qui ressemble au néant même 
M de Texistence : c'est un Dieu a la fois vrai et réel , â la fuis siih- 
» stance et cause, toujours substance et toujours cause, n*élant 
» substance qu'en tant que cause, et cause qu'en tant que subslanct, 
M c'esi-à-dire étant cause absolue, un et plusieurs, étemité-ct temps, 
» espace et nombre, essence et vie, individualité et totalité, prin- 
)) cipe , fin et milieu , au sommet de Tètre et à son plus humble 
» degré, infini et fini tout ensemble, triple enfin, c'est-à-dire à la 
j) fois Dieu, nature, et humanité. » 

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APPENDICE. 2t)i) 

cessaire de sa manière de considérer Taction de Dieu sur ses 
créatures. 

D*un autre côté ( ce qui se lie encore avec les idées précé- 
dentes) , il ne considère TunîTers que comme un théâtre et une 
décoration pour Thomme. Il admet complètement le vieux 
préjugé qui regardait l'infini des mo;ides conime uniquement 
destiné à notre usage. « Le monde , dit-il , est fait pour 
» rhomme ; il est le théâtre, nous sommes les acteurs, etc. (Mé- 
» kmgee^p. 77.) » Il sépare donc, il abstrait de l'homme et de 
Thumanité ce qu'il appelle l'univers physique. Pour lui, hors 
de l'homme, tout est physique; et entre l'homme et l'univers 
il n'y a pas seulement un abîme, mais 11 n'existe aucun rapport. 

Il y a plus : il croit et il affirme positivement que l'univers 
n'est pas sujet à une loi de changement et de progrès. « L'u- 
» nivers, dit-il , est une machine qui tourne toujours et n'a- 
» vance jamais. » C'est un cercle éternel et immuable. Ahisi 
il ne sent aucunement la vie dans l'univers. Il ne voit pas que 
la vie crée continuellement sur la terre et dans les cieux. Tous 
les changements que la science a découverts et découvre à 
chaque instant dans les anciens êtres du globe, dans les êtres 
actuels qui le peuplent , et jusque dans la matière des astres , 
ne lui font pas même soupçonner dans l'univers une vie con- 
tinuellement créatrice ; il ne voit dans le monde hors de l'hu- 
manité qu'une éternelle immobilité , et le constant retour des 
nriêmes phénomènes. C'est encore une manière d'abstraire pro- 
fondément rhumanité du monde où elle existe. 

Mais tout en opposant à l'immobilité de l'univers la mua- 
bilité de Thumaniié, M. Jouffroy n'admet pas réellement que 
rhumanité change et progre>8e. Nous l'avons déjà dit , il ré- 
duit uniquement la mobilité du genre humain à un certain 
développement des idées de l'humanité ; et il affirme positi- 
veoïent que « les tendances de la nature humaine restent éter- 
» nellement les mêmes. » C'est nier implicitement le progrès 
de rhumanité. 

Nous démontrerons en effet , dans un autre article (I) , que 

(i) Voy. plus loin nos remarques sur le morceau intitulé: Ré- 
flcxioiii sur la philosophie de V histoire, 

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300 APPBNDICe. 

M. Jouffroy n'a aucune idée de la vie unitaire de Thumanité. 
L'ensemble de Thumanité , en tant que constituant un être , 
lui échappe ; la relation nécessaire des générations successives 
qui sont les parties de cet être lui échappe; il voit des hom- 
mes , il ne voit pas Thumanité. 

Ne concevant donc pas la vie réelle et le progrès de l'hu- 
manité , il ne peut y rattacher Thomme individu. Au lieu de 
sentir la relation qui unit l'homme à Thumanité antérieure , 
actuelle, à venir, il sépare et il abstrait complètement Thomme 
de Thumanité. Chaque homme devient ainsi un effet sans cause 
et une cause sans but. 

C'est ainsi , nous le répétons , que d'abstraction en abstrac- 
tion , M. Jouffroy arrive à ne créer partout que la mort en 
cherchant à expliquer la vie. 

Qu'est-ce en effet que ce monde sans Dieu , que Dieu a créé 
et où il n'est pas , ce monde qui , comme une grande machine , 
utile seulement à celui qui l'emploie , tourne toujours et n'a- 
vance jamais; ce monde qui n'est rien par lui-même , qui n'est 
qu'un théâtre , une décoration pour l'homme ! 

Et qu'est-ce que l'humanité séparée du monde , sans racines 
dans l'univers? comment la comprendre , comment concevoir 
son origine ? 

Enfin qu'est-ce que l'homme lui-même jeté dans une huma- 
nité qui n'avance pas plus que le monde , dont la nature réelle 
ne change pas, dont les passions sont toujours les mêmes, dont 
les tendances sont invariables! 

Comment entre toutes ces choses séparées et si complète- 
ment séparées , séparées par des murs d'airain , des mors in- 
franchissables, des abîmes d'infinies dissemblances, comment, 
dis-je , établir un lien d'unité, d'amour, et de vie, qui circule 
partout , qui anime tout , qui explique tout , qui lie l'homme 
à ses semblables, la société actuelle à l'humanité passée et à 
rhumanilé à venir , le genre humain aux autres êtres doués 
de vie et de sentiment , et l'univers au Créateur ? 

Dans cette philosophie d'abstraction, il n'y a pas une écheUe 
pour monter, pour gravir , de l'infiniment petit à l'infiuiraent 
grand; on est partout enfermé, et tout est séparé de tout par 
des abîmes. Entre l'homme et l'homme il y a un abîme , car 

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APPENDICE. 501 

je défie M. Jouffroy de me dire pourquoi Thomme aimerait 
son semblable. Entre les hommes d'aujourd'hui et Thumanité 
antérieure , encore un abîme ; car M. Jouffroy ne soupçonne 
rien de Thérédité du genre humain. Entre l'humanité et Tu- 
nivers extérieur , encore un abîme , puisque là tout est phy- 
sique, matière, et immuabilité. Enfin entre l'homme individu 
et Dieu, il y a la somme de tous ces abîmes, puisque l'homme 
ne peut réellement s'élever à Dieu que par la nature et Thu- 
Dianité. 

Rien non plus n'y est actif et vivant. Dieu n'a été créa- 
teur qu'une fois , le monde est immuable , l'univers exté- 
rieur à nous est tout physique , l'humanité elle-même ne 
cliange pas. 

Ainsi à tous les points de vue on arrive toujours avec 
M. Jouffroy à la séparation , à la dissection , et à la mort. 

Qui ne voit dans toutes ces abstractions les débris que la 
fausse analyse laisse partout après elle , comme fait le scalpel 
de l'anatomiste ? Membra disjecta. 

Il est vrai qu'on pourrait soutenir que les idées de M. Jouf- 
froy sur tous ces points sont les idées généralement acceptées, 
qu'il ne les a prises que parce qu'elles régnent , et qu'elles 
sont d'ailleurs conformes au Christianisme. Il est certain , en 
effet, que le Christianisme, en tombant, a dû nous laisser dans 
l'analyse. Depuis que nous avons rejeté la forme où la reli- 
gion, c'esl-à-dire la synthèse, s'était incorporée, nous sommes 
dans la négation de toute unité religieuse et sociale. Il peut y 
avoir et il y a en effet , selon nous, dans l'humanité actuelle , 
des sentiments religieux plus compréhensifs que ceux qui ont 
existé antérieurement, et ils sont même tout prêts à renouve- 
ler la religion ; mais la doctrine n'est pas faite, et, en l'absence 
de doctrine, nous n'avons que l'analyse, puisque nous n'avons 
pas de synthèse. Il est donc assez naturel qu'en se laissant al- 
ler au courant des idées communes , et en exagérant encore 
par sa propre méthode d'analyse le défaut général qui règne de 
notre temps , on se prive soi-même et on se montre tout-à-fait 
dénué du sentiment qui fait comprendre la pénétration ré- 
ciproque, l'harmonie, l'unité de toutes choses. De celte 
faron , on peut paraître conserver sur les grandes quesi ions , 

« 

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302 APPENDICE. 

sur IMeu , sur Tunivers, sur l'hamanit^ « sur ta destinée hu- 
maine, les idées du Christianisme, parce qn*<Mi conserve celles 
qui régnent depuis trois ou quatre siècles, et être cepen- 
dant dans le plus extrême éloignement de la vraie doctrine 
chrétienne. 

Il y a deux manières de comprendre le Christianisme. On 
peut le comprendre synthéliquemenl ; c'est le comprendre 
dans sa réalité profonde. Pris ainsi , c'est la doctrine de la 
communion , la doctrine qui unit ensemble en Dieu tous les 
liommes comme membres d'un même corps : Unum corpus, 
et unus spiritus ; unus Deus et pater omnium , qui est suptr 
omnes , et per omnia , et in omnibus nabis ( Ad Ephes. ) 
C'est la doctrine de Saint Paul et de tous les grands fonda- 
teurs du Christianisme. C'est la doctrine renfermée dans le 
mot de Jésus-Christ : Vous êtes tous frères ; ce qui n'a de 
sens qu'en s'élevant à l'idée collective de l'humanité, el à l'idée 
de la vie universelle. 

On peut aussi , en ne pénétrant pas au fond , en se tenant 
à la lettre, le comprendre par voie de séparation, d'abstraction. 
On peat isokr Dieu da monde , l'humanité du reste de la 
création , chaque homme de l'humanité , et arriver ainsi à 
cette e^èce de spiritualisme fragmentaire qui a couis au- 
jourd'huL C'est la manière protestante , la manière moderne 
d'entendre le Christianisme. C'est ainsi qu'on a commencé à 
l'entendre dans toute la période critique depuis le seizième 
siècle^ et c'est par cette voie qu'on est arrivé à l'individualisme 
le plus extrême. 

Mais le Christianisme , même entendu ainsi , conservait 
encore des vestiges de la doctrine qui l'avait engendré : il 
avait, comme précepte du moins, la charité pour lier tous les 
hommes; il avait la descendance commune et la vue du dei; 
il avait une tradition et un but. M. Jouffroy appartient à une 
école (Véclectisme) qui n'a ni tradition ni but, à une école 
impuissante à faire sortir un homme des idées générales do 
Christianisme tel qu'il est compris aujourd'hui , impuissante 
aussi à faire de lui un chrétien. 



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APPENDICE. 505 

§ VII. 

Résumé. 



Et ceci nous conduit à nous résumer à la fois sur M. Jouf- 
froy et sur l'école à laquelle il appartient; car le défaut 
^ncipal que nous avons reproché à la méthode et à la 
philosophie de M. Jouffroy peut servir à faire comprendre 
cette espèce de Protée insaisissable qu^on appelle Féclectisme. 

Nous l'avons vu, ce qui caractérise M. Jouffroy, c'est Tabus 
de Tanalyse. 

Or nous ne vivons que dans la relation avec lliuraanité et 
avec Tunivers; nous n'avons que deux sources de vie, la trans- 
mission de la vie dans l'humanité , et la relation avec la vie 
universelle. Portez l'abus de l'analyse dans ces deux sources 
delà vie, et vous tomberez dans une complète impuissance 
et dans une absolue négation. 

Quant à la vie transmise par Thumanité , M. Jouffroy est 
évidemment dans Tabus de l'analyse ; car jamais homme ne 
poussa plus loin le mépris, le dédain, le détachement de toute 
tradition. Formé, comme nous l'avons dit, à l'Ecole normale, 
habitué long-temps à prendre la psychologie pour la philo- 
sophie, et à étudier la psychologie pour elle-même , il ne pa- 
rait sentir en aucune manière le besoin d'une tradition. Loin 
de là , son premier acte en abordant les questions sociales , a 
été de rejeter complètement toute tradition , et de proclamer 
le plus absolu détachement de la philosophie du dix-huitième 
riècle(4). 

(i) Qu'on Usé son article sur^a Sorhonne et lés Philosophes (Voy. 
plus \(Àn) , qui fut sa profession d« foi dans le Globe j on y trouvera 
le dédain le plus complet pour la philosophie du dix*huitièffie siècle. 
Se plaçant fièrement entre le Christianisme et la Philosophie, et les 
accablant tous deux de son égale indifférence, M. Jou£froy ne soup- 
çonne pas même que la position qu'il prend soit périlleuse. Il lui 



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304 APPENDICE. 

Sans doute nous ne prétendons pas que la philosopbie du 
dix-neuvième siècle doive ressembler à celle du dix-huitième. 
Mais, pour s'en disting^uer, doit-elle s'en abstraire complète- 
ment , s'en séparer comme d'une ennemie, ne pas en tenir 
compte, la nier? ou doit-elle la regarder comme le précédent 
progrès accompli par l'esprit humain , comme le dernier pas 
de l'humanité avant notre époque ? Doit-elle y chercher des 
ancêtres et une tradition? doit-elle la continuer en un mot, 
sans pour cela continuer ce qu'elle a pu , ce qu'elle a dû né- 
cessairement avoir de défectueux et de faux? Voilà tonte 
la question : question qui n'est pas douteuse pour nous qui 
croyons à la doctrine du progrès continu , et qui pouvons 
démontrer que tous les travaux du dix -huitième siècle ont 
eu à la fois pour origine et pour but la doctrine de la perfecti- 
bilité («). 

Si vous n'avez pas la philosophie pour tradition , ayez 
donc la tradition du Christianisme. Car si vous n'avez ni 
l'une ni l'autre , n'ayant pas d'ailleurs par vous-mêmes la 
prétention d'être révélateurs, vous n'avez en vous aucun 
germe de vie , ou du moins vous manquez complètement de 
la première source de la vie , celle que nous puisons dans 
l'humanité. 

M. Jouffroy et son école en sont là : ils sont complète- 
ment dépouillés de toute tradition , c'est-à-dire de toute vie 
antérieure ; ils n'ont ni la tradition du Christianisme ni la 
tradition de la Philosophie , c'est-à-dire qu'ils n'aspirent ni 
par le Christianisme, ni par la Philosophie, à la tradition uni- 
verselle. 

Quant à la seconde source de la vie , qui découle de notre 
relation avec l'univers, et par lui avec l'Etre universel, 
M. Jouffroy est également plongé dans l'abus de l'analyse. 

semble tout naturel de rester neutre , lui et sa génération. H croit 
apparemment que la sagesse d^une géuéralion n'a pas besoin de se- 
mence, et pousse comme un champignon ; mais le champignon lui- 
même a sa semence. 

(i) Voy. l'article sur la loi de continuité qui unit le divrhuitième 
siècle au dix'feptième dans la Revue Encyclopédique ^ i833. 

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APPENDICE. 305 

Gomme nous avons essayé de Findiquer dans cet article , il 
est un des plus déterminés faiseurs d'abstractions qui aient 
pris le nom de philosophe. Son unique procédé , c'est l'ana- 
lyse , mais une analyse qui ne se reconnaît pas de bornes, et 
qui toujours divise, au lieu de ne faire que distinguer. 

D*une part, être sans tradition historique, ne pas même sen- 
tir le besoin d'une tradition, et de l'autre voir tout fragmen- 
lairement, ne jamais se fier à la synthèse, voilà deux vices qui 
ont entre eux un tel rapport , qu'au fond l'un procède de 
l'autre ; et ces deux vices sont deux obstacles insurmontables 
à toute vraie philosophie. 

Eh bien I je le répète , l'indifférence pour toute espèce de 
passé, et l'impuissance analytique, voilà précisément les deux 
caractères de l'éclectisme , et ce sont aussi les deux causes 
qui l'ont produit 

La vie , je le redis encore , se transmet d'âge en âge : ainsi 
la vie a passé du catholicisme au protestantisme , du protes- 
tantisme à la philosophie. Mais toujours ceux qui ont porté 
la bannière de l'humanité en avant avaient puisé la vie dans 
une tradition antérieure , dont ils étaient à la fois l'effet et la 
continuation : le protestantisme remonte à la série antérieure 
des hérésies; la philosophie , au protestantisme. Mais si, par 
une condition particulière et anormale , vous vous trouvez 
privés à votre origine de ce germe du passé qui doit vivre et 
se développer ; si vous êtes dénués d'ancêtres et de tradition, 
comme ces enfants du sérail recrutés par des forbans sur les 
mers ; comme eux privés de pères , vous serez comme eux 
sans postérité. Quelle vie en effet , quelle vie créatrice pour- 
rait se développer en vous? de qui l'auriez-vous reçue, ne 
procédant de personne ? Ce serait un effet sans cause. 

Si vous procédiez de quelque doctrine ayant eu vie avant 
vous , vous auriez naturellement sur toutes choses une initia- 
tion ; car vous sentiriez en vous cet instinct de progrès , cet 
instinct créateur qui , par toutes les directions , fait passer 
l'humanité d'une phase de son évolution à une autre. Mais 
n'ayant pas reçu la transmission de la vie , vous êtes natu- 
rellement portés à tout considérer fragmentairement ; et si 
l'habitude et l'éducation viennent ensuite confirmer celte 

25. 

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506 APPfiMOIGB. 

disposition , vous voilà , quant à la relation avec la vie uni- 
verselle y tombés dans l'analyse , comme vous y étiez déjà 
quant à la vie humanitaire. Or il n'y a que la synthèse qui soit 
créatrice* 

Et si, étant ainsi dénués , pour ces deux raisons , de toute 
force créatrice , vous voulez cependant régner par la pensée 
ou Faction, par la philosophie ou la politique , ne pouvant 
pousser l'humanité en avant, force vous sera de vous satisfaire 
du présent. Vous ne pourrez donc arborer qu'une politique 
stationnaire ou une philosophie stationnaire. 

Et si le présent se trouve être une époque de lutte et de di- 
vision , si des tendances diverses y sont en présence , si des 
principes opposés s'y disputent l'empire , force vous sera en- 
core, hommes du présent, hommes sans aïeux, sans tradition 
et sans avenir, de louvoyer entre tous les partis, entre tous les 
principes; et pour soutenir votre prétention à la politique et à 
la philosophie , vous n'aurez d^autre ressource que d'associer 
des principes et des faits contradictoires. Vous serez doctri- 
naires et éclectiques. 

Le doctrinarisme , Téclectisme , se trouve ainsi être la con- 
séquence rigoureuse de ce vice d'indifférence à toute espèce 
de passé que l'Empire inocula à une génération. Il date de la 
rupture avec le dix-huitième siècle et la révolution ; il est né 
de cet acte parricide de Napoléon , souillant la source vive du 
passé , et voilant aux générations nouvelles la Philosophie et 
k Révolution (4). 

(x) L'éclectisme alleiMnd, l'école de BerlÎD, le jast«-«i]ieii de 
Hegel et d'Ancilloa, est sorti de la même cause. L'AHemagne avait élé 
entraioée dans le grand mouvement du dix-huitième siècle; tout ce 
qu'elle comptait d'hommes supérieurs avaient délaissé le protestan- 
tisme pour la Philosophie. L'Allemagne était restée fidèle à la Philo- 
sophie, même an milieu des guerres de la révolution. Schiller, que 
la Couvent ion décréta citoyen français, est le poêle de la Philosophie. 
Kmt a laissé sur le développement de Thomanité un opuscule qui 
aurait pu être écrit par Saint-Simon. Fichie a sur l'avenir de rfauma- 
nité des idées conformes aux nôtres. Mais tont-à-coup le mouvemrnt 
t'arrête : rAllcmagnr , envahie, ofprimcc, se redresse, et enveloppe 

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APPENDICE. 507 

Prenez en effet tous les écrivains doctrinaires on éclecti- 
ques ; tous sont sortis de cette réaction contre le dix-huitième 
siècle et la révolition : voilà leur péché originel. Certes 
M. Cousin était un génie naturellement synthétique et méta- 
physicien ; mais il débuta par une lutte obstinée et aveugle 
contre la phyk)sophie du d^-huitième siècle : le voilà déshé- 
rité. Vainement il cherche ensuite une tradition philosophi- 
que ; il la demande à Platon , il la demande à TAUemagne : 
vains efforts I il tombe, C*est qa^ayant perdu le sens du dix- 
fauttième siècle et de la révdution , il n'a pu comprendre le but 
de la philosophie ; et ainsi il a indignement oublié le peuple 
dont il est sorti, et dont il promit un jour si fastueusemeut de ne 
jamais oublier qu'il était sorti. M. Jouffroy, plus jeune, n'a 
pas pris une si large part i l'attaque contre la philosophie du 
dil-fauitième siècle; il n'a fait qu'accepter la déshérence: mais 
le vice d'analyse est chez lui dominant; voilà surtout ce qui le 
fait éclectique. 

Avec sa noblesse de cœur, avec sa pensée méditative , ne 
s'élancera-t-il pas un jour bien loin de l'éclectisme et du doc- 
trinarisme I Nous le désirons , et nous l'espérons. Sans doute 
il est déjà parvenu à un notable développement ; il a touché 
tous les points que le cercle de la philosophie embrasse ; car il 
a exposé un principe de certitude et une méthode , des idées 
sur la nature de l'esprit humain, et enfin des opinions sur l'hu- 

la FraDce et l'esprit moderne dans sa haine contre Napoléon. Il sort, 
de ce double nrotrvement d'ac&ésioa et de réaction, des métapby- 
siciens qui n'appertiennent ni an régime chrétien4eodal , ni à la ré- 
▼oltttion, qui ne croient ni au Christianisme ni à la Philosophie , qui 
n'oAt la iTAdition ni de l'un ni de l'autre, et qui, n'apnt par cou- 
séquent rien à continuer, à développer, immoHUsent. £t ce phéno- 
mène a dà surtoat se produire là où l'action philosophique et la 
réaction anti-philosophique et anti-française avaieat été les plus 
TÎoleates. Aussi est-ce à Berlin où Frédéric singeait Voltaire sur un 
trène, et où, sous ses successeurs, s'ourdissaient tous les complots 
contre la France , que Téclectisme allemand s'est montré. Mais il est 
impossible que la philosophie allemande aboutisse finalement au 
doctrînarisme prussien. 

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808 APPENDIGB. 

manité et sur le monde. Mais quUl considère le vide de l'école 
à laquelle il appartient , el qu'il ait le courage de regarder ce 
qu'il a fait jusqu'ici comme une ébauche qui atteste seulement 
tout ce que la nature et le travail lui ont donné de force , de 
pénétration , d'habileté. Pourquoi ne serait-il pas du nombre 
de ces hommes rares qui peuvent avoir deux manières , suivre 
successivement deux routes , renaître , et appartenir à déax 
générations? Son cœur, nous le savons, est avec le peuple, et 
son intelligence avec la doctrine de la perfectibilité. Qui le re- 
lient donc et Tenchaîne ? Qu'il purifie son analyse , qu'il s'é- 
lève à la synthèse, et qu'il se décide sur une tradition : la vie 
d'idées d'une époque , c'est-à-dire l'idée supérieure de celte 
époque , n'est pas plus dénuée de passé, qu'une partie de Tmii- 
vers n'est détachée du reste. Alors son génie, au lieu de se 
glacer, prendra des ailes, et personne ne servira avec un plus 
admirable talent la cause du peuple et de la philosophie. 



DEUXIÈME ARTICLE. 
§ I". 

Nous avons ^ dans un premier article, considéré l'ensemble 
des travaux de M. Jouffroy, nous en avons fait suffisamment 
l'histoire , et cherché le lien et l'unité. Nous avons montré 
M. Jouffroy prenant naissance à l'Ecole normale , au milieu 
du mouvement réactionnaire contre la Philosophie du dix- 
huitième siècle, habitué par là à séparer la philosophie de la 
vie politique et sociale ; prenant donc pendant long-temps le 
champ de la psychologie pour l'horizon philosophique ; déta- 
chant l'étude abstraite de l'entendement humain , non pas 
seulement de toutes les autres sciences, mais même de la 
considération du corps , et arrivant ainsi à un spiritualisme 
condamné d'avance par tous les grands métaphysiciens du 

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APPENDICB. 509 

dix-septième siècle , inconnu même aux théologiens , et dont 
l'impuissance et Tinfécondité sont aujourd'hui amplement 
prouvées. Nous l'avons vu porter ensuite dans toutes les ques- 
tions qu'il a traitées ses habitudes de psychologue , divisant et 
tronquant tout , ne procédant jamais que par l'analyse , ne se 
confiant jamais à la synthèse , et manquant toujours ainsi du 
sentiment de la vie , qui ne se révèle que synthétiquement. 
Nous avons surtout essayé de mettre en relief les continuelles 
pétitions de principes où la fausse analyse l'engage, et que dé- 
guise en vain son art d'écrire et la rare beauté de son style. 
Nous avons prouvé , par exemple , que sa prétendue méthode 
d'observation des faits de conscience repose sur une pétition 
de principe , que ses études psychologiques sur le sommeil 
n'ont pas d'autre fondement ; nous avons fait pressentir qu'il 
en était de même de son explication du développement de 
l'humanité. Enfin l'étude générale que nous avons faite de sa 
philosophie nous a conduit à caractériser l'école à laquelle il 
a jusqu'ici appartenu, l'école doctrinaire ou éclectique, et à 
montrer avec évidence dans cette école deux vices essentiels 
qui se retrouvent dans tout ce qu a écrit M. Jouffroy , le dé- 
faut absolu de tradition , d'une part , et l'abus de l'analyse, de 
l'autre ; défauts qui se tiennent, qui s'engendrent mutuelle- 
ment , et sont un obstacle invincible à toute vraie philosophie. 
Nous allons aujourd'hui passer à l'examen particulier des di- 
vers morceaux qui composent la première et la plus impor- 
tante section des Mélanges de M. Jouffroy, la philosophie de 
l'histoire. 

La seule unité que l'on trouvera dans notre travail naîtra 
du rapport intime qui lie entre elles toutes les questions qui 
touchent à cette philosophie. Les six morceaux de M. Jouf- 
froy que nous allons examiner sont en apparence totalement 
étrangers entre eux; et pourtant ils sont au fond enchaînés les 
uns aux autres, et se correspondent parfaitement. Certes, si 
M. Jouilroy, au lieu de procéder de l'école réactionnaire de 
M. Royer-Collard et de M. Cousin, avait eu l'intelligence et 
l'admiration légitime de la Philosophie du dix-huitième siècle, 
il aurait senti tout ce qu'il y avait d'avenir dans ce grand mot 
de perfectibilité qui fut la bannière de ce siècle et la clôture de 

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340 APPENDICE. 

tous ses trayaux. Il n^aurait donc écrit ni ses pages sur Herder 
et Vico , où la solution du dix-huitième siècle sur la loi de dé^ 
veloppement de Thumanité n'est pas même mentionnée ; ni 
son propre travail sur cette loi de développement^ où le mot 
de progrès est si timidement proclamé , et où la perfectibilité 
de notre nature est réduite à la mobilité des idées de notre in- 
telligence ; ni son article sur l'état actuel de l'humanité , où 
le Christianisme est présenté comme le dogme triomphateur 
qui doit régner un jour sur toute la terre, et , en qualité de 
religion divine , abolir toutes les autres croyances» Et récipro- 
quement, si M. Jouffroy avait en lui le sentiment profond de 
la doctrine du progrès , évidemment il n'aurait pas traité la 
Philosophie du dix-huitième siècle avec ce dédain léger, ce 
sourire ironique que nous ne pouvons nous empêcher de trou- 
ver au moins bizarre ; il n'aurait pas écrit sa diatribe sur la Sor- 
bonne et les Philosophes; il n'aurait pas cru que l'on pouvait 
être philosophe ^ dans le sens large du mot, sans reconnaître 
aucune tradition» et sans chercher la tradition la plus avancée 
dans cette voie du progrès. La même erreur» ou , si l'on veut , 
la même manière de voir, la même unité , se retrouve donc 
dans tous ces articles. Mais nous n'aurons pas moins d'unité 
que M. Jouffroy ; car notre sentiment du passé fait notre foi 
dans l'avenir. 

S" 

L4 SoRBONNB ET LES PHILOSOPHES. -^C^ morccau parut 
dans le Globe en 1825 ; à cette époque il y avait lutte entre les 
disciples de la philosophie du dix-huitième siècle et les disci- 
ples du catholicisme : d'un côté les livres de M* de Lamennais 
et de M. de Bonald ; de l'autre , la Minerve , les journaux li- 
béraux, et Benjamin Constant. L'article de M. Jouffroy est une 
déclaration d'émancipation, mais non pas de principes» comme 
il le dit. 

De principes» en effet, il n'y en a aucun. M. Jouffroy se 
tourne alternativement vers les catholiques» qu'il appelle la 
Sorbonne, et vers les libéraux» qu'il appelle les Phiîoêopheê, 

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APPBNDICE. 511 

pour lear dire : Noos existons; nous sommes, nous, la bou- 
yelle génération , entendez-vous? et boqs ne sommes ni avec 
vous ni avec vos adversaires. C'est une pièce plus ironique que 
sérieuse. 

M. Jouflfroy suppose que les idées catholiques , et en géné- 
ral le système chrétien-féodal, peuvent se résumer dans l'idée 
de la Sorbonne , qui , à ses yeux , représente Forganisation de 
la science et la hiérarchie de toutes les puissances intellec- 
tuelles de la société : « Avant le dix-huitième siècle, dit-il, il 
» y avait beaucoup plus d'ordre dans les sciences qu*à présent. 
» Le monde intellectuel était partagé en royaumes distincts , 
» bien délimités , qui avaient tous leurs habitudes particu- 
» lières, leur langue, leurs douanes, et leurs représentants à 
» la Sorbonne, qui était comme le congrès de cette grande fé- 
>) dération. Chaque science se gouvernait à sa façon , indé- 
» pendante des autres et du peuple ; une belle hiérarchie lui 
» assignait son rang , conformément à sa dignité ; elle avait ses 
» formes qui la rendaient impénétrable à quiconque n'était 
)> pas initié , et Tenvironnaient d'une obscurité majestueuse. 
» Grâce à ces précautions bien entendues , les savants d'une 
» espèce n'étaient point troublés dans leurs recherches par les 
» savants d'une autre espèce, ni contrôlés dans leurs assertions 
» par les objections du premier venu. Les quatre facultés se 
» respectaient mutuellement, et faisaient cause commune pour 
» se conserver le monopole des idées. La tâche n'était pas dif- 
» ficile : le beau monde s'occupait d'autre chose, et le peuple 
» apprenait à lire. D'ailleurs, l'écrit d'examen, qui depuis a 
» fait tant de progrès, était alors sagement contenu et réprimé 
» parle grand roi. La cour, la ville, les provinces, recevaient 
» les décisions de la Sorbonne comme des oracles , et ne se 
9 mêlaient pas des motifs. C'était le bon temps, le temps de 
» l'ordre , de la foi , du repos. » 

Il suppose de même que la philosophie du dix-huitième 
siècle peut se résumer dans l'esprit d'examen , dans le droit 
de tous à juger toute chose : 

« Il ne manquait plus au peuple , pour compléter l'organi- 
» sation de sa souveraineté , qu'un journal qui publiât ses 
» opinions et ses volontés. Les philosophes naquirent de ce 

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312 APPENDICE. 

» besoin; espèce d'écrivains toute nouvelle et inconnue aapa- 
» ravant. Au dix-septième siècle il n'y avait que des savants , 
» parce qu'il n*y avait sur chaque branche des connaissances 
i> humaines qu'une seule opinion , celle des hommes spéciaux 
M qui la cultivaient. En théologie, il n'y avait qu'un avis , celui 
» des théologiens; il en était de même en médecine , en juris- 
» prudence, en métaphysique. Le peuple n'était là que pour 
» écouter, et profiter des belles choses qu'on lui apprenait. 
>» Mais au dix-huitième siècle , quand il lui prit fantaisie de 
» comprendre avant de croire, et d'examiner avant d'ap- 
» plaudir, il eut aussi son avis; ce qui en fit deux, celui des 
» savants et le sien , les savants proposant ce qu'il fallait pen- 
» ser, et le peuple acceptant ou rejetant comme un juge. Dès 
M lors il y eut aussi deux classes d'écrivains : l'une inférieure , 
» celle des savants, parce qu'elle était jugée; l'autre supé- 
» rieure, parce qu'elle jugeait , celle des critiques ou des phi- 
» losophes qui se chargèrent de rédiger l'opinion du peuple 
» souverain et d'imprimer ses arrêts. Les philosophes furent 
» le pouvoir exécutif de cette démocratie littéraire , comme la 
» Sorbonne l'avait été de l'aristocratie scientifique du dernier 
» siècle. » 

Nous ne nous arrêterons pas à toutes les singularités ren- 
fermées dans ce peu de lignes. En vérité , nous ne pouvons 
prendre l'origine que M. Jouffroy assigne à la Philosophie du 
dix-huitième siècle, que pour un badinage qui suppose dans 
le lecteur l'ignorance la plus complète de l'histoire. Mais, in- 
dépendamment de l'histoire, juger ainsi les idées catholiques 
et la Philosophie , c'est ne voir que la forme et néghger essen- 
tiellement le fond des choses. Sans contredit les idées catho- 
liques se rapportent au principe de l'autorité ; mais l'autorité 
elle-même , dans les idées catholiques , n'est qu'un moyen de 
conserver la tradition et la foi. Et de même la Philosophie du 
dix- huitième siècle se rapporte assurément au principe d'exa- 
men et de liberté ; mais c'est ne rien sentir de la vie du dix- 
huitième siècle que de ne pas comprendre que le principe 
d'examen fut uniquement pour les philosophes un instru- 
ment nécessaire à l'élaboration, à la vulgarisation, et à la réa- 
lisation de leurs idées. 



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APPENDICE. 515 

M. Jouffroy se trompe donc également et sur Tessence des 
idées catholiques et sur l'essence de la Philosophie du dix- 
hnitième siècle. Est-il étonnant qu'après avoir ainsi borné et 
réduit le champ de la querelle entre le système chrétien- 
féodal et la Philosophie , M. Jouiïroy affecte , en son nom et 
an nom de la génération nouvelle de la restauration, un 
si superbe dédain. Tout le reste du morceau , en eflfet , est 
une déclaration d'indifférence et de mépris , à dose égale , 
pour les idées catholiques et les idées philosophiques. Au 
lieu de chercher si elle n'est pas venue au monde pour con- 
tinuer et développer quelque chose , au lieu de se faire des 
aïeux et une tradition , au lieu de se demander de qui elle a 
reçu la vie , de qui elle procède , d'où elle vient , où elle va , 
la génération dont M. Jouffroy fut le représentant en cette 
occasion , la génération éclectique de la restauration , pleine 
de superbe impartialité , se montre indifférente au suprême 
degré entre les idées constitutives du moyen âge et les propo- 
sitions mises en avant par la Philosophie. On dirait qu'elle 
ignore complètement de quoi il s'agit au fond, et qu'elle n'a 
encore vu dans la querelle du moyen-âge et du dix-huitième 
siècle que des gens qui aiment à parler et qui se disputent la 
parole. Or elle se sent grande et mûre, elle veut parler à son 
tour, et c'est pour cela qu'elle s'émancipe. Elle se pose, 
comme on a dit depuis ; elle s'annonce , et jamais on ne s'est 
annoncé avec plus de pblegrae et d'aplomb : 

« Nous ne nous flattons pas de représenter l'avenir ; mais 
» si nous en jugeons par la paisible indifférence avec laquelle 
» nous contemplons ce débat , au moins n'appartenons-nous 
» plus au passé , ni à celui du dix-huitième siècle , ni à celui 
» du dix-septième ; car c'est une chose merveilleuse à nos 
» propres yeux que l'impartialité où nous laissent des pré- 
» tentions si contraires et une querelle si animée. Le croirait- 
» on ? nous lisons avec le même sang-froid M. de Bonald et 
» M. B. Constant ; nous parcourons avec la même adraira- 
» tion le Mémorial catholique et le Mercure ; et malgré les 
» excellents sermons qu'on nous prêche de part et d'auîre, 
» notre cœur n'est point touché ; nous ne nous sentons aucune 
» inclination ni pour la Philosophie du dix-huiti(''me siècle, qui 



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314 APPENDICE. 

» prétend que le dix-neuyième lui appartient comme un fils à 
w sa mère , ni pour les révérends pères jésuites , qui soutleo- 
)' nent qu'il appartient à la Sorbonne, parce que la Sorbonne est 
» plus ancienne et par conséquent plus légitime que la Philo- 
» Sophie. Chose singulière , pendant qu'on se dispute ainsi 
» notre possession , nous ne trouvons à regarder le combat 
» qu'un intérêt de curiosité ; nous rions des coups que se por- 
» tent nos maîtres futurs, comme si nous étions assez corrom- 
» pus pour qu'il nous importât peu à qui appartenir , ou assez 
» forts pour ne pas craindre d'être possédés. 

» £t en vérité , quand nous considérons la question d'un 
» peu près , nous avons du penchant à croire que de ces deux 
» explications de notre indifférence , c'est la dernière qui est la 
» bonne; non que nous ayons grande opinion de nous-mêmes , 
» ou que nous méprisions les deux régimes qu'on nous pro- 
» pose , mais parce qu'il nous semble que le temps de posséder 
» et de dominer est passé pour eux. Sans doute la Sorbomie 
» était une belle chose, et la Philosophie une chose admirable. 
» Mais , de grâce , pourquoi ces deux belles choses sont-elles 
» tombées? car la Sorbonne a disparu pendant un siècle, et, si 
» elle revient à présent , c'est une résurrection ; et d'un autre 
» côté, si le régime exclusif de la souveraineté du peuple n'est 
» pas encore anéanti, du moins il recule, et, pour une opinion 
» dominante , reculer c'est mourir. » 

Certes, voilà une déclaration d'émancipation en forme. On 
pourrait demander à la génération éclectique de la restauration 
ce qu'elle a fait de ce brevet à elle donné par M. Joufiroy. 

Elle ne pouvait rien en faire , par cela même qu'elle avait 
mal fondé son émancipation. Que pouvait-elle , en effet , ainsi 
détachée du dix-huitième siècle , et désintéressée dans la cause 
de la Philosophie et de la Révolution? Elle était sans tradition 
et sans but , et elle ne pouvait aboutir qu'à cette espèce de 
système qu'on a nommé doctrinarisme , et dont le but est la 
légitimation et la jouissance du présent. 

M. Jouffroy, quand il écrivit si habilement ce manifeste de 
la génération éclectique de la restauration, était évidemment 
le continuateur tranquille et froid de l'œuvre commencée plus 
ardemment et plus étourdiment par M. Cousin , soit lors- 



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APPENDICE. 515 

que , sur le terrain de la psychologie , s'attaquant à GondlHac , 
M. Cousin crut s'attaquer à la Philosophie du dix-huitième 
tiède tout entière, soit lorsqu'il vint, au nom de rAIlemagne 
mal comprise , essayer de refouler le grand fleuve des idées 
françaises. 



§ ni. 



GouMBNT LBS DOGMES FINISSENT. — Plus eucore que le 
précédent , ce morceau parut un manifeste métaphysique con- 
tre Tancien régime , et à ce titre- il excita vivement Tattention 
et la sympathie de la jeunesse : au moins cette fois Tauteur 
n'attaquait pas les philosophes , il n'attaquait que la Sorbonne 
et les vieux dogmes. Plus tard Técoie Saint-Simonienne a sou- 
vent fait allusion à cet écrit, et Ta présenté comme un indice 
du besoin de réédification qui tourmente aujourd'hui les es- 
prits les plus éclairés. On a poliment sommé l'écrivain qui 
avait si bien montré la chute des anciens dogmes d'oser dire 
ce qu'il pensait de la nécessité de nouvelles croyances sociales 
et religieuses ; on l'a prié , puisque la cause du passé était ju- 
gée pour lui, de plaider et d'écla.rcir un peu celle de l'avenir. 
C'était profiter adroitement du vague où M. Jouflroy était 
resté , et lui-même a dû s'étonner d'avoir été un si hardi pro- 
phète d'une religion nouveUe de Thumanité ; car au fond il 
n'avait pas pris d'engagement bien sérieux , puisqu'en y pen- 
sant , on ne sait de quels dogmes il s'agit dans cette peinture, 
si éloquente d'ailleurs ^ de la chute des vieux dogmes. 

Est-ce du Christianisme ou de la monarchie féodale que 
If. Jouffroy a entendu parler? C'est presque une énigme. 
Vous diriez souvent qu'il s'agit du Christianisme , mais sou- 
vent aussi il y a cent contre un à parier que c'est uniquement 
la restauration, la restauration politique, l'ancien régime 
monarchique , que l'écrivain poursuit sous le nom de dogme. 
H y a plus, on pourrait soutenir qu'il ne s'agit là ni du Chris- 
tianisiîe ni de la monarchie , mais de toute autre chose , que 
tais-je? de la chute du Polythéisme , par exemple; car telles 



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516 APPENDICE. 

sont les généralités abstraites, qu'elles se prêtent à mille al- 
lusions. 

Aussi, sans inconséquence apparente, M. JoulTroy peut-il 
aujourd'hui imprimer dans le même volume ses pages sur la 
fin des vieux dogmes, et d'autres où il plaide chaudement pour 
la durée de tous les vieux dogmes qui gênent la marche de 
notre monde actuel. Nous qui croyons que la philosophie et la 
religion sont identiques, qu'elles ont le même objet et la même 
fin , nous ne comprenons pas ces hardiesses sans danger , ces 
témérités prudentes, et ce langage susceptible des interpréta- 
tions les plus diverses. En vérité tous ces déguisements subtils 
d'une pensée qui s'ignore ou qui s'enveloppe de voiles, tous 
ces leurres d'une philosophie retranchée dans ses abstractions, 
ne sont pas de notre temps. Parler de la fin des dogmes de 
manière à faire croire que Ton veut parler du Christianisme, 
^t s'arranger toutefois de manière à pouvoir soutenir que ce 
n'est pas du Christianisme qu'on a voulu parler , cela nous 
semblerait plutôt de la spéculation ou de la subtilité dialectique 
que de la philosophie. 

Mais nous ne ferons pas à M. Jouffroy l'injure de croire qu'il 
y ait eu ou qu'il y ait maintenant déloyauté de sa part. C'est 
bien du Christianisme et de la monarchie qu'il voulut parler, 
quand il écrivit ce tableau de la lutte des anciennes et des nou- 
velles croyances. C'était l'époque d'émancipation du protes- 
tantisme et de la philosophie qu'il avait sous les yeux; c'était 
le dix-huitième siècle et la révolution française qui l'inspi- 
raient; il ne faisait que traduire en généralités abstraites les 
faits et les images qui se pressaient devant lui. Son inspiration 
fut réelle , cette fois ; et voilà pourquoi il est si heureux , soit 
lorsqu'il dépeint les premières phases de l'émancipation , le 
vieux dogme d'abord ébranlé dans l'opinion , puis menacé 
dans son existence matérielle , les dominateurs et les tyrans 
qui s'éveillent , le bourreau chargé de tuer la pensée , puis le 
sang des martyrs fécond en vengeurs ; soit lorsqu'il nous re- 
présente , après le triomphe , l'impuissance de la critique , le 
vide où elle laisse toutes les âmes , et le besoin de nouvelles 
croyances. Ces pages, écrites par M. Jouffroy des premières, 
ot laissées depuis long-temps derrière lui , sont toujours set 

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APPENDICE. 317 

plus belles. C'est même , selon nous , la seule inspiration poli- 
tique et philosophique qu'il ait eue. 

Aussi hii dirons-nous : Pour votre gloire, ne profitez pas du 
facile subterfuge que vos abstractions vous ont laissé. C'est la 
foi du passé tout entière , la foi religieuse et sociale, que vous 
avez déclarée morte , sans la nommer. Aspirez donc de plus en 
plus à ces nouvelles croyances que vous avez prophétisées , ©u 
rétractez votre article sur la fin des dogmes, et expliquez-nous 
pourquoi vous vous êtes mis en désaccord avec vous-même 
dans des écrits plus récents. 



§ IV. 



BossuËT, Vico , Ubrduk. — Six belles pages , artistemcDt 
jetées et parfaitement écrites. Mais elles montrent à quel point 
on ignorait il y aquelquesannéesl'hisloire de la philosophie fran- 
çaise. M. Jouffroy commence par celte phrase : « Le Discours 
» sur 1 histoire universelle de Bossuet est le premier ouvrage 
» où Ton ait cherché les lois selon lesquelles Thumanité s'est 
» développée ; l'ouvrage de Vico est le second. Bossuet avait 
» trouvé dans la Bible la solution du problème ; Vico la cher- 
» cha dans Thistoire. Si donc Bossuet eut la gloire de poser la 
» question, Vico eut celle de la débattre le premier d'une ma- 
» nière philosophique. » Ainsi Vico, pour M. Jouffroy, est le 
père de la philosophie de l'histoire , et après Vico il ne voit 
plus que Herder qui ait cherché la loi du développement de 
l'humanité. « L'un (Vico) a cherché cette loi dans le déve- 
» loppement même de la pensée humaine , indépendamment 
»de la nature extérieure; l'autre (Herder) a fait l'homme 
» esclave de la nature extérieure , qui lui imprime dans les di- 
» verses contrées des développements différents. » 

Ainsi tous les travaux de la France relativement à cette grande 
et souveraine question de la loi du développement de l'huma- 
nité étaient ignorés ou plutôt restaient inaperçus à ce point , 
il y a à peine six années , que M. Jouffroy a pu ne voir dans 
ie dix-septième et le dix-huitième siècles que Vico qui s'en soit 

«7. 



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318 APPENDICE. 

xupé y et dans notre temps que Herder. Il n*a pas même cité 
Ttirgot, Gondorcet, Saint-Simon, qui avaient fait de cette ques- 
tion de la vie de Ihumanité le sujet dé toutes leurs méditations, 
qui avaient écrit là-dessus des volumes , qui avaient non seti- 
lement posé la question dans vingt écrits , mais qui Favaient 
résolue parla solution de la perfectibilité et du progi^. M. Joiif- 
froy a pu les omettre, ne pas les nommer, ne pas en faire plus 
mention que s'ils n'avaient jamais existé ; il a pu ainsi passer 
sous silence Tessence même de la fm du dernier siècle , Técoie 
dont Tesprit plane sur la révolution française comme les dieux 
dans Homère planent sur les armées qu'ils conduisent et ani- 
ment au combat. M. Jouifroy a pu de même , tant le sens du 
dix- huitième siècle était perdu sous la restauration, supposer 
que toute la philosophie française était restée étrangère à cette 
question de la loi du développement de l'humanité ; il a pu ne 
pas songer à ces cinquante ans de querelle sur les anciens et 
les modernes , où Ton ne s'occupa pas d'autre chose que de 
la loi du développement de l'humanité. Enfin il a pu ne pas 
soupçonner la moindre trace de toute la tradition philoso- 
phique de la doctrine du progrès depuis le seizième siècle jus- 
qu'à nous. Ce n'est pas pour faire un reproche à M. JouiTroy 
que nous faisons cette remarque , mais pour constater dans 
quelle fausse route la réaction de M. Ck>usin contre la philo- 
sophie du dix-huitième siècle avait engagé ses disciples. 



S V. 



Do KÔLE DE LA GtlÈCE DA^S LB DÉVELOPPEMENT DB 

L^flUUANiTÉ. — Pour faire mieux ressortir le rôle de la Grèce 
dans le développement de Thumanité » M. Jouffroy , dans ce 
morceau, a trop sacrifié l'Asie. 11 en fait un portrait imaginaire 
et tout-à-fait de fantaisie; il ne lui accorde que d'avoir, par 
1 influence de son climat , « éveillé dans le cœur de l'homme 
» l'instinct de la civilisation. » Une telle opinion sur l'Orient 
ne supporte pas l'examen. Mais nous ne pouvons noos empê- 
<:hpr de citer la page admirable où , développant une pensée 



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APPENDICE. 519 

déjà merveilleaseHient mise en relief par Montesquieu sur le 
sens «t la valeur de Texpéditioa d'Alexandre , M. Jouffroy 
arrive à la conception d'une unité nouvelle de i'eiq>èce hu- 
maine , d'un monde quMl appelle le monde total et définitif , 
le véritaMe monde , le mcmde de Thumanité. Puisque nous 
cherchons tous les points de contact et toutes les différences 
qui existent entre nos opinions philosophiques et récrit de 
If. Jouffroy, nous devons citer avec empressement ce passage 
où Fauteur arrive, par un pronostic tiré de itiistoire, au prin- 
cipe de Vassociation unwerselle : 

« L'expédition d'Alexandre mit en C(miact , mêk 

» et jeta dans un même système toutes les nations de l'Orient. 
» Par elle, les idées de toutes ces nations firent connaissance ; 
» elles se comprirent, se contrôlèrent, se rallièrent au flambeau 
» de l'esprit grec; et de cette union intellectuelle résulta le 
» premier monde civilisé , le monde grec ou oriental^ du sein 
» duquel sortit le Christianisme. Le Christianisme, comme la 
n philosophie , fut le résumé populaire de tout ce que la sa- 
n gesse de ce premier monde avait trouvé de vrai sur la des- 
M tinée de l'homme. Les religions précédentes, filles des sens 
» et de Timagination, n'avaient été que des religions d'enfants 
» etde i)arbareis ( i ) : elles étaient toutes d'une date antérieure 
B à la civilisation. Le Christianisme fut la première religion 
» réfiédne, la première religion d'hommes» Il fut le produit, 
w l'expression et le couronnement du premier âge de la civi- 
» Hsation , et, par cela même, le principe et l'âme du second. 
3» Ainsi s'accomplit le rôle immortel de la Grèce dans les des- 
y linées de l'humanité. Dès lors la civilisation forma sur la 
» terre un corps puissant , et désormais invincible. La houle 
» de neige était faite, il ne lui restait plus qu'à tourner sous la 
» main du temps pour ramasser l'humanité. Une fille de la 
» Grèce , Rome , réunissait alors sous son empire les nations 
» de rOccident. Quand cet empire fut grand , il se jeta sur le 
» monde oriental ; et du mélange se forma un monde plus 

(i) Il est clair que, pour citer avec approbatioB ce passage, nous 
n'approuvons pas ces assertions légères et, ou peut le dire , puériles, 
sur les religions antérieures au Cbristianisme. 

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520 APPENDICE. 

» vaste, le inonde des rives de la Méditerranée, le monde mé- 
» ridionai ou romain. Alors le midi et le nord se mirent en 
» communication , le midi civilisé el le nord barbare , et une 
» nouvelle agglomération se prépara. Quand on jette une 
» brassée de bois vert sur un feu bien allumé, d*abord ce nou- 
M vel aliment semble Tétouffer ; à l'éclat pur qu'il répandait , 
» succèdent tout à coup des torrents de fumée : mais à la fin , 
» Teau s'évapore , les fibres se dessèchent et s'embrasent ; la 
» flamme se fait jour, et le foyer resplendit d'une clarté noa- 
» velle et plus puissante. C'est l'image de ce qui arriva quand 
» les populations sauvages du nord vinrent se fondre dans les 
» populations policées du midi. L'équilibre s'établit pour ainsi 
» dire entre la barbarie des uns et la civilisation des antres , 
» et il en résulta une civilisation moyenne qui devint celle du 
» mélange. A ce prix seulement, les races nouvelles pouvaient 
» être assimilées aux races anciennes et élevées à leur niveau. 
» Mais la barbarie est un élément inerte , au lieu que la dviii- 
» sation est un principe actif. £n fermentant ensemble , la 
» civilisation devait donc, peu à peu et à la longue , absorber 
» la barbarie. Cette opération chimique s'accomplit lentement 
» durant le moyen-âge, du sein duquel sortit à la fin le troi- 
» sième monde civilisé, le monde européen, plus vaste que le 
» monde romain , comme celui-ci avait été plus vaste que le 
» monde grec. Ce troisième monde , qui est à peine achevé , 
» a déjà commencé à en enfanter un quatrième , le monde 
» américo-européen , qui étend ses bras en Asie par le nord 
» et le sud , enveloppe l'Afrique , prend position dans la 
» Nouvelle-Hollande, possède ou surveille toutes les tles de 
» la terre , et deviendra avec le temps le monde total et dé- 
» finitif, le véritable monde, le monde de l'humanité. » 



§ VI. 

De l'état actuel de l'humanité, — Ce morcean, assez 
étendu, ne nous a offert que peu d'intérêt. L'idée générale 
est assurément belle et grande; mais M. Jouffroy ne l'a pas 



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APPENDICS. 521 

présenlée sous une face assez neuve pour la rendre pénétrante 
et capitale. 

M. Jouffroy , examinant Tétat actuel de l'humanité , la di- 
vise d'abord en deux grandes sections : les peuples sauvages , 
et les peuples civilisés. Les peuples civilisés sont destinés à 
envahir et à s'assimiler les restes de peuples sauvages qui 
existent aujourd'hui sur la terre. « Cette soumission de la bar- 
» barie à la civilisation s'accomplit de deux manières , qui 
» prouvent également la supériorité invincible de la civilisa- 
» tion. Les sauvages , attirés à elle , se convertissent et vien- 
» nent se perdre dans son sein ; ou bien ils lui cèdent leur-terre, 
.) pour se retirer dans des parties plus reculées. Cette terre , 
» elle n'est point embarrassée de la peupler. La civilisation a 
M cette propriété de produire d'autant plus d'hommes qu'elle 
» a plus de place à occuper, propriété que la barbarie n'a 
» point. Ainsi , soit qu'elle conquère des hommes et des ter- 
» res, soit qu'elle ne conquère que des terres, elle se recrute 
« toujours. » 

Mais que faut-il entendre par sauvages et par peuples civili- 
sés? « La différence profonde et vraie qu'il y a entre les sau- 
» vages et les peujdes civiUsés, c'est que ceux-là n'ont en- 
» core que des idées très vagues sur les grandes questions 
» qui iatéressent l'humanité , en sorte que ces idées n'ont 
« pas pu se préciser assez pour se rallier et s'organiser en 
» système. » 

Cela est vrai et profond; la définition suivante de ce que 
c'est qu'un système général d'idées, une religion ou une phi- 
losophie , et de toutes les conséquences qu'un tel système d'i- 
dées entraîne après lui , ne l'est pas moins : " Une véritable 
» religion n'est autre chose qu'une solution complète des 
» grandes questions qui intéressent l'humanité , c'est-à-dire 
» de la destinée de l'homme , de son origine , de son avenir , 
» de ses rapports avec ses semblables. Or c'est en vertu des 
« opinions que les peuples professent sur ces questions , qu'ils 
» se donnent un culte , des lois , un gouvernement , qu'ils 
» adoptent certaines pensées , certaines habitudes , certaines 
» mœurs, qu'ils aspirent à un certain ordre de choses qui est 
» pour eux l'idéal du beau , du bon et du vrai en ce monde. 

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522 APPENDICE. 

» Toute véritable religion entraîne donc nécessairement après 
» soi, non seulement un certain cuite , mais une certaine or- 
» ganisation politique , un certain ordre civil , une certaine 
n politique, et de certaines mœurs. En un mot, toute religion 
n enfantin une civilisation tout entière , qui est à elle comme 
» Teffet est à sa cause , et qui tôt ou tard doit nécessairement 
V et inévitablement se réaliser. » 

D'oùTauteur conclut, en considérant Taspect et les divisions 
fondamentales de l'humanité actuelle ^ que trois systèmes de 
civilisation la divisent aujourd'hui « Ces trois systèmes deci- 
» vilisatlon sont , en d'autres termes , trois religions , ou trois 
» philosophies différentes , la chrétienne , la mafaométane , et 
» la brahminique. 

» C'est, continue-t-il, parce que le Brahminisme, le Ghristia- 
» nisme, et le Mahométisme, sont trois religions complètes et 
» vraiment originales, que les civilisations des peuples qui les 
» professent sont vraiment différentes. » 

Ces prémisses une fois posées, M. Jouffroy recherche au- 
quel de ces trois systèmes restera Tempire du monde. Dans 
cette recherche il s'appuie sur des faits et sur des conjectures. 
Plusieurs des faits qu'il met en avant sont négligemment étu- 
diés. C'est ainsi qu'il affirme que la propagande mahométane 
est nulle ou infiniment faible en Afrique , ce qui est con- 
traire à tout ce que nous avons recueilli de la lecture des 
voyageurs. Mais nous passons sur les détails de son raison- 
nement. Son idée est que la victoire est incontestablement as- 
surée au système clirétien, que « la civilisation chrétienne 
» est la seule des trois qui soit douée aujourd'hui d'une vertu 
» expansive , et que , si le monde doit tomber sous un seul sys- 
» tème de civilisation , c'est le système chrétien qui doit finir 
» par absorber les deux autres. » 

Voilà à peu près tout ce qui ressort de cette analyse de 
rhumanité actuelle. M. Jouffroy l'a fait suivre d*une analyse 
correspondante du système chrétien lui-même , c'est-à-dire 
de la civilisation européenne. Là, de même que dans Thuma- 
nité totale il avait trouvé trois systèmes, le Brahminisme, le 
Mahométisme, le Christianisme, il trouve trois peuples, c'est- 
à-dire encore trois systèmes d'idées, la France, TAn^eterre, 

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APPENDICE. 525 

et rAUemagne , autour desquels le reste de l'Europe et de 
TAmérique gravite suivant diverses proportions. £nin , 
comparant entre eux ces trois centres d'attraction do monde 
européen, il arrive à mettre la France en tête du mouvement 
général. Tout cela rappelle un peu le mot de cet ancien capi- 
taine : « C'est la Grèce qui gouverne le monde , Athènes la 
Qrèce ; je gouverne Athènes , ma femme me gouverne , et 
ce petit enfant gouverne ma femme : donc ce marmot gouverne 
le monde. » 

Sans contredit la France est en tête du mouvement de la 
civilisation européenne; et il y a long-temps qu'elle a pris 
cette initiative. Sans contredit encore la civilisation euro- 
péenne prime les civilisations orientales, et tend à dominer le 
monde. Si , dans son beau et savant travail , M. Jouffroy n'a 
voulu prouver que cette vertu expansive et cette vigueur su- 
périeure de la civilisation européenne , il faut lui accorder 
qu'il a parfaitement démontré un fait évident de lui-même 
et dont tout le monde a conscience. Mais il nous semble qu'il 
se serait évité ce travail s'il n'avait pas voulu démontrer autre 
chose qu'une vérité si triviale. Il a été attiré par une autre 
e^érance , et il a cru prouver beaucoup plus qu'il n'a prouvé 
en effet. Son article aurait une tout autre portée s'il avait pu 
démontrer ce qu'il a admis avec beaucoup trop de facilité d^s 
son début , savoir l'identité de la civilisation actuelle de l'Eu- 
rope avec le Christianisme, et l'identité de la civilisation orien- 
tale avec le Brahminisme et l'Islamisme. 

Voilà ce qui valait la peine d'être étudié et prouvé. Et cela 
fait , M. Jouffroy aurait encore eu une autre tûche , celle de 
montrer que ces trois religions étaient aussi complètement dif- 
férentes qu'il veut bien le supposer. Alors, on aurait pu ad- 
mettre ce grand combat, cette lutte du dogme chrétien contre 
le dogme brahminique et le dogme musulman qui fait la poésie 
de son article, et qui en fait aussi l'erreur. 

Malheureusement M. Jouffroy ne se donne pas même la 
peine d'examiner les relations qui peuvent exister entre les 
trois religions ; il les prend pour complètes et originales , 
aussi bien que pour complétenaent étrangères entre elles. 
Il ne songe pas , par exemple , qu'on a pu avec beaucoup de 

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324 APPENDICK. 

probabilité considérer le Mahométisme comme une branclie 
du Christianisme et la continuation de Thérésie arienne et 
pélagienne. 11 ne songe pas que le Christianisme luinnême 
a toutes ses racines dans TOrient , et que conséquemment 
il serait possible que les idées sorties de TOrlent vinssent se 
rejoindre et se fondre dans une unité nouvelle qui ne serait 
pas plus le Christianisme que llslamisme ou le Brahminisme. 

Mais si M. Jouffroy ne considère en aucune façon les rela- 
tions des trois grands systèmes religieux qu'il met en opposition 
et en lutte , il ne considère pas davantage les modifications 
immenses que le temps leur a fait subir à tous les trois. 

Sans doute la civilisation orientale est une descendance du 
Brahminisme; la civilisation d'une partie de l'Asie et de TA- 
frique est une descendance du Mahométisme; la civilisation de 
l'Europe est une suite du Christianisme. Voilà le passé: mais 
est-ce l'état présent ? Avez-vous montré que les dogmes brah- 
miniqne, musulman» chrétien, soient encore l'âme des civi- 
lisations orientale et européenne ? 

Or, à priori , supposer cela , c'est la négation même du 
progrès. 

El si l'on vous affirme qu'en Orient , comme en Europe , 
par la suite des révolutions des siècles et par le choc même des 
idées et des systèmes, le Brahminisme et le Mahométisme sont 
entrés en décomposition ; 

Si l'on vous nie que la civilisation européenne d'aujourd'hui 
soit la déduction des solutions chrétiennes sur la destinée de 
l'homme et de l'humanité ; 

Si Ton vous montre, entre le Christianisme et l'Europe ac- 
tuelle quatre siècles de critique et de négation du Chris- 
tianisme ; 

Si Ton va plus loin, si l'on affirme que l'idée du profjm, 
bien différente de l'idée de la chute, fondement du Christia- 
nisme , est le résumé actuel et l'idée même de la civilisation 
européenne , qu'aurez-vous à répondre ? et ne sera-t-il pas 
évident qu'en vous servant de ces formules, système chrétien , 
système brahminique , système mahométan , vous êtes dans 
le .passé , et non dans le présent; que par conséquent vous n'a- 
vez aucune clef pour pénétrer dans Pwnir? 



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APPENDICE. 525 

Sans doute TEarope a été chrétienne , sans doate le moyen- 
âge a cru à la chute , à la rédemption par Jésus fils de Bien, 
au paradis et à Tenfei' ; sans doute , de cette solution du pro- 
blème de la destinée de l'humanité en général et de chaque 
homme en particulier, le moyen-âge avait , à la suite des chré- 
tiens des premiers siècles, déduit, comme dit M. Jouffroy, 
non seulement un certain culte , mais une certaine organisa- 
tion sociale , un certain ordre civil , une certaine politique , 
et de certaines mœurs. Il y a donc eu en Europe du sixième 
au dix-septième siècle un système chrétien , et en disant du 
sixième au dix-septième siècle nous lui faisons la mesure large ; 
car incontestablement ce système n'était pas formé au sixième 
siècle, au temps du pape saint Léon, et il était terriblement 
déformé au dix-septième siècle , après les insurrections , les 
luttes triomphantes , les exterminations guerrières, les actes 
d'émancipation de tout genre des quinzième et seizième siè- 
cles. Donc , s'il a existé un système chrétien, dont les croisades 
par exemple ont été une manifestation extérieure du genre de 
celles que M. Jouffroy recherche dans son article , ce n'est pas 
une raison pour qu'il existe aujourd'hui un système chrétien , 
après les trois siècles de la réforme et un siècle et demi de 
philosophie. Et de ce qu'il existe aujourd'hui un système eu- 
ropéen, une civilisation européenne , il ne s'ensuit nullement 
que ce système européen soit un système chrétien. M. Jouf- 
froy n^a oublié qu'une chose , le protestantisme et la philo- 
sophie. 

Nous disons , nous , que la philosophie du dix-huitième siè- 
cle a été la négation du Christianisme, en tant que système 
dogmatique et religieux. Donc , si vous persistez à voir dans le 
système européen le système chrétien , par cela même vous 
niez l'influence et la vérité relative du protestantisme, l'in- 
fluence et la vérité relative de la philosophie du dix-huitième 
siècle. Nous disons qu'en fait, la civilisation européenne est, 
depuis le seizième siècle, animée d'un esprit qui n'est pas l'es- 
prit du Christianisme. Nous disons que le système dogmatique 
chrétien est aujourd'hui ruiné de fond en comble (I); et pour 

(i) Nous n'entendons point par là que la philosophie cadiée au 

28 

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52G APPENDICE. 

un homme qui a aussi nettement formulé Tempire d^aii système 
général d'idées que Ta fait M. Jouffroy , nous ne coBcevons 
pas comment il pourrait échapper à ce raisonnement : a Le 
dogme de la chute et de la rédemption divine , qui fait le fon- 
dement du Christianisme, étant ruiné, comment se pourraii-il 
faire que des propositions et des idées directement contraires 
aux dogmes du Christianisme aient commencé à s'introduire 
dans toute TËurope depuis près de quatre siècles , sans qu'il 
en soit résulté, suivant l'expression même de M. Jouffroy, 
une civilisation différente de celle qui dérivait des dogmes da 
Christianisme? Et cela étant, comment M. Jouffroy peut-il 
s'abuser au point d'appeler encore système chrétien le système 
européen moderne ! » 

Ceci , nous le répétons , touche au fond même de la ques- 
tion : car si M. Jouffroy n'a pas voulu dire autre chose sinon 
que la civilisation européenne l'emporte et l'emportera sur la 
civilisation des Turcs et des Indiens , il n'a dit que la chose 
du monde la plus vulgaire; mais s'il a voulu dire que le Chris- 
tianisme est la synthèse de la civilisation européenne actuelle, 
que Vidée de la civilisation européenne, c'est Vidée chrétienne, 
et que nos efforts pour gouverner le monde et le changer ae 
sont qu'un véhicule de l'idée chrétienne qui est en nous Eu- 
ropéens , et qui par nous triomphera du monde , il a dit la 
chose la plus fausse et la plus anti- philosophique. 

Prendre pour type de la pensée et de l'activité de l'Europe 

fond des dogmes du Christiauisme soit ruinée et puisse jamais être 
ruinée. Nous eutcndons par système dogmatique chrétien le dogote 
de rincaroatiou du Verbe en la personne de Jésus, et tout ce qui a 
été rattaché à cet anthropomorphisme du Yerbe. C'est là, à propre- 
ment parler, ce qui constitue le Christianisme. Ce dogoie du Yerbe 
fait homme ou du Messie sera expliqué; le véritable Verbe, i*idéal, 
le progrès en Diru , sera compris ; tous les dogmes seconJairct du 
Christiauisme seront par là même anéantis. L'essence philosoplui|ae 
du Christianisme revivra donc à titre de philosophie ou de religion ; 
mais ce ne sera plus le Christianisme, puisque le Christianisae-fui 
la forme sous laquelle l'humanité à une certaine époque compril 
Dieu, et que celte forme aura disparu. 

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APPENDICE. 527 

la pensée tt les efforts de quelques sociétés bibliques, et ou- 
blier la' succession du protestantisme marchant toujours de 
plus en pins depuis sa naissance vers le pur déisme , et oublier 
encore les idées que la philosophie a jetées dans le monde , 
et qui , depuis qu'elles sont jetées dans le monde , vivifient le 
monde , en vérité c'est un singulier oubli pour un philosophe , 
et il y a là historiquement un hiatus effrayant qui aurait dû 
empêcher M. Jouffi*oy d'appeler aussi hardhnent chrétien le 
système européen moderne. 

Même oubli de la réalité actuelle que de l'histoire. Est-ce 
l'influence du dogme chrétien , nous le demandons, qui dirige 
le gouvernement des Anglais dans Tlnde? Rapprochez leur 
conduite de celle des compagnons d'Albuquerque, et pro- 
noncez. Parce que nous avons transformé quelques mosquées 
d'Alger en églises , est-ce le Christianisme que nous voulons 
faire triompher du Mahométisme ? Bon pour Charles X de 
voir ainsi les choses; mais la France les voit-elle ainsi? Et de 
même pour toutes les manirestations intérieures et extérieures 
de la civilisation européenne. Ce n'est pas la synthèse chré- 
tienne, ce n'est pas la religion ou la philosophie chrétienne, 
ce n'est pas le dogme de la chute et de la rédemption , dans 
lequel se résume tout le Christianisme, qui préside aujourd'hui 
à notre industrie , à nos arts , à nos sciences , à nos mœurs , 
à notre gouvernement , à notre politique ; et voilà pourquoi 
aussi ce dogme n'a plus de culte : les prêtres chrétiens sont 
morts , parce que le Christianisme n'est plus qu'un souvenir de 
l'histoire. 

Mais, dira M. Jouffroy, l'Europe n'a-t-elle pas été chré- 
tienne, neconserve-t-elle pas du Christianisme une empreinte, 
des sentiments , une forme ; pourquoi m'empêcher de l'ap- 
peler chrétienne ? 

Oh ! c'est que vous faites ainsi la plus cruelle injure à la 
philosophie , à la vraie religion ; c'est que vous anathématisez 
tout votre passé ; c'est que vous émigrez dans le camp de De 
Maistre ou de Lamennais ( I ) ; c'est que, d'ailleurs, n'étant pas 

(i) Il ne s'agit ici, certes, ni de dédain ni de colère pour les 
iDaitre^ actuels de la doctrine chrétienne. Noua concevons l'œuvre de 

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528 APPENDICE. 

chrétien , vous n'avez plus de tradition. S! TEurope est le sys- 
tème chrétien , montrez-moi donc le Christianisme régnant au 
milieu d'elle, et expliquez-moi alors pourquoi Wiclef , Jean 
Huss et Jérôme de Prague , pourquoi Luther et Calvin , pour- 
quoi Descartes et Bacon , pourquoi Voltaire , Diderot et Jean- 
Jacques, pourquoi tous les philosophes du dix-huitième siècle , 
pourquoi la révolution française. Si TËurope est le système 
chrétien et doit rester le système chrétien, expliquez-moi 
comment et pourquoi vous n'êtes pas vous-même chrétien, 
puisque vous ne croyez ni à la divinité de Jésus , ni à la chute, 
ni à la rédemption , et qu'au contraire vous paraissez croire au 
progrès. Imaginez-vous que l'Europe ne s'élèvera jamais à 
votre niveau philosophique , que l'enceinte des écoles ne sera 
pas brisée, et que la philosophie , c'est-à-dire la religion, ne 
descendra pas dans le peuple , ou plutôt que le peuple , Tho- 
manité , ne s'élèvera pas au niveau de toutes les idées? 

De Maistre et de M. de Lamennais. Nous avons souvent reodo kom- 
mage à ces hommes de génie, venus pour remuer et transfigurtr ce 
qui reste du Christianisme Mais à M. Jouffroy et à tons les écleclî- 
qiies nous dirons : Soyez chrétiens ou soyez philosophes ; Tuo ou 
lautre. Aspirez, par la tradition du Christianisme ou par la traditioB 
de la Philosophie, à la tradition universelle. Pas de doctrine possihie, 
ni même concevable , hors de ces deux tendances , qui embrassent 
tout, passé, présent, avenir, et qui, hostiles entre elles jusqu'à ce 
quV'lles se soient bien expliquées, se rejoindront un jour (*). 

( * ] Il y a à peine six ans que nous écrivioDS cela. Alors M. de La- 
luennaU était véritablement le chef vivant du Catholicisme : aujourdlinl 
il est philosophe, sans cesser d*étrc homme religieux. D*un autre côté» 
sans cesser d'être fidèles à l'inspiration de la Philosophie du dix-hoiticaie 
siècle, ne sommes-nons pas arrivés à comprendre, mieux encore que 
nons ne Te faisions a^ors , le vrai Cliristianisme , son dogme d'anité di- 
vioe , d'unité de l'esprit hnmaîn, de solidarité mutueUe, de fraternité, 
d'égalité! Ainsi la forme erronée du Cliristianisme est abandonnée 
par les uns ; la forme erronée de la Philosophie est délaissée par les 
antres. Ah ! le moment de la concorde approche ! 11 approche ce mo- 
ment dont nous parlions . et où tous les cœurs sincères se réanimât 
dans une même foi religieuse. 

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APPENDICE. 529 

C'est pour s'être arrêté et embarrassé dans cette vieille phra- 
séologie de système chrétien , qui a Tair d'être profonde , et 
qui est fausse et vide , que M. Joufifroy n'a pu résoudre ni 
même poser aucune des questions que son esprit pressentait, 
et qui auraient pu donner à son article de Tampleur et de l'im- 
portance. 

Evidemment M. Jouffroy était préoccupé de jeter quelque 
lumière sur Tavenir de l'humanité. Une fois enfermé dans son 
idée que l'Europe actuelle c'était le Christianisme , il n'a pu 
le faire; il s'était enchaîné lui-même. En effet comment oser 
croire que les dogmes chrétiens triompheront dans les Indes , 
à la Chine , dans l'Asie tout entière ! Comment nier ce qui est 
certain , savoir que tous les efforts des missionnaires de cette 
religion sont vains, absolument vains? M. Jouffroy n'a donc 
pu poursuivre son idée; il n'y avait plus jour à sortir de là. Il 
s'est donc borné, par un pur abus de mots, à mettre sur le 
compte du système chrétien tous les travaux et tous les pro- 
grès de la civilisation européenne. 

Que si M. Jouffroy, au contraire , avait eu la vraie tradition 
de la vie actuelle de l'Europe, s'il avait compris la valeur du 
protestantisme et de la philosophie , il aurait pu poser le pro- 
blème de Taciion civilisante de l'Europe sur l'Asie, et montrer 
comment une croyance supérieure au Christianisme , comme 
le Christianisme lui-même était supérieur au Polythéisme , 
pourrait un jour réunir le monde dans son sein , et comment 
les enfants de Brahma , de Bouddha , de Mahomet , pour- 
raient faire aUiance avec ceux de Moïse et de Jésus. Mais ce 
n'est ni dans le sein du Brahminisme, ni dans le sein de l'Is- 
lamisme , ni dans le sein du Judaïsme , ni dans le sein du 
Christianisme , qu'une telle alliance sera possible. 

La question se serait alors présentée tout autre aux regards 
de récrivain. Il ne se serait pas demandé comment le système 
chrétien absorberait le système brahminiqne et le système 
mahométan ; mais il aurait vu , comme une étude immense , et 
qa'il n'est possible à personne de faire aujourd'hui , qu'il y 
aurait à examiner par quelle suite de progrès et de transfor- 
mations les religions orientales et le Christianisme , qui en est 

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530 APPENDICE. 

sorti , feront place à une grande et nouvelle synthèse de tonte 
la connaissance humaine. 

Alors la philosophie et le dogme fondamental de la perfec- 
tibilité lui aurafient appavu comme le germe encore faible et 
naissant qui conduira l'humanité à formuler sa croyance sur 
la destinée de Thomme^son origine, son avenir, ses rap- 
poi'ts avec Dieu et ses semblables; d'où résultera, comme dit 
M. Jouffroy, une véritable religion , qui , comme il dit encore, 
entraînera nécessairement après soi non seulement on certain 
culte , mais une certaine organisation sociale , un certain or- 
dre civil, une certaine politique, et de certaines mœurs, en 
un mot une civilisation tout entière. 



§ VII. 



RÉFLEXIONS SUR LA PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRB. — NoUS 

avons réservé , pour en parler en dernier lieu , ce morceau pu- 
blié pour la première fois aujourd'hui par M. JonfiTroy. C'est 
sans contredit Tarticle le plus important de son livre. Il ne s'a- 
git plus ici de questions particulières , il s'agit de la loi même 
du développement de Thumanité. Voici comment BI. Jouffroy 
pose la question : 

c( La grande différence qui sépare Thomme du reste des ani- 
V maux , c'est que la condition de ceux-ci ne change pas avec 
» les siècles , tandis que celle de l'homme est dans un mou- 
» vement perpétuel de transformation. 

» La condition des castors et des abeilles est aujourd'hui ce 
» qu'elle était le lendemain de la création ; la condition de 
» l'homme en société change tous les siècles , «e modifie toutes 
» les années , s'altère en quelques points tous les jours. 

» L'histoire recueille ces changements ; c'est là sa mission. 
» Elle enregistre ce qui se passe , afin que le souvenir en de- 
» meure. La philosophie de l'histoire néglige les changements 
» eux-mêmes , et ne voit que le fait générai de la mobilité hu- 
» maine dont ils sont la manifestation. Elle cherche la cause 
» ot la loi de cette mobilité; 



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APPENDICE. 551 

» En effet, à ce moayement qui fait de l'homme une chose 
» ondoyante , il y a nécessairement un principe ; et , comme 
» l'effet est spécial à l'homme , un principe qui n^agit que sur 
» loi : ce principe , quel est-il ? où faut-il le chercher ? 

» Ce n'est point dans le théâtre sur lequel l'homme est ap- 
» pelé à se développer. Ce théâtre , qui est la nature , lui est 
» commun avec les bêtes qui ne changent point ; ce théâtre , 
» d'ailleurs, est aujourd'hui ce qu'il était hier, ce qu'il sera 
» toujours. La mobilité humaine ne peut venir de là. 

» Si elle ne vient point du théâtre , elle vient donc de l'ac- 
» teur. Il y a donc dans l'homme un principe de changement 
» qui n'existe point dans la bête. 

» Deux mobiles influent sur la conduite de Thomme , et la 
» déterminent : tes tendances de sa nature , et les idées de son 
» intelligence sur les différents buts auxquels aspirent ces ten- 
n dances. 

» Quand il obéit à la première de ces influences, qui est ins- 
» tinctive et aveugle, il agit passionnément; quand il obéit à 
» la seconde , qui est éclairée et réfléchie , il agit raisonnable- 
» ment. La première domine dans l'enfance , la seconde dans 
» l'âge mûr et dans la vieillesse. 

» Les tendances de la nature humaine sont invariables comme 
» elle ; elles sont les mêmes à toutes les époques et dans tous 
» les lieux. Les idées de l'intelligence humaine varient d'un 
» temps à un autre temps , d'un pays à un autre pays ; elles 
» varient comme la connaissance humaine , et la connaissance 
w humaine croit et décroît. 

» Si la condition des bêtes ne change point , c'est que leur 
» conduite est exclusivement déterminée par les tendances de 
» leur nature, qui sont invariables. Si la condition de l'homme 
d varie d'un pays à un autre pays , d'une époque à une autre 
» époque , c'est que la conduite de Thomme n'est pas scule- 
» ment déterminée par les tendances de sa nature , qui sont 
» invariables, mais encore et principalement par les idées 
» de son intelligence , qui sont essentiellement changeantes 
D et mobiles. 

» Le principe de la mobilité des choses humaines est donc 
» dans la mobilité des idées de l'intelligence humaine. 



5."52 APPENDICE. 

» Tons les changements qui s^opèrent dans la condition de 
» l'iiomme , toutes les transformations qu'elle a subies , déri- 
» vent donc de Tintelligence , et en sont l'effet; Thistoire de 
» ces changements n'est donc, en dernière analyse, que lliis- 
» toire des idées qui se sont succédé dans rintelligence ha- 
» maine , ou , si l'on aime mieux , l'histoire du développement 
» intellectuel de l'humanité. » 

Ce début rappelle le beau morceau de Pascal que nous ci- 
tions dernièrement ( I ) comme la première formule explicite 
et claire qui ait été donnée du progrès de Thumanité. Mais , 
sou^ le rapport de l'exactitude et de la vérité , aussi bien que 
pour le bonheur et la hardiesse de l'expression , nous préfé- 
rons les pages de Pascal. 

M. Jouffroy dit : « La condition des castors et des abeilles 
» est aujourd'hui ce qu'elle était le lendemain de la création ; 
» la condition de l'homme en société change tous les siècles , 
h se modifie toutes les années , s'altère en quelque point tous 
» les jours. L'histoire recueille ces changements»... » 

Pascal était plus hardi que M. Jouffroy ; il avait buriné bien 
plus vigoureusement l'idée du progrès humain. Où M. Jouf- 
froy ne voit que des changements, Pascal voit du premier coup 
le progrèif; il n'est frappé que du progrès ; ce n'est pas le chan- 
genoent, c'est le progrès, c'est la perfectibilité, qu'il oppose 
à la nature animale. C'est , comme il le dit, ^nfinitédeVes- 
prit humain qui le frappe en opposition de l'éternel fini de 
l'instinct des animaux. Ecoutons encore une fois Pascal : 

« Les effets du raisonnement augmentent sans cesse, au lieu 
» que l'instinct demeure toujours dans un état égal. Les ru- 
» ches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille an» 
» qu'aujourd'hui , et chacune d'elles forme cet hexagone aussi 
» exactement la première fois que la dernière. Il en est de 
I» même de tout ce que les animaux produisent par ce mou- 
» vement occulte. La nature les instruit à mesure que la né- 
» cessité les presse ; mais cette science fragile se perd avec les 

(i)Dan8 un article siiria Loi de Continuité qui unit le Dix-hui^ 
tièine Siècle au Dix-septième, inséré dans ia Rt^me Enc^clopédi- 
me, t833. 

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r 



APPENDICE. 355 

» besoins qu'ils en ont : comme ils la reçoivent sans étude , Ils 
» n*ont pas le bonheur de la conserver; et toutes les fois qu*elle 
» leur est donnée , elle leur est nouvelle , puisque la nature 
» n*ayant pour objet que de maintenir les animaux dans un 
» ordre de perfection bornée , elle leur inspire cette science 
■ simplement nécessaire et toujours égale , de peur qu'ils ne 
» tombent dans le dépérissement , et ne permet pas qu'ils y 
M ajoutent , de peur qu'ils ne dépassent les limites qu'elle leur 
» a prescrites. Il n'en est pas ainsi de l'homme , qui n'est pro- 
» duit que pour l'infinité.... » 

Mais à part cette supériorité de l'expression , cette assu- 
rance de coup d'œil , et cette affirmation positive, que nou*s ne 
retrouvons pas chez M. JoufFroy , l'identité de son raisonne- 
ment fondamental et de celui de Pascal est complète. 

Tous les deux partent de cette idée , que la nature exté- 
rieure à l'humanité est immuable ,«tandis que l'homme, doué 
de la faculté de raisonner , est muable ; à quoi Pascal ajoute , 
beaucoup plus positivement que M. JoufFroy , que l'homme 
est par là même et nécessairement progressif. 

Nous n'accordons pas que la nature extérieure à l'homme 
soit immuable, et, pour prendre l'exemple de Pascal et celui 
de M. JoufFroy , nous ne croyons pas que la nature des ani- 
maux , castors ou autres, qui vivent aujourd'hui sur la terre, 
soit identiquement la même que celle des animaux qui vivaient 
il y a deux ou trois mille ans. Les changements de la nature 
extérieure sont longs à se produire , et l'homme , dans son 
extrême petitesse et dans sa durée fugitive , serait inhabile non 
seulement à les mesurer, mais même à les soupçonner, si d'un 
côté il ne modifiait pas lui-même , par une action directe , l'in- 
stinct de ses animaux domestiques aussi bien que leurs formes 
corporelles , et si d'un autre côté la terre n'avait pas ouvert 
à ses regards le vaste théâtre de ses transformations , et des 
transformations de tous les êtres qu'elle a nourris. 

L'assertion tranchante de Pascal sur l'immuabilité de la 
nature était permise alors que la géologie et plusieurs autres 
sciences naturelles n'existaient pas. Ce qu'il faut faire aujour- 
d'hui, ce n'est pas de répéter l'assertion de Pascal , mais d'af- 
ûrmer au contraire le progrès et le changement partout où '** 

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534 APPENDICE. 

y a vie , dans k inonde extérieur à Thamanité , comme dans 
^humanité elle-même. 

Quoi qiril en soit, M. Jonffroy, dans le ti*avail que nous 
examinons , n'a fait que généraliser l'idée de Pascal. 

Et voilà pourquoi à Terreur du cercle immuable et étemel 
dans lequel , pour lui comme pour Pascal , tourne la nature 
extérieure à Thumanité , il a joint une autre erreur tout- 
à-fait capitale sur le développement de l'humanité elle-même. 

Pascal oppose aux êtres privés de raison Thomme capable 
de raisonnement, et de là il déduit le progrès; il semble donc 
qu'il base sur le raisonnement, ou , comme dit M. Jouffroy , 
sur le changement des idées , le progrès qu'il constate dans 
riiumanité. Mais il faut soigneusement remarquer deux cho- 
ses. D'abord Pascal ne considère que le progrès des sciences 
exactes et d'observation. Il est donc parfaitement logique 
lorsqu'il attribue plus spécialement au raisonnement cette 
partie du développement de Thum^ité, puisque évidemment 
les sciences exactes et d'observation sont plus spécialement 
le fruit direct de notre faculté de raisonner. Et en second 
lieu, Pascal ne cherche en aucune manière à expliquer com- 
ment la nature humaine est capable , à l'aide du raisonne- 
ment , de marcher de vérités en vérités , et de s'avancer de 
découvertes en découvertes. Il constate seulement qu'il y 
a dans l'homme des facultés, des puissances, qui lui permet- 
tent d'ajouter, de génération en génération, ses connaissances 
et ses découvertes ; mais il n'entre pas dans l'analyse de ces 
facultés ; il prend l'homme synthétiquement , doué de mé- 
moire , d'imagination , de jugement , de sensibilité : à plus 
forte raison, n'affirme-t-il pas , comme M. Jouffroy, que c'est 
à une seule de ces puissances qu'est dû le développement de 
l'humanité. M. Jouffroy répète donc Pascal ; mais il ne se 
borne pas comme Pascal. 

Ce qu'il y a de vrai dans son article est de Pascal ; Perreiir 
est dans ce qu'il a ajouté à l'idée de PascaL 

Je le répète, tout est clair et vrai dans le morceau de 
Pascal : seulement Pascal ne voit le progrès que dans les 
sciences exactes et d'observation ; c'est sous ce rapport uni- 
que qu'il le considère. Ne lui demandez pas si les facultés 

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r 



APPESDICE. 535 

hamaines cbai^ent, si les sentiments, siles passions diaii- 
gent, si les corps changent, si les cerveaux des hommes et 
toat leur être enfin se modifient dans le couis des siècles. G e 
sont des questions qu'il n'a pas considérées, et qui sont en de- 
hors de son but; il ne s'occupe même pas du progrès dans 
l'expression des sentiments, c'est-à-dire dans les arts; il ne 
considère pas davantage les mœurs, les lois, la politique: 
toute son attention est concentrée sur les sciences exactes et 
d'observation , et sur ce phénomène que les hommes, par la 
mémoire , la parole , l'écriture , l'imprimerie , ajoutent conti- 
nuellement h leurs acquisitions, et conservent toujours les 
découvertes des hommes qui les ont précédés; d'où il conclut 
le progrès et la perfectibilité de l'esprit humain sous le rap- 
poit des sciences exactes et d'observation. C'est par cette 
veine seulement qu'il découvre et formule le progrès humain; 
mais, restreint à cette limite et à cette seule considération, le 
morceau de Pascal , que les pages de M. Jouffiroy rappellent , 
est d'une admirable pureté. 

Et c'est précisément ce qui fait, suivant nous, que M; Jou^ 
froy étant sorti, quant à Fobjet qu'il se proposait de résoudre, 
des limites de Pascal, et n'en étant nullement sortie quant aux 
moyens de le résoudre, est, au contraire de Pascal , tombé 
dans l'erreur. 

M. Jouffroy con^dère le développement total de l'humanité : 
mœurs, lois , politique , sciences, arts, industrie, tout est com^ 
pris dans les conditions de son problème ; c'est l'humanité 
tout entière , c'est le développement de toute l'humanité , 
c'est tout le développement de l'humanité qu'il veut expliquer, 
et c'est tout cela qu'il explique par ce qu'Û nomme la mobilité 
des idées de l'intelligence humaine. 

Sans contredit les idées de l'intelligence humaine changent, 
et non seulement elles changent , mais elles se développent. 
Mais vouloir , comme M. Jouffroy l'a fait dans tout ce mor- 
ceau , qu'il s'opère une sorte de développement abstrait des 
idées, indépendamment de tout changement et de tout progrès 
dans la nature humaine, et faire de ce développement abstrait 
des idées la cause du changement de l'humanité , c'est se payer 
d'abstractions , et c'est ne rien expliquer ; car on demandera 

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556 APPENDICE. 

à aussi bon droit à M. Jouffroy : D'où vient la mobilité des 
idées de l'intelligence humaine ? 

Cela est tellement vrai que , retournant complètement la 
solution de M. Jouffroy , nous imaginerions plutôt de chercher 
dans la nature humaine , dans ses besoins , dans ses passions, 
dans ses tendances , la cause de la mobilité des idées de son 
intelligence , que de faire , comme M. Jouffroy , de cette mo- 
bilité même , la cause de tous les changements qui s'observent 
dans rhumanité. 

Mais afin de rendre saisissables et évidentes les diver- 
gences qui existent entre nous et M. Jouffroy sur tous les 
points , nous commencerons par énoncer nos propositions , 
qui sont directement contraires à celles quMl a émises. Gela 
rendra plus intelligible la discussion que nous allons faire 
d'un travail remarquable par sa subtilité , et qui d'ailleurs 
roule sur les questions les plus hautes et les plus importantes 
de la philosophie. 

i° Nous soutenons donc, contradictohrement à M. Jouffroy, 
que la condition de Thoinme et de Thumanité n'est pas par- 
ticulière et spéciale à ce point , que le monde extérieur à Thu- 
manité ne change pas, tandis que Thumanité change. 

2** Nous ne saurions regarder Tunivers comme un théâtre, 
où Phomme seul est acteur. 

Nous nions cette séparation absolue que M. Jouffroy établit 
entre le monde et l'humanité , cette muraille d'airain qu'il 
élève entre l'homme seul acteur, et le reste de l'univers, 
théâtre de l'homme. Tous les êtres doués de la vie nous 
paraissent des acteurs dans l'univers , et , considérés en 
tant que doués de vie , ils sont acteurs au même titre que 
Thomme (4). 

(x) Cela De veat pas dire que nous assimilions Thomme à toos les 
autres êtres doués de vie , que nous dîods le pouvoir personnel dans 
l'homme, et que nous mettions au même, niveau la liberté, la per- 
sonnalité de l'homme et les iostincts des animaux. Mais seulement 
nous regardons qu*il y a un lien entre toutes les manifestations de l« 
▼ie ; que , sons le rapport de création , les êtres inférieurs à Phomme 
sont '.les échelons qui conduisent à lui, de même que, sons le rap- 

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APPENDICE* 5S7 

De plas, nous croyons au changement dans la nature 
extérieure à Thumanité^ comme au progrès de rhumanité 
elle-même. Nous ne croyons pas à une création une fois 
faite , et dont Tœuvre tourne ensuite dans un cercle éternel , 
remuant toujours sans avancer. Nous croyons à une création 
continue, 

5" Quant à Thomme et à Thumanité , nous ne sommes pas 
en moindre désaccord avec M. Jouffroy. 

Nous n'admettons pas sa division absolue entre les idées de 
Tintelllgence et les tendances de la nature humaine. Nous 
ne croyons pas que Thomme soit placé entre les deux mobiles 
que M. Joulfroy lui donne : les tendances de sa nature , ou 
les passions , d'un côté , et , de l'autre , les idées. L'homme 
est un être à la fois intellectuel, moral, et physique. Gassendi 
répondait admirablement à Descartes , qui lui avait reproché 
de n'être que chair ; « Vous n'êtes pas tellement esprit que 
vous ne soyez chair, de même que je ne suis pas tellement 
chair que je ne sois esprit. » C'est cette unité de la nature 
humaine qu'il faut toujours avoûr devant les yeux, si l'on ne 
veut pas tomber dans l'abstraction et dans Terreur qu'elle 
engendre. Yauvenarguesne faisait que répéter le mot de Gas- 
sendi lorsqu'il écrivait sa belle phrase : « Les grandes pen- 
sées viennent du cœur. » L'homme , dans tous ses actes et 
dans tous les mouvements qui les provoquent , est toujours à 
la fois chair et esprit , suivant le mot de Gassendi , cœur et 

port delà simultanéité d'existence, il y a un lien harmonique eutre 
lui et tous les autres êtres doués de vie. Poussez plus loin la distinc- 
tion de M. Jouffroy ; appliquez-la à la foule des hommes , qui , en 
général, suivent la voix de leurs penchants et de leurs besoins, tout 
en obéissant presque aveuglément aux lois de la société , et vous ar- 
riverez à cette opinion, que Thumanité elle-même n*est qu'un 
théâtre où s'exercent les grands hommes et les hommes de génie : 
maxime adoptée par plusieurs, et qui nous parait la plus audacieuse 
et la plus funeste des impiétés. Combien il est plus religieux de ne 
point séparer les grands hommes de Thumanité, ni la vie de l'hu- 
manité de la vie répandue dans l'univers sous d'autres manifestations, 
ni enfin Dieu de l'univers! 

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558 APPBNDICB. 

pensée , suivant le mot de Yauyenargues. G*est une fensse 
psychologie que celle qui fait de Thomme deux parts, mttr 
tant les tendances de sa nature d'un côté , et les idées de son 
intelligence de Tautre. L'homme est toujours entre des senti* 
ments et des idées d'un côté , et des sentiments et des idées de 
l'autre (O. 

40 Enfin nous ne croyons pas que les tendances de la nature 
humaine soient constantes et invariables. 

Non, les tendances de la nature humaine ne sont pas inva- 
riables. Ce principe est la négation de tout ce que la science 
anthropologique a constaté ; et il est d'autant plus étonnant 
que M. Jouflroy Tait adopté , qu'il suffisait de considérer les 
extrêmes de la nature humaine pour en voir la parfaite fous- 
seté (2). Les tendances de la nature humaine chez le sauvage 
de la Nouvelle-Hollande , dont l'aspect et toutes les passions 
rappellent la nature animale, sont^eUes les mêmes que les ten- 
dances de la nature humaine chez les peuples les plus civili- 
sés? Le crâne d'un tel sauvage ressemble-t-il à celui d'an 
Européen ; et , ^ ce crâne annonce le peu de développement 
de l'intelligence , ou le défaut des idées , n'annonce-t-il pas 
au même titre le peu de développement des affections gé- 
néreuses et nne énorme activité de certaines affections ou 
passions brutales et égoïstes ? Prenez, au contraire, en £ur<^, 

(i) Prenez Pacte le plus sublime; prenez Régulus, ou Socrat^, 00 
Jésus. Sont-ce des idées seules qui les déterminent à briser lenr corps 
pour la patrie ou pour l'humanité? Non, ce sont des aenlimeots et 
des idées : c'est que Régulus aime les Romains , c'est qn^il aime sa 
patrie, comme on aimait alors la patrie; c'est aussi qu'il apprécie 
l'utilité de son sacrifice ; c'est que Socrate et Jésus aiment rhima- 
niié ; c'est qu'élevés vers Dieu, ils aiment sa loi, qui s'est révélée à 
eux par la justice et la vérité. J'ai nommé Jésus : est-ce donc une 
idée que ce mot qui a feit de Jésus un Dieu pour rhumanité peDdant 
deux mille ans : Aimez votre prochain comme vons-méme! Ce mot , 
qui a changé en partie la fiice du monde, n'est-il pas plutôt un sen- 
timent qu'une idée ? 

(a) Il ne fallait qu'ouvrir les planches de Péron ou de tel autre 
voyageur. 

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iLPPBNDICB. 599 

un enfant au berceau , et transportez-le chez les sauvages : 
ses instincts , ses tendances seront-elles les mômes plus tard , 
et jusqu'à Tâge le plus avancé , que les tendances des en- 
fants de la tribu où il aura vécu ? Croire qu'il en puisse être 
ainsi , c'est adopter le futile système d'Helvétius sur l'égalité 
absolue des hommes et l'influence absolue de l'éducation, il 
semblait que jamais si léger paradoxe ne pourrait être repro- 
duit , après les travaux et les observations si multipliées de 
toutes les sciences naturelles sur l'innéité des penchants et de 
l'intelligence. 

Or ceci n'est pas , dans l'ouvrage de M. Jouffroy , une er- 
reur de détail ; c'est le fond même de sa pensée , et la base de 
son système. Enlevez-lui cela , et ce roman , si habilement 
combiné, si ariistement écrit , tombe et s'en va en fumée. 11 
siifOra, pour le démontrer, que nous en exposions la suite et 
la texture. 

M. Jouffroy fait donc consister très positivement et unique- 
ment le phénomène de la mobilité des choses humaines ( ce 
que , nous , nous appelons le progrès ) , dans la mobilité des 
idées de l'intelligence humaine : « Les tendances de la na- 
» ture humaine sont invariables comme elle ; elles sont les 
» mêmes à toutes les époques et dans tous les lieux. Les idées 
u de l'intelligence humaine varient d'un temps à un autre 
» temps , d'un pays à un autre pays ; elles varient comme 
» la connaissance humaine , et la connaissance humaine croît 
i et décroît. » 

Ainsi , pour M. Jouffroy, les idées ne s'incarnent pas, l'es- 
prit ne se fait pas chair , pour employer l'expression chré- 
tienne. 

M. Jouffroy a, d'une part, les idées, et de l'autre le monde, 
c?est-à-dire les êtres divers qui composent la nature extérieure 
à l'humanité et l'humanité elle-même. 

D'un côté sont , pour lui , les idées , c'est-à-dire , à son point 
^ de iTùe même, je ne sais quelles abstractions sans réalité comme 
sans manifestation, des entités sans corps, sans sentiment, 
sans existence, que personne n'a jamais vues, que ceux mêmes 
qui en parlent reconnaissent bien ne pas être ; purs résultats de 
notre intellect, auxquels les philosophes ont de temps en temps 

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540 APPENDICE. 

donné la vie , par une sorte d*illasion , et pour la facilité de 
leurs systèmes et de leurs explications (4 ). 

De l'autre côté , pour M. Joufifroy , est le monde , c'est-à- 
dire les êtres divers. Or, selon M. Jouflfroy, ces êtres ne chan- 
gent pas ; la nature roule dans un cercle éternel et immuable. 
D'abord le monde physique ne change pas; le monde des mi- 
néraux, des plantes, et des animaux, ne change pas; ensuite 
les hommes eux-mêmes ne changent pas. 11 n'y a que les 
Idées qui changent. 

Or, dit-il , une vérité étant donnée, entraîne après elle une 
autre vérité, et celle-ci a également ses conséquences , et tou- 
jours ainsi; de sorte qu'en définitive, le développement de 
l'humanité, ou plutôt des idées defhumanité, est absolument 
fatal , semblable à une géométrie invisible qui se développe- 
rait de théorème eu théorème , depuis l'axiome fondamen- 

(i) C'est le point de \ue de M. Jouffroy que nous indiquons là, 
et non pas le nôtre. Pour nous les idées n'ont, certes, pas d'exisfeDce 
indépendamment de l'Être universel et des êtres particuliers. Mais 
Dieu, l'Être universel, par une création continue, manifeste au sein 
des êtres particuliers les idées conçues éternellement en lui. Ces 
idées, avant de se manifester, ont donc un substratttm, qui est Dieu. 
Conçues par les êtres particuliers, elles ont, dans l'ordre fini, un 
autre substratum; ce sont les créatures qui les conçoivent. U y a 
donc, à ctiaque manifestation de ia vie, incarnation de l'idée au sein 
des créatures. Mais M. Jouffruy, qui n'admet pas que l'idée s'incarne, 
et qui ne voit aucun rapport , soit antérieur, soit postérieur, entre 
l'être qui conçoit une idée« et cette idée, nie par là même que Tidée 
ait au sein des êtres un substratum; et comme, d'un autre côté, il 
fait des idées la cause de tout le développement de lliumanité, il 
s'ensuit donc qu'il nomme idées de pures abstractions, des entités 
sans corps, sans sentiment, sans existence; et c'est à ces abstractions, 
qui ne répondent à aucune force, à aucun être, qui n'ont pour cause 
et pour représentants ni l'Être universel ni les êtres particuliers, 
qu'il donne le gouvernement absolu du monde. C*est pis qne la 
vieille doctrine du Fatum antérieur et supérieur au Dieu vivant; 
être abstrait, sans existence, et qu'on supposait néanmoins gouverner 
les dieux et les hommes. 

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APPENDICE. 541 

tal Jusqu'aux propositions les plus compliquées et les plus 
loiotaines. 

Traitant alors la question de la liberté humaine, en présence 
de ce développement fatal de Fhumanité , M. Joufiroy résout 
ce problème en éliminant les passions , comme un géomètre 
élimine d'une équation des quantités égales et contraires; 
puis, poursuivant , par-dessus la tête de l'humanité qu'il a à 
peine légèrement effleurée , le développement des idées, il fait 
continuer à Tesprit humain sa marche invariable et géomé- 
trique. C'est un véritable escamotage, où M. Jouffroy ne fait 
intervenir un instant les hommes que pour les faire à l'instant 
disparaître ; car, dans son hypothèse, ce sont toujours les idées 
qui vont , qui marchent , qui se développent , mais sans qu'on 
voie quel changement l'humanité elle-même ( le substratum 
des idées ) a subi. 

Oh ! les idées ! les idées! On sent , dans toute cette analyse 
de M. Jouilroy , le psychologue qui , occupé des idées , a pris 
son idole pour en faire la reine du monde. Oui , dans cette 
explication du développement de l'humanité , les idées sont 
des espèces d'idoles que chaque génération , à son tour, vient 
encenser sur leur autel ; mais les froides divinités ne rendent 
pas à leurs adorateurs un seul souffle), un seul regard. Les 
générations se succèdent, en élevant leur piédestal; mais, 
pendant que l'idole s'embellit et s'élève , l'humanité reste la 
même , elle ne s'embellit ni ne s'élève , elle est sacrifiée aux 
idées. 

M. Jouflroy n'a pas vu qu'en abstrayant ainsi, il n'avait 
oublié qu'une chose , le développement de l'humanité elle- 
même. 

Encore une fois, il n'y a pas d'êtres qui s'appellent les idées. 
Il y a des hommes et des générations successives d'hommes 
qui ont des idées. 

Quand je vous accorderais que les idées se développent 
d'elles - mêmes , vous auriez le développement des idées 
de l'humanité , mais non pas le développement de l'huma- 
nité. Votre humanité , pour employer votre expression , 
aurait remué sans avancer, ou plutôt elle n'aurait pas môme 
remué. 

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342 APPENDICE. 

Et si par malheur un déluge , une commotion de la nature , 
ou la guerre , ou le feu, Tenait à lui enlever ses bibliothèques , 
elle se retrouverait plongée à l'instant même dans son état 
originel (4). 

Telle est la subtile théorie contenue dans ce long travail de 
M. J<Mi£frey , le plus important néanmoins et le plus hardi de 
tous ses essais , sans aucun doute. Si je suis parvenu à la bien 
fah-e comprendre. Terreur qu'elle recèle doit être évidente 
pour tout le monde. Au surplus , M. Joaffroy , avant de pu- 
blier cette théorie , en avait fait , d'une manière détournée , 
Fessai et Texpérience ; expérience , il est vrai , qui ne fut pas 
heureuse. On se rappelle ses articles sur mistriês TrollopCf 
dans la Revue des De«x-Mondes. On s'étonna qu'un si grave 
philosophe eût pris tant de goût pour le bavardage anti-républi- 
cain d'une lady. Mais on fut courroucé , quand on sut à quelle 
fin il avait pris tous ces petits soins , et qu'on le vit se servir 
de l'occasion pour appuyer l'immobilité politique en vertu de 
cet axiome : « Les idées font toutes seules leur chemin ; les 
» hommes n'ont pas besoin de s'en mêler. » Plusieurs alors ne 
purent se contenir, et reprochèrent rudement à l'auteor son 
singulier quiétisme. Mais enfin on avait pris cela pour une 
pure distraction, un trait humoristique, un caprice d'écrivain. 
C'était chez M. Joulfroy une idée profonde. En effet , le ré- 
sultat de tous ses travaux sur la philosophie de l'histoire, 
c'est , nous venons de le voir, q«e les idées font toutes seules 

(i) Certes on a vu des peuples tomber de la civilisation dans la 
barbarie; on a vu les Grecs, par exemple , devenir le» Maînoles el 
les Pallicares de nos jours : mais d'abord leur nature, tout inférieure 
qu'elle soit à celle du petit nombre d'hommes libres qui existaient 
autrefois dans les républiques grecques, est-elle inférieure à ce 
qu^était le terme moyen de la nature humaine dans la Grèce antique, 
en y comprenant les esclaves, qui étaient aussi des hommes? Athènes 
comptait trente mille citoyens et quatre cent mille esclaves. Yoilà 
pmirquoi , cet ordre social factice étant détruit , la Grèce a pu ne pas 
rétrograder, et être cependant la misérable Grèce des Maîuotes et 
des Pallicares. Ajoutons qu'il a fallu des siècles de malheur el d'op- 
pression pour dégrader ainsi la Grèce. 

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APPENDICE. 545 

leur chemin, L*axioine des articles sar mistriss TroUope se 
trouve démontré dans Tarlicle sur la loi du développement de 
riiumanité. La chose était grave, comme on voit, plus grave 
qu*elle ne le paraissait ; et ceux qui se courroucèrent à ce 
propos dans les journaux et les revues ne se doutaient pas à 
quoi ils avaient affaire. Ce petit axiome, qui eut un si mauvais 
sort , n'est rien moins que Texplication de la plus grande chose 
du monde , savoir de la mobilité des choses humaines , en 
d'autres termes du progrès et de la perfectibilité. C'est même 
à ce principe que M. Jouffroy réduit absolument et unique- 
ment le progrès et la perfectibilité. 

Cyrano, pour voyager à la lune, avait inventé un moyen : 
il avait un ballon de fer, et il portait avec lui un aimant; l'ai- 
mant , lancé , attirait le ballon , et le voyageur, exhaussé par 
là , lançait de nouveau sa boule d'aimant ; et ce fut ainsi qu'il 
parvint jusqu'à la lune. Les idées sont la boule d'aimant de 
M. Jouffroy. Pour lui , Thumanité , immobile dans sa nature 
et immuable dans ses tendances, n'a pas plus en elle-même la 
faculté de s'élever et de grandir, que le ballon de Cyrano de 
Bergerac n'avait en lui-même la faculté de voyager; mais les 
idées, lancées par je ne sais quelle main inconnue, avancent ^ 
avancent toujours et l'humanité suit ; tellement que si l'ai- 
nMint qui gravite si mystérieusement vers le ciel venait à dis- 
paraître , l'humanité , loin de s'élever vers les astres , retom- 
berait à l'instant même , par son propre poids , à son niveau 
primitif, au niveau de la terre. 

Encore, dans le voyage lunaire de Cyrano , je vois le ballon 
avancer, parce que je vois un attrait qui le pousse vers l'ai- 
mant , et la force active et intelligente qui lance devant lui cet 
^ aimant. Mais dans le voyage de l'humanité à travers les siè- 
cles , tel que M. Jouffroy l'explique , je ne vois pas même 
l'humanité marcher. 

Il implique même qu'elle marche, dans le système de 
M. Jouffroy; car serait-ce marcher que de rester toujours 
identique à elle-même , immuable dans sa nature et dans ses 
tendances ? 

Pour un ballon , pour une voiture , avancer, c'est se mou- 
voir d'un point à un autre daus l'espace. Pour l'humanité ^ 

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344 APPENDICE. 

avancer, n'est pas seulement passer d'une idée à une aatre 
idée. 

La voiture elle-même n^avance qu'en vertu d'une force vive 
qui lui est communiquée. En bornant à un déplacement d'i- 
dées le progrès de Thumanité, M. Jouffroy ressemble, à for- 
tiori , à un homme qui prétendrait expliquer le mécanisme 
d'un cheval ou d'une voiture à vapeur, en affirmant simple- 
ment qu'il existe un terrain continu par lequel ce cheval on 
cette voiture passe , et en montrant ainsi qu'il y a ime terre 
pour les porter. 

£h ! sans doute , il y a une terre pour les porter ; mais la 
force vive qui les anime et qui les fait passer d'un point à un 
autre de cette terre , voilà ce qu'il faut avant tout reconnaître 
et expliquer, s'il se peut. Là est la source du mouvement : le 
terrain , le sol , l'espace parcouru , peut servir à mesurer la 
vitesse ; mais ce n'est pas la vitesse , ce n'est pas la force, ce 
n'est pas la puissance , ce n'est pas la vie. 

Et de même pour l'humanité : vous prétendez expliquer sa 
marche , et vous me montrez la terre des idées qu'elle par- 
court , en d'autres termes le lieu de sa marche ; vous me mon- 
trez qu'elle passe d'une idée à une autre idée , que les idées 
en elles-mêmes , et dans Vabsolu , s'enchainent et s'engen- 
drent les unes les autres, qu'elles se suivent, se tiennent, ou 
en d'autres termes se développent : belle découverte I Mais 
vous bornez là votre vue, et vous affirmez que vous avez ex- 
pliqué la marche de l'humanité , que tout le mystère consiste 
à ce qu'après une idée il y a une autre idée. C'est comme si 
vous me disiez qu'après un point de l'espace il y a un autre 
point! 

§ VIII. 

D'où est venue à M. Jouffroy cette subtile et vaine explica- 
tion du progrès de l'humanité? Le dix-septième et le 'dix-hui- 
tième siècles avaient parlé de progrès, de perfectibilité; tout 
le monde en parle aujourdliul. Une école, à laquelle nous 

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APPENDICE. 545 

nous faisons gloire d'avoir appartenu ( I ) , a récemment fait 
irruption partout avec ces deux grands mots; elle a troublé et 
déconcerté les éclectiques eux-mêmes. M. Jouffroy ne pouvait 
rester indifférent à cette proclamation du progrès , si impor- 
tante que , selon nous, c'est par là que la philosophielest enfin 
arrivée à se comprendre, à pouvoir se formuler et se définir, 
et à se poser religieuse au milieu de la société , où la religion 
du passé fait si évidemment défaut. Mais , an lieu de rendre 
hommage à tous ceux qui ont érigé dans le monde cette doc- 
trine de la vie et du progrès, et de se demander comment ils 
ont entendu que s'opérait le progrès soit dans la nature , soit 
dans rhumanité, M. Jouffroy a voulu procéder tout seul; et, 
habitué , comme nous Tavons vu , à l'analyse , à la solitaire 
analyse du psychologue , il n'a réussi qu'à faùre un chef-d'œu- 
vre de fausse analyse. 

Décomposant l'univers , il a séparé d'une manière absolue 
l'humanité de la nature , et il a osé déclarer la nature exté- 
rieure à l'humanité immobile et immuable. 

Décomposant ensuite la nature humaine , il a osé déclarer 
les besoins, les instincts, les passions, les sentiments , tout ce 
qui se rapporte au cœur, à l'amour, dans le sens le plus gé- 
néral, immobile et immuable. 11 ne lui restait donc plus que 
sa chimère des idées se développant toutes seules. C'est-à- 
dire qu'il a pris pour un des éléments du progrès , et pour 
l'unique élément du progrès , ce qui , dans son abstraction , ne 
serait que le lieu du progrès; car, nous le répétons encore , les 
idées, ainsi abstraites, ne sont que le champ que l'humanité 
parcourt. 

Oh ! ce n'est pas ainsi , quant à nous , que nous compre- 
nons le progrès. Lorsque notre pensée s'arrête à contempler 
le problème que M. Jouffroy a cru résoudre en mettant par- 
tout l'immobilité à la place de la vie , la nature et l'humanité 
nous apparaissent vivantes , et partout nous sentons la force 
divine et infinie qui change et modifie tout par une création 
éternelle et continue. 

Oui , il est bien vrai que l'humanité suit un idéal , et gra- 

(i) L'école de SaÎDt-SimoD. 

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S46 APPECtrOIGE. 

vite en le suivant vers le ciel; mais ce que M. Joi^Oroy n'a 
pas vu et ce qu'il a nié, c'est que Thumanité se transforme 
à mesnre ^'elle avance, recevant sans cesse en elle-même et 
dans sa natare une nouvelle puissance, une nouvelle vitesse. 
C'est là le mystère qu'il faut reconnaître , quand même on 
ne saurait l'expliquer. C'était , dans le Cliristianisme , le mi- 
rade de reprit qui se fait chair, du Dieu fait homme, du Verbe 
qui vivifie et qui s'incarne. La philosophie serait-elle an- 
jourd'hui tellement humble , qu'elle ne comprit pas ce qu'elle- 
même autrefois voila au vulgaire , encore attacha et asser?i 
aux mythes , sous le mystère redoutable et profond de l'Ëa- 
diarislie(i)? 

(f) Il y avait plusieurs idées dans rEuchamtie : i** l'idée du festio 
égaiitaire , du repas commun , symbole et réalisation de la frater- 
nité humaine, ou en d'autres termes de l'unité de l'esprit bumaio et 
de la soUdarité réciproque des hommes ; a° une idée encore plus 
profonde, source et fondement de la première, savoir l'idée que les 
hommes vivent tous de la même vie , que les idées des uns servent à 
nourrir les autres, et qu'ainsi la vie du genre humain consiste dans 
une assimilation véritable que les générations nouvelles font des 
produits des géncrations ^intérieures, se nourrissant pour ainsi dire 
de la vie et de la substance de leurs pères; 3o une généralisation 
encore plus grande de cette même idée, savoir que c'est là la loi 
générale de manifestation et de nutrition de la vie, au sein de toutes 
les créatures ; 4<* enfin la dernière généralisation possible de la même 
idée, savoir que Dieu, l'Être universel, est le milieu de celte manifes- 
tation de la vie au sein de toutes les créatures, et que c'est de lui pour 
ainsi dire qu'elles vivent et se nourrissent , puisqu'il intervient dans 
toutes à trois titres, comme créateur, comme vivificateur, et comne 
lien qui les unit et les rapproche. De ces quatre idées corrélatives 
les unes aux autres, et qui durent se rencontrer nécessairement an 
fond de ce mystère ou sacrement de l'Eucharistie, parce que l'une ne 
pouvait pas être aperçue sans que les autres le fussent , deux surtout 
furent développées sous le règne du Christianisme , la première et la 
dernière. Après avoir été surtout, pendant tous les premiers siècles, 
le repas des agapes, le repas de Tunion, de la communion, TEucba- 
ristie devint surtout, au moyen-âge, le symbole de riucaruation de 

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APPEJ9DIGB. 317 

Bien différent donc de M. Jouffroy, nous sentons , sous 
l'écorce de ce problème , d'infinies pnkondenrs , et ce qui lui 
a paru si simple nous entraîne aux plus hautes questions reli- 
gieuses. Il est en effet facâe de conclure , de ce que la religion 
n'aspira jamais qu'à s'éleyer vers la source de toute vie , que 
cette question du développement de l'humanité est le fonds 
même sur lequel la religion a toujours travaillé. Nous en 
sommes si profondément persuadé, que nous essaierons, 
dans un autre article , de démontrer que le dogme du progrès 
et de la perfectibilité , aujourd'hui si évident pour tous , est 
bien en effet du même ordre métaphysique que les plus saints 
mystères des antiques religions, et qu'il se lie , par une chaîne 
historique non interrompue aussi bien que par une déduction 
logique incontestable , au fondement même de ces religions , 
voilé successivement sous différents symboles (1). 

ridée divine ou du Verbe divin dans la créature. La présence réelle 
du Verbe on de Dieu dans rEucharlstie ne fut décidée positivement 
que très tard , après avoir occupé les esprits du neuvième au onzième 
siècle ; ce qui prouve bien évidemment qu*une grande obscurité avait' 
été laissée sur ce symbole. Mais les prémisses de cette décision étaient 
certainement posées; et Jésus lui-même, dans l'Évangile, les avait 
posées. Quant aux deux autres idées, bien qu'elles aient dû apparaître 
confusément avec celles que je viens de dire, elles furent négligées et 
à peine remarquées. Et véritablement, elles ne devaient pas être 
développées et comprises sous Tempire du Christianisme ; car, déve- 
loppées et comprises, elles conduisent plutôt à la doctrine d*un pro- 
grès incessant et d'une perfectibilité indéfinie, qu'à la théorie pure- 
ment chrétienne (*). 

(x) Nous avons commencé cette démonstration dans un article sur 
les mystères du Christianisme inséré daus la Reçue Encyclopédique 
( i834 ) sous ce titre : Des Rapports du Christianisme avec la Doc-' 
trine philosophique du progrès. Nous espérons un jour achever de 
mettre cette vérité à Tabri de toute controverse. 

(* ) Nous avons commencé à traiter ce grand sujet de rEncharistie et 
des idées qui y sont incluses dans divers articles de V Encyclopédie Now 
velle. Voyez en particulier Tarticle Conscience et Farticlc Égalité, 

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548 APPENDICE. 

Ainsi , poar nous , la philosophie , quand elle a à expliquer 
le progrès , se trouve au centre même de la religion ; et , 
comme cet empereur romain mourant disait : « Je sens que 
je me fais Dieu , » elle peut dire : « Je sens que je me fais re- 
ligion. » Quelle que soit notre faiblesse, c'est avoir, nous Taf- 
firmoDS, le sentiment religieux, que de comprendre le pro- 
grès comme nous le comprenons : ce serait avoir la mort dans 
rame et le néant dans la pensée, que de le comprendre comme 
voudrait le faire M. Jouffroy. Qu'il nous pardonne donc , si 
nous avons mis sur ce point quelque âpreté dans notre cri- 
tique. Lui qui, sans être chrétien, a tant de faible pour les 
chrétiens , ne leur pardonnerait-il pas un peu de fanatisme 
contre celui qui , sans avoir la grâce , viendrait parler des 
choses saintes, et qui , n'ayant le sens ni de la tradition ni de 
la prophétie , donnerait hardiment de puériles interprétations 
des grandes vérités cachées sous leurs symboles ou enseignées 
sans voile par leur religion ?Ëh bien, c'est ce quUl a fait 
pour la Doctrine du progrès et de la perfectibilité. Il a voulu, 
par imprudence sinon par mauvais vouloir , s^en approcher 
pour l'expliquer ; et , n'ayant pas encore la grâce de la com- 
prendre, il est arrivé qu'au lieu de l'expliquer, il l'a niée, 
sans même s'apercevoir qu'il la niait. 



FIN. 



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TABLE DES MATIÈRES 

CONTENUES DANS G£ VOLUME. 



DE L'ÉCLECTISME. 

PRBHlèRE PARTIE. 

L'Éclectisme systématique est contraire à Vidée même 
de la philosophie. 

Pag«. 

S I«r. Tout philosophe part toujoars du point où est la 
science , et ne laisse Jamais la science au point 
où elle était avant qu'il parût 1 

§ II. Tout penseur a eu un système 12 

S III. Le problème de la philosophie est toujours nou- 
veau ^1 

S iv. Suivant les époques, les philosophes font ou dé- 
font les religions 28 

$ V. Il est impossible de séparer la religion et la philo- 
sophie 33 

S VI. Suite 34 

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530 TABLE DES MATIÈRES. 

§ VII. Unité de l'esprit humain 40 

§ VIII. Histoire de l'éclectisme. Potamon d'Alexandrie et 
Juste Lipse sont les deux seuls éclectiques systé- 
matiques avant M. Cousin 50 



DEUXIÈME PARTIE. 

Ve VÊclectisme systématique de MM. Cousin et Jouffroy. 

§ I«r. Origine de Técole éclectique actuelle 61 

§11. Variations successives de M. Cousin 71 

§ III. M. Cousin homme politique 75 

§ IV. De la méthode de M. Cousin 90 

SV. Suite 103 

§ VI. De la psychologie de M. Cousin 117 

§vn. Suite 133 

SVIIÏ. Suite 141 

$ IX. Suite 15S 

§ X. Suite .163 

§XI. Suite 187 

$XII. Suite 189 

S XIII. Suite. ... ; 197 

§ XIV. De l'ontologie de M. Cousin SOS 

§ XV. De la philosophie de l'humanité selon M. Cousin. . S34 
S XVI. De la philosophie de la nature selon M. Cousin. . 243 
S XVir. De la notion de la philosophie selon M. Cousin. . S4à 
S XVIII. De l'histoire de la philosophie selon M. Cousin. . S&a 
§ XIX. De l'idée même de l'éclectisme comme moyen d'ar- 
river à la vérité Ml 

§ XX. Qu'il s'agit de synthèse, et non pas d'éclectisme. . 263 

S XXI. Conclusion Î6S 



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TABLE DES MATIÈRES. 551 

APPENDICE. 

De la philosophie éclectique enseignée par M, Jou/froy, 

PREMIER ARTICLE. 

Page. 

§ I*r. Influence de l'École normale sur M. JouARroy. . 280 

S IL Principe de certitude de M. Jouffroy 280 

§ III. De l'observation des faits de conscience. ... 281 

$ lY. Hypothèse psychologique de M. Jouffroy. ... 287 

§ V. De la vraie et de la fausse analyse 294 

§ VI. Résultats généraux de la philosophie de M. Jouf- 
froy , .... 297 

§ VII. Résumé 303 

DEUXIÈME ARTICLE. 

$ I*r. Des divers essais de M. Jouffroy sur la philoso- 
phie de l'histoire 308 

§ II. Du morceau intitulé: « La Sorbonne et les Philoso- 
phes. » 310 

§ III. Du morceau intitulé : « Comment les Dogmes fi- 
nissent. » 315 

S IV. Du morceau intitulé: « Bossuet, Vico, Herder. » 317 

§ V. Du morceau intitulé : « Du rôle de la Grèce dans 

le développement de l'Humanité. ». . .t. . 318 

S VI. Du morceau intitulé : « De l'état actuel de l'Hlma- 

nité. » 320 

§ VIL Du morceau intitulé : « Réflexions sur la Philoso- 
phie de l'histoire. » 330 

S VIII. Conclusion 344 



nx DE LA TABLE. 



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